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“Irakly Avaliani”, Hervé Gicquiau, Affinités piano

Première du livre d’Hervé Gicquiau (détail)

 

D’Irakly Avaliani, ouï à Cortot, il existe une biographie autorisée écrite et autoéditée par Hervé Gicquiau. D’emblée, évacuons le terrible défaut du livre : une écriture péniblement maladroite, associée à une orthotypographie et à une ponctuation souvent déplorables. Bien qu’il soit difficile de passer outre ce qui constitue a priori l’essentiel d’un livre, il faut s’y essayer car le ramage vaut bien mieux que le plumage.
En effet, sont narrées ici “les tribulations d’un pianiste en URSS” et pas seulement. Les années de formation du jeune Géorgien pas encore concertiste sont captivantes. Elles nous plongent dans un monde certes complexe (l’enchevêtrement des niveaux de conservatoire n’est pas présenté avec une clarté exemplaire) mais étonnant. Apprendre le piano dans les années 1970 en Géorgie, ce n’est pas pour jouer “Tiens, v’là du boudin” à deux doigts. L’excellence musicale et l’exigence technique sont la norme, au point que, même après avoir atteint un niveau remarquable, il est trrrès prématuré pour l’impétrant d’envisager une carrière de concertiste. Et ce, pour au moins trois raisons.

  • D’abord parce que la route est longue avant LE conservatoire Tchaïkovski puis les grands concours internationaux, voie plus impériale que royale ;
  • ensuite, parce que ladite route est limitée par la situation pour partie autarcique des musiciens dans l’Union soviétique ;
  • enfin, parce qu’elle est dépendante de petites combines plus ou moins mesquines, comme aujourd’hui dans tous les conservatoires majeurs, mais sans doute un peu plus et, surtout, voilées pudiquement sous l’arbitraire politique.

Grâce à son savoir-faire musical et à ses habiles relations, Irakly Avaliani déboule au Tchaïkovski pour quatre ans d’études redoutables qui n’empêchent pas – au contraire – le pianiste de rêver à d’autres horizons artistiques, le théâtre d’abord, bientôt le cinéma. Les épreuves diplômantes s’enchaînent, associant

  • piano,
  • accompagnement,
  • pédagogie et
  • communisme scientifique (si).

 

 

Peu tenté par les concours internationaux, Irakly Avaliani revient à Tbilissi où il trouve des engagements mais ne s’épanouit guère, jugeant son jeu plus conforme à la rigueur de l’école soviétique qu’à la musicalité spécifique à laquelle il aspire. Après son service militaire, il entre en contact avec Ethery Djakeli-Rouchadzé. Sur ses conseils, il va longuement se perfectionner, c’est-à-dire d’abord casser ses habitudes d’exécution pour habiter davantage le son, l’art et l’air selon les principes établis par la compositrice Marie Jaëll. Sa mue (en deux mots) accomplie, il se téléporte à Moscou et devient pianiste pour la Philarmonia, la plus importante structure chargée d’organiser des concerts dans toute l’Union – on ne peut qu’être saisi par la carte des voyages de l’artiste, glissée dans le cahier photographique central. Le voici pianisant tant dans de grandes salles que dans des usines, des orphelinats, des prisons, etc. L’annexe de l’ouvrage offre un aperçu saisissant sur une semaine de tournée.
En dépit de la masse de travail et de déplacements exigée par son poste à la fois prestigieux et très astreignant, l’artiste trouve le temps

  • de traduire,
  • de coacher in extremis un violoncelliste qui ne lui en saura guère gré, et
  • de développer ses capacités surhumaines de concentration et de mémorisation.

Le voici capable de jouer du Bach pendant que, dans le même espace, un haut-parleur diffuse de la pop, ou d’accompagner la sonate “à Kreutzer” sans la partition, oubliée par l’organisateur. Tantôt, il passe à la télé ou récitalise, et hop, dans des salles de renom ; tantôt, il joue “La truite” dans un parc pour deux clodos (l’important étant que le concert prévu ait lieu, même en l’absence de spectateurs). En 1989, il obtient enfin de gagner l’Hexagone, où il

  • s’installera,
  • se mariera avec “Masha S.”, artiste qui illustrera la jaquette d’un de ses disques, et
  • acquerra la nationalité française.

Comme annoncé par Hervé Gicquiau et par le sous-titre du livre (curieusement placé au-dessus du titre sur la première de couverture), la biographie ne s’intéresse guère à cette seconde partie de la vie d’Irakly Avaliani, peut-être moins exotique mais dont on n’est pas tout à fait sûr qu’elle soit si inintéressante. En attendant un hypothétique prochain tome et en dépit d’un style pataud qui ne saurait réjouir le lecteur, le livre d’Hervé Gicquiau entrebâille une fenêtre sur une expérience singulière et étonnante qui fait résonner ensemble l’art et l’artiste.


Pour se procurer le livre, c’est par ex. ici.
Pour retrouver nos chroniques du concert, cliquer sur l’hyperlien choisi.

Fantaisie chromatique et fugue de Bach
Huit pièces op. 76 de Brahms
Sixième sonate de Prokofiev

 

Fruits de la vigne – Château Mourgues du grès 2022

Photo : Bertrand Ferrier

 

Notre quête de blancs savoureux autour de dix euros, prix parisien, continue dans les franges hautes de la frontière, avec ces “Galets dorés” proposés à 11,5 € chez NYSA pour accompagner ce qu’il reste d’un petit plateau de fromages. Le produit fait partie du catalogue du château Mourgues du grès, un vignoble labellisé costières-de-Nîmes et chapeauté depuis près de vingt-cinq ans par François Collard.
La robe affiche un jaune presque bouton d’or. La couleur est

  • soutenue et unie,
  • élégante et aguicheuse,
  • sérieuse et assez mystérieuse pour être appétissante.

Le nez, discret mais présent, hésite entre

  • le floral,
  • le minéral et
  • le beurré.

Il promet un vin joliment construit.
La bouche surprend d’abord par une entrée directe, franche, marquée par une amertume agréable. Pas de rondeur à traquer, mais de belles notes associant

  • le cassis,
  • une pointe d’agrumes a posteriori et
  • une touche d’amande écrasée qui semble émerger dans l’harmonie finale.

Le mariage avec trois fromages est globalement heureux et témoigne d’une louable adaptabilité du vin. La limite se situe peut-être avec l’Ossau-Iraty, dont les saveurs toniques et affirmées paraissent décontenancer son accompagnateur. Comme en écho lointain et anticipé, dans ses Poèmes bleus, Georges Perros écrivait :

 

Il est cent façons de mourir.
Pour vivre, on est beaucoup plus sage.
Il s’agit de savoir moisir
Entre l’espoir et le fromage.
(Gallimard [1962], “Poésie”, 2019, p.98)

 

Le fromage, c’est fait. L’espoir, on verra plus tard. Dans l’interstice, cette moisissure est un champignon bien séduisant.

 

Fabien Touchard, “Études pour piano”, Hortus – 1/3

Première du CD Hortus

 

Né en 1985, Fabien Touchard revendique neuf prix du CNSMDP – CNSMDP où, sur ces entrefaites, il a été nommé professeur de contrepoint en 2019. Dans le disque dont commence ici la chronique, il rassemble douze études composées entre 2010 et 2022, revendiquées comme “d’une grande virtuosité”, accompagnées de deux “limbes” d’1’30, qui le voient s’emparer du piano. Le reste du temps, le Steinway D capté par Aurélien Marotte en avril 2023 est confié à de jeunes pianistes, notamment Orlando Bass, bien connu (entre autres) des lecteurs de ce site et interprète d’un tiers du programme, et Philippe Hattat qui en endosse un autre quart.
La Première étude, “Dans le vent venu”, a été composée en 2010 et dédiée à Claude Debussy. Elle nous parvient sous les doigts de Flore Merlin. Une oscillation liminaire se trouble avec l’ajout d’une basse résonante. Les graves motoriques s’irisent et s’irritent d’accords aigus. Des arpèges suspendent l’histoire puis cèdent la place à une structure inspirée de ce qui vient d’être joué. Le compositeur joue

  • de la complémentarité des registres,
  • de l’opposition entre
    • traits têtus,
    • accords et
    • résonances, et
  • de la juxtaposition
    • de séquences identifiables,
    • d’arrêts et
    • de silences

jusqu’à l’extinction dans l’extrême aigu où la note s’efface derrière la percussion.
La Deuxième étude, “Dancing Lilies”, a été composée en 2018 et dédiée à George Crumb. À David Kadouch de faire danser les lys. L’Étude assume son programme exploratoire. Par séquences

  • tuilées,
  • enchaînées ou
  • juxtaposées,

Fabien Touchard

  • travaille donc truque donc élargit la sonorité du piano, associant des sons

    • mécaniques autrement dit naturels,
    • enveloppés par le sustain,
    • fomentés sur la corde même,
  • mêle
    • lyrisme,
    • fragmentation et
    • suspension, et
  • associe des contraires avec gourmandises, par exemple
    • de grandes envolées du clavier et des motifs étouffés à même la corde,
    • des exigences de résonance et la profération d’un texte inintelligible,
    • des registres qui concentrent, dilatent ou embrasent le discours,
    • des échos presque chopiniens et des grondements harmoniques,
    • des attaques toniques et un long fade out, etc.

Le résultat est fort intéressant. la Troisième étude, “Vers l’abîme”, a été composée en 2022 et dédiée à Vladimir Horowitz. Camille Belin creuse l’incipit dans l’extrême grave du clavier.

  • Variétés des rythmes,
  • allant du motorisme,
  • sonorités quasi jazzy,
  • vertige
    • de l’ultra speed,
    • du mouvement perpétuel et
    • de ses suspensions

sont valorisés par le soin apporté aux différentes sonorités que la pianiste caractérise et ce,

  • sur l’ensemble du clavier,
  • en dépit de l’exigeante célérité de la chose et
  • par-delà la dimension roborative d’une virtuosité non dissimulée

(en presque plus clair, très belle technique mais non moins charmeuse musicalité). Puis la machine semble s’arrêter. Le souffle s’apaise. La nuit retombe. La vitalité n’est qu’une illusion que, tôt ou tard, dissipera la seule grande réalité qu’est la mort.
La Quatrième étude a été composée en 2012 puis reprise en 2022 et dédiée à Art Tatum. Philippe Hattat, qui revendique une égale passion pour le piano, le clavecin, l’orgue et… le violoncelle, est envoyé affronter le fauve. On est saisi par

  • l’exigence digitale,
  • la science contrapuntique,
  • l’attention portée aux accents,
  • l’usage mêlé de
    • traits,
    • glissendi,
    • récurrences, et
  • la puissance motorique du piano faisant écho à l’étude troisième,

mais aussi par ce qui charme l’oreille :

  • les rythmes,
  • les répétitions,
  • les trouvailles harmoniques,
  • les équilibres provisoires faisant espérer la rechute dans l’ivresse de la virtuosité, et
  • les nuances apportées par un interprète très impressionnant.

Le résultat ?

  • Spectaculaire,
  • joliment ficelé et
  • séduisant, dernière longue résonance finale comme apprécie le compositeur incluse !

À suivre !
En attendant, pour acheter le disque, c’est par ex. ici.

 

Irakly Avaliani joue Bach, Brahms et Prokofiev, Salle Cortot, 18 mars 2024 – 3/3

Irakly Avaliani le 18 mars 2024 à la salle Cortot. Photo : Rozenn Douerin.

 

Gros morceau que cette Sixième sonate de Sergueï Prokofiev opus 82 choisie par le franco-géorgien Irakly Avaliani pour boucler son récital ! La légende martèle qu’elle a été composée en même temps (autour de 1939) que Roméo et Juliette et Cendrillon, tâchant d’oublier qu’elle a surtout été composée en même temps que l’Ode à Staline offerte au big boss pour ses soixante ans. La réécriture de l’Histoire, en gommant l’ambiguïté consubstantielle aux grands compositeurs soviétiques de la trempe d’un Chostakovitch et d’un Prokofiev, adorés et détestés du régime, se sape parfois elle-même tant elle tente, grotesque, de laisser croire que ceux qu’elle a désignés comme génies sont de féroces insoumis alors que ce sont souvent (aussi) de bons toutous soucieux de leurs supposés privilèges, ainsi que l’on nous apprend à faseyer.
Le pianiste attaque l’Allegro moderato avec, outre son incroyable virtuosité,

  • une grande tonicité,
  • une mâle aisance digitale et
  • un goût certain pour la résonance.

En réalité, l’interprète travaille

  • les nuances,
  • les touchers, bref,
  • la sonorité.

L’auditeur est

  • embarqué,
  • enjaillé voire, selon le musicologue M. Jean-Jacques Goldman,
  • envolé

dans un monde zébré par

  • des accents tonitruants,
  • des contrastes virulents,
  • des notes répétées et
  • ces coups de poing annoncés en teasing du concert.

Les dix petites saucisses trottinent, les mains bondissent et se croisent, les registres s’interpolent et le pianiste sculpte la puissance sonore qu’il sait tirer de son biniou. L’Allegretto travaille sur

  • le staccato,
  • les phrasés et
  • la traduction musicale d’une atmosphère martiale

  • rythmique,
  • choix des registres et
  • inversion des rôles traditionnels (à la main gauche le lead)

jouent leur rôle. Se croisent les virtuosités

  • mémorielle, évidemment,
  • digitale, incontestablement, et
  • musicale telle que le constitue l’attention
    • au son,
    • aux attaques et
    • aux mutations de couleurs.

Puis c’est le drame pupute qui gâche beaucoup. Irakly Avaliani intervient pour signaler qu’il dédie le “Tempo di valzer lentissimo” à feu Alexeï Navalny. Soumise aux diktats de la pensée unique, la salle applaudit et se lève alors que, as far as we’re concerned, cet aparté n’a rien à faire

  • ni à ce moment précis,
  • ni dans ce contexte,
  • ni dans une œuvre écrite par un mec qui, simultanément, léchait le sillon inter-fessier de Staline pour sauver ses miches.

Peu importe le courage suicidaire de la vedette occidentale qu’était M. Navalny. Peu importe que Vladimir Poutine se soit fait réréréélire à la hussarde peu avant le concert. En situation, donc enveloppé par les hourrah des béni-oui-oui dans la confortable salle Cortot, cet engagement fervent de l’artiste

  • ébrèche la puissance de la sonate en la disloquant momentanément,
  • salit la beauté percussive de la musique en plaquant sur elle une explicitation hors sujet, et
  • pseudo-fédère un public réduit à une bande de yes-men contraints de montrer qu’ils ont bien boulotté la doxa et qu’ils doivent étaler leur soumission en public

un peu à l’instar du comique antiraciste des années 1990, qui obligeait à applaudir très fort les blagues racistes pour montrer que, ha non, pas moi, d’ailleurs, j’ai un nègre parmi mes potes – un Noir, pardon. À notre petite hauteur et quelles que soient les résonances totalitaires invoquées autour de Vladimir Poutine (la question des libertés en France mériterait elle aussi quelques échos, mais presque peu importe en la circonstance), cette rupture nous paraît aplatir la musique en la repliant sur une news circonstancielle qui tente de colorier un bout d’œuvre.
Pour autant, tâchons de turn back to the music, ici travaillée comme une pâte sonore associant à-plats harmoniques et mélodie déchiquetée comme pétries en direct, sans évolution narrative patente, libérées d’un tempo lent mais pas d’une métrique scrupuleuse. Cette non-progression, alimentée par des redites poignantes, rend plus flagrantes les mutations

  • de caractère,
  • de registre et
  • d’intensité

promptement perturbées et dissipées. Le Vivace final synthétise la virulence du piano prokofiévique, et hop :

  • vitesse,
  • énergie et
  • vigoureuse différenciation des registres

sont au programme. Le mouvement précédent jouissait de la science harmonique du compositeur. Celui-ci met en évidence son consubstantiel sens du rythme.

  • Motricité des motifs,
  • récurrences qui bousculent,
  • efficience des notes répétées qui relient le Vivace à plusieurs séquences antérieures,
  • breaks saisissants,
  • réutilisation de leitmotivs parfois peu ou prou démantibulés,
  • mise en suspension donc en suspense

captivent. Fidèle à sa quête du toucher juste, Irakly Avaliani explore différentes formes d’attaque, qu’elles soient

  • rugueuses,
  • glissées ou
  • presque feulées à force de survoler l’ivoire.

Il les utilise de façon

  • différenciée,
  • complémentaire ou, au contraire,
  • unifiée aux deux mains.

C’est habilement troussé et musicalement convaincant – plus, à notre sens, que dans le Bach un tantinet trop précis à notre goût pas humble et le Brahms un rien trop épuré pour nous émouvoir sur le moment. Le triomphe qui suit pousse l’artiste à claquer un bis “moins violent”… et susceptible de déborder sur your average encore. En effet, sur un tempo presque lent, il propose l’ambitieux impromptu en Si bémol opus 142 n°3 de Franz Schubert constitué d’un thème et de cinq variations modulantes.

  • Douceur,
  • caractérisation des mains et
  • nuances paisibles

synthétisent à la fois le savoir-faire et les inclinations d’Irakly Avaliani, un monsieur qui semble, c’est rare, incapable de concevoir un concert fade et passe-partout si l’on en croit ce récital

  • rugueux,
  • ambitieux et
  • remuant !

Rendez-vous ici même or something le 29 mars pour un nouvel épisode autour de cet artiste irradiant.

 

Fruits de la vigne – Laurent Barth, “Racines métisses” 2021

Photo : Bertrand Ferrier

 

Rigolos finissent par être ces vins dont la dénomination évoque plus un titre de disque (ici de Yannick Noah ou de Line Renaud) qu’une étiquette de bouteille. Cependant, “Racines métisses” a un double sens, nous explique notre dealer préféré, Thierry Welschinger. D’une part, l’appellation rend hommage au globe-trottisme de Laurent Barth, son vrai fomenteur, avec une feuille de vigne tissée des alphabets liés aux pays jadis traversés par le vigneron. D’autre part, elle rend raison de l’assemblage ici réalisé avec, nous souffle-t-on,

  • un max de pinot auxerrois,
  • pas mal de muscat et de riesling (on est en Alsace), ainsi que
  • du pinot gris et une once de gewürztraminer.

La robe est jaune pâle, richement parée de petits pétillements inattendus.
Le nez a la fraîcheur herbacée du champagne. C’est discret et prometteur comme des feuilles d’arbres fruitiers avant qu’elles ne soient fricassées entre les doigts.
La bouche est d’abord clairement à l’orange, puis le spectre des agrumes s’ouvre jusqu’à laisser deviner de la pulpe de pamplemousse. Comme on est foufou, on décide même qu’il y a un retour de type herbacé ou floral. Puisque, en sus, on est déglingo, on trouve ça wow. Ben, c’est l’avantage des qui n’y connaissent rien : ils osent dire les choses telles que, d’après eux, elles sont.
Les mariages polymorphes visent à acoquiner le breuvage avec trois fromages disparates. Pour ces trouples, ce vin affichant presque quinze euros en cave parisienne se révèle à la hauteur de l’investissement plaisir, et hop.

  • Avec la vache semi-molle, il relève la douceur par une âcreté sapide.
  • Avec l’ossau-iraty, son amertume se révèle et réveille la pâte dure.
  • Avec le comté dix-huit mois, le jus dévoile sa fraîcheur et tend presque vers les saveurs du vin ouillé.

Belle ouvrage, en somme, du faiseur et du receleur. Après dégustation, nous dirions avec Pierre Reverdy qu’

 

il y a de l’espoir sur la planche
des rêves à nourrir
des chansons à pleins bras
et pas de regard en arrière
où l’orage et le sang s’évaporent déjà
([1949] in : Main d’œuvre, 1981, “Poésie”, 2000, p. 517).

 

 

Le Chaos String Quartet joue Haydn, Ligeti et Hensel (Solo Musica) – 2/4

Quatrième du premier disque du CSQ

 

Après un passage par Joseph Haydn, le Chaos String Quartet s’engage sur les routes mouvementés de György Ligeti en suivant la direction du premier quatuor à cordes du zozo, terminé en 1954, créé quatre ans plus tard et intitulé Métamorphoses nocturnes. Au programme, vingt minutes portées par quatre mouvements doubles et enchaînés :

  • Allegro grazioso – Presto,
  • Prestissimo – Andante tranquillo,
  • Tempo di valse, moderato, con eleganza, un poco capricioso – Allegretto, un poco giovale,
  • Subito allegro con moto – Prestissimo.

Le quatuor de Joseph Haydn présentait des formes de chaos vues en quelque sorte de l’extérieur. Nous y observions le résultat d’un chamboulement interne imperceptible. Avec la pièce de Ligeti, le concept de métamorphose nous plonge au sein même du chaos. Non plus explosion extérieure mais chamboulement intérieur, le chaos est considéré comme la recomposition d’un ordre établi. L’intérêt naît sans doute de cette idée de “métamorphoses nocturnes”, où plusieurs changements sont à l’œuvre sans que la nuit ne nous permette d’en voir tous les détails. Il faudra donc

  • écouter davantage,
  • ressentir et
  • imaginer.

Appétissant ! L’Allegro grazioso liminaire, ternaire, plonge dans les profondeurs du do le plus grave du violoncelle pour bien inscrire le quatuor dans les abysses de la nuit. Bas Jongen, Sara Marzadori et Eszter Kruchió rampent dans l’obscurité, demi-ton par demi-ton,vers l’inaccessible scintillement du violon de Susanne Schäffer… jusqu’à ce que celui glisse et se retrouve à ramper derrière le combo violoncelle-alto. Des alliances de circonstance apparaissent : tantôt, les deux violons guident, tantôt, l’alto et le second violon dirigent la reptation. L’aventure des quatre hurluberlus captive.

  • Glissades,
  • ruptures de motifs ou de nuances,
  • échos haletants,
  • permutations inquiétantes,
  • parallélismes rythmiques valorisant les cahots des triolets en les confrontant à l’assurance des croches bien ancrés dans le temps

conduisent à une accélération brutale qui bascule dans un Vivace capricioso.

  • L’accentuation du rythme,
  • les frictions à la seconde près,
  • les contretemps  très marqués et
  • le travail sur les registres tour à tour concentrés et contrastés

secouent les seize cordes.

  • Crescendi,
  • ensembles et
  • relances en solo ou en duo

sont magistralement rendus par les interprètes dont

  • la coordination des intentions,
  • la capacité de changer de couleur en un tournemain et
  • la rigueur tant rythmique que tonique

séduisent. La partition

  • inventive,
  • variée et
  • habilement distribuée entre les partenaires

ne laisse pas d’ébaubir, tant dans la partie émergée donc enflammée du chaos que dans les mutations plus souterraines évoquant des changements structurels de la matière sonore. Ainsi de l’Adagio mesto qui, à la mesure 210, associe

  • des tenues apparemment innocentes,
  • un rythme chantourné et
  • une mesure instable à deux, trois ou quatre temps, qui ajoute à cette agitation intérieure.

La rondeur du grave de Bas Jongen s’entretient avec la rectitude des aigus de Susanne Schäfer tandis qu’alto et violon 2 semblent observer leurs complices avant de se mêler à l’échange de manière plus active. Le Chaos String Quartet excelle tant dans les parties suspendues, où il travaille le son de chacun et le son collectif, que dans les mouvements prompts – tel le Presto

  • l’énergie des notes en fusion,
  • la tonicité des accents et
  • le groove des synchronisations parfaites

participent de la séduction exercée par l’œuvre.

  • La diversité des dispositifs,
  • la variété des caractères musicaux et
  • l’agencement très fin, qu’il soit logique ou imprévisible, des saynètes les unes aux autres

sont éblouissants. Ainsi de l’arrivée à l’Andante tranquillo qui fascine par le travail

  • rythmique
    • (éphémères mouvements perpétuels,
    • tremblements et trilles communicatifs,
    • choix des mesures),
  • organisationnel
    • (qui joue avec qui,
    • qui se tait,
    • qui perturbe l’organisation de l’instant,
    • qui relance par les effets d’écho,
    • qui se love dans le flux dominant, etc.) et
  • sonore
    • (archet,
    • pizzicati,
    • harmoniques,
    • recours à la sourdine…).

Le chaos, ici, n’est pas réductible à la violence permanente des chocs. Il se situe aussi dans

  • l’insidieux (ainsi du travail sur des intervalles en partant des secondes pour préparer l’arrivée tardive des neuvièmes),
  • l’imperceptible et même
  • le discret (ainsi des légères accélérations du tempo instabilisant, et hop, ce qui semblait pérenne).

Ainsi bousculé, nous voici au mitan du quatuor. Retrouvons-nous tantôt pour une notule contant la fin de cette histoire proposée avec précision et passion parle Chaos String Quartet !

 

Irakly Avaliani joue Bach, Brahms et Prokofiev, Salle Cortot, 18 mars 2024 – 2/3

Irakly Avaliani le 18 mars 2024 à la salle Cortot. Photo : Rozenn Douerin.

 

Quand, après être sorti respirer au moins quelques secondes après les monumentales Fantaisie chromatique et fugue de Bach, Irakly Avaliani revient pour jouer Brahms, il n’a pas les yeux dans le vague et repère illico dans la salle l’impatientant doudou des hommes modernes de tout sexe. Furibond et posé, il tance donc longuement une spectatrice qui, parmi d’autres gougnafiers, utilise son cellulaire. On lui en sait infiniment gré, même si l’on s’étonne de la raison qu’il invoque : c’est parce que, ce soir, on enregistre, alors qu’il aurait juste pu dire – fût-ce de façon châtiée – que, si ça t’intéresse pas, casse-toi pôv conne, ne dérange pas ceux qui sont venus kiffer la vaillebe.
Peut-être ce focus sur le recordingyeah, est-il révélateur de notre questionnement. En effet, la sobriété et la maîtrise du pianiste semblent s’adresser davantage aux micros qu’au cœur des spectateurs, alors qu’elle est aussi destinée à leurs oreilles, charge à elles de traduire en émotions ce qu’expriment

  • les sons,
  • leur agencement et
  • les silences qui les portent.

Peut-être était-ce aussi le fait du Bach précédent qui, none offense, n’est pas le plus rock’n’roll et smoothy de toute la littérature. Ou peut-être est-ce lié à la fatigue qui, certains soirs, accompagne certains autoproclamés mélomanes même passée la porte de la salle de concert, les poussant à attendre que l’artiste leur donne la becquée plutôt qu’il ne sollicite leur capacité d’être pensant et ressentant. Ou peut-être, enfin, est-ce lié à notre position à jardin, sous le balcon, qui altère l’acoustique.
Qu’importe puisque, avec les Huit pièces opus 76 de Johannes Brahms, l’artiste septuagénaire va avoir l’occasion de nous chavirer, comme eût chanté Marie-Paule Belle. Au programme, quatre caprices et quatre intermèdes publiés en 1879, initialement séparés puis mix’n’matchés par la tradition. Le capriccio en fa dièse mineur “un poco agitato” joue sur la liberté et l’émotion manifestée par

  • les nuances,
  • les respirations et
  • la liberté d’une agogique bien tenue.

Avec le capriccio en si mineur, “allegretto non troppo”,

  • l’art du toucher rejoint ceux
  • du phrasé et
  • de la variation d’intensité,

bien que le pianiste semble revendiquer une certaine sécheresse interprétative, n’en déplaise au Mélomane Las Qui Préfèrerait, au nom de son omnipotence, que l’on déversât du feeling extraverti dans ses esgourdes. Dans l’intermezzo en La bémol, “grazioso”, on goûte la gourmandise des aigus sertis par une basse plantée dans le registre médium, avant que d’autres horizons ne soient explorées avec la même sûreté de goût. L’intermezzo en Si bémol, “Allegretto grazioso”, se complait dans une méditation qui refuse d’envisager de se dissoudre autrement que dans un clair obscur. Le contraste avec le capriccio en do dièse mineur, “agitato ma non troppo presto”, est d’autant plus vivifiant.

  • Tonicité des attaques,
  • traits,
  • accents,
  • motorisme

secouent le cocotier-récital. L’intermezzo en La, “andante con moto”, ragaillardit grâce à ces faux déséquilibres qu’Irakly Avaliani

  • esquisse,
  • retient et
  • fomente à nouveau

avec maestria. La solennité discrète de l’intermezzo en la mineur, cette fois, “moderato semplice”, fait ouïr sans emphase l’artiste dans ce qui semble être l’un de ses terrains de jeu préférés : les nuances médium. Il y a

  • du recueillement,
  • de l’intériorité et
  • une patente quête du ressassement qui cherche davantage l’essentiel que le bavardage.

L’affaire se conclut sur le capriccio en Ut, “grazioso e un poco vivace”, où Irakly Avaliani persiste et signe :

  • point de spectaculaire,
  • point d’épanchement,
  • point de débordement.

Ainsi sourd une tension stimulante entre le respect du propos de Johannes Brahms, jamais mélodramatique ou sursentimentalisé, et la pulsion Stabylo qui nous anime, ce soir, nous faisant confondre fantasme de spectateur et réalité du texte. Le résultat appert s’approcher d’une version

  • épurée,
  • singulière,
  • habitée

des Huit pièces conçues comme un tout cohérent (non comme un catalogue de variétés visant à ébaubir) et marquées d’une même patte artistique. Comme pour les Fantaisie et fugue, les vétilleux bornés pointeront du doigt tels minuscules accrocs propres au concert plutôt que la Lune de l’interprétation dans son ensemble, impressionnant par

  • sa solidité,
  • sa sûreté et
  • sa singularité.

Comme ils ne nous ont rien dit, nous les laissons en paix et luttons pour ne pas

  • massacrer,
  • déchiqueter puis
  • décapiter dans d’atroces souffrances

la traditionnelle pouffiasse assise derrière mais trop loin pour qu’on puisse la choper sans perturber le concert, petite bourgeoise misérable coincée dans un projet qui la dépasse et qui secoue donc, faut bien s’occuper, ses bracelets EN PERMANENCE. Oui, assurément, si le public cherche des versions

  • plus affriolantes,
  • plus immédiates,
  • plus scintillantes,

il trouvera des interprètes prompts à le satisfaire. Il n’en encaissera que plus difficilement la standing ovation réservée à l’artiste dans une communion salle – scène plus que rare à Paris. Les hourrah joyeusement interminables prouvent que, ce soir-là,

  • le dos droit,
  • l’air sévère,
  • l’âme ferme,

Irakly Avaliani a conquis fans et curieux… en attendant de leur offrir, après un entracte qui semble presque improvisé tant il met du temps à se distinguer du précipité (bravo, la régie de la salle Cortot !), la tellurique sixième sonate de Sergueï Prokofiev.

 

Fruits de la vigne – Malhòl 2022

Photo : Bertrand Ferrier

 

Le nouvel épisode de notre enquête sur “que boire de correct à Paris autour de 10 € ?” ne nous entraîne pas au bout de la nuit avec les démons spécialisés dans cette affaire, mais du côté des côtes-de-gascogne. Sur le grill, un Malhòl (le mot semble signifier “jeune vigne”) 2022. Ce produit, inventé par Simon Capmartin et Guillaume Couralet, est disponible pour tout juste moins de 10 € chez NYSA et d’autres cybercavistes, bien que la fiole soit annoncée comme étant issue d’une “cuvée exclusive” de NYSA. Il est le résultat d’un assemblage de trois cépages :

  • malbec pour moitié,
  • merlot pour 40 %, et
  • le solde en tannat.

La robe est taillée dans un tissu grenat foncé. Sa belle compacité s’éclaire d’un rouge

  • presque clinique,
  • net et
  • lumineux.

Pas tout à fait affriolante, la chose s’annonce a minima intéressante.
Le nez est complexe à saisir. L’on croit distinguer le froissement d’une feuille de cassissier ; puis une pulsion proche de la synesthésie nous prend, et nous voici perdu entre des affaires de papilles plus que de naseaux, situant notre impression entre sucré et acidulé. De quoi activer notre curiosité !
La bouche confirme la proximité avec le cassis mais s’entortille également dans des notes de réglisse qui forment une plaisante extension à la pièce principale couverte de fruits noirs. Une certaine astringence donne à son tour une pâte plutôt heureuse à l’ensemble. Toutefois, le résultat reste trop peu présent à notre goût, même face à un plat aussi simple qu’un cordon bleu enrubanné de légumes variés. Pour nous séduire, il manque

  • de la tonicité,
  • de l’affirmation, peut-être
  • de l’ambition gustative.

Avec 12,5°, la quille semble plutôt pensée pour des amateurs de vin “pas trop fort”, dont l’accompagnement

  • discret,
  • sans chichi,
  • murmuré mezza voce,

serait la tâche principale. Sans doute ne sommes-nous pas assez amateur de “vins de copain” et de “jus de convivialité” pour être pleinement embarqué dans le projet de cette cuvée. Que diable ! Comme l’écrivait Paul Valéry de la mer, quand l’heure de la dégustation a sonné,

 

Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre ! (…) [et que] la vague en poudre ose jaillir des rocs !
(In : Le Cimetière marin [1929], cité in : Mon beau navire, ô ma mémoire. Un siècle de poésie française. Gallimard, 1911-2011, Gallimard, “Poésie”, 2011, p. 199)

 

Baste, si Dieu nous prête vie ou réciproquement, nous quêterons ailleurs nos points d’exclamation.

 

Pierre Réach joue Harlap et Beethoven, Synagogue de Copernic, 10 mars 2024 – 3/3

Pierre Réach, le 10 mars 2024 à la synagogue Copernic (Paris 16). Photo : Rozenn Douerin.

 

Y aurait-il pas quelque paradoxe à ce qu’un artiste comme Pierre Réach, si prompt à s’espanter devant la violence et la haine qui embrasent le monde, conclue son récital – narré d’abord ici puis – sur l’Appassionata de Ludwig van Beethoven ? Peut-on à la fois s’étonner des rugissements de nos frères humains et malaxer avec gourmandise les étincelles de la passion, cette maladie capable de transcender le plus immanent des patients ? Ce serait aller vite en besogne que de s’étonner outre mesure de cet éloge ultime de la passion. En effet,

  • il s’agit de musique, ici, pas de provocation à la haine ou de jet d’accélérant sur un volcan en fusion ;
  • il s’agit de mise en art de la violence des émotions, donc à la fois d’un exutoire possible pour celui qui compose et de transsubstantiation de l’ébullition potentiellement dangereuse pour celui qui écoute ; et
  • il s’agit d’un prisme plaqué presque long de temps après 1807, l’année d’édition de cette œuvre qui, jusqu’en 1838 et sa transcription pour piano à quatre mains, ne s’appelait pas ainsi.

Même si la partition ne rechigne pas au bouillonnement, le prisme de l’élan passionné est sans doute moins pertinent que le filtre de l’émotion pour appréhender trois mouvements nullement univoques et guère programmatiques. Cheval de bataille obligé des beethovéniens, ce mastodonte de vingt-cinq minutes tire en effet une grande partie de son charme de l’immense palette

  • de couleurs,
  • d’atmosphères et
  • de caractères

qu’il convoque. Plus que la passion, plus encore que l’émotion peut-être, qui sont, en somme, deux perspectives plus psychologisantes que musicales, trois questions semblent parcourir la Vingt-troisième sonate : celle

  • de l’expressivité du marteau
    • (comment faire musique avec ces touches et ces outils de percussion sur corde ?
    • en quoi, spécifiquement, le piano – bien aidé désormais par une facture plus clémente sinon plus aboutie – fait-il résonner autre chose que du son afin de faire vibrer celui qui l’entend ?
    • qu’est-ce que, singulièrement, cette forme musicale possède pour me parler – de moi, de Beethoven, de la vie, de ce que je ne connaîtrai pas, de ce qu’il me reste néanmoins à découvrir, etc. ?),
  • de la manière dont la musique peut traduire nos versatilités de cœur, et
  • de la définition de l’art beethovénien comme organisation sonore
    • de notre chaos intérieur,
    • de nos pulsions de vie et, partant,
    • de nos astuces pour nous sentir encore en état, en devoir et en mesure de faire, un temps, la nique à la mort.

L’Allegro assai en fa mineur, porté par sa mesure à 12/8, paraît problématiser cette puissance d’interrogation qui palpite dans les pièces maîtresses du puzzle beethovénien. D’emblée, ses premiers énoncés proférés par Pierre Réach convoquent un spectre fascinant

  • de nuances,
  • de touchers et
  • de phrasés.

Blanchi sous le harnais, le pianiste a passé l’ère de la démonstrativité propre aux bons élèves. Voici un moment qu’il arbore une toute autre exigence, celle de la radicalité. La radicalité n’est pas l’excès, la pose ou le pari conceptuel, vaguement étayé par un jargon musicologique spécieux, qui conduit certains énergumènes à revisiter des chefs-d’œuvre pour leur donner une modernité destinée à montrer davantage le génie visionnaire de l’interprète que la qualité persistante d’une pièce écrite deux siècles plus tôt. Non, la radicalité réachienne ne consiste pas à faire n’importe quoi et à s’en enorgueillir. Au contraire, il s’agit d’entrer dans l’intimité de la composition pour en révéler, par le truchement des intensités, des attaques, des deux en deux, des respirations ou des emballements

  • la vigueur des rythmes qui s’interpolent,
  • les étincelles des segments qui s’affrontent et
  • l’efficacité des registres opposés qui se défient.

Faisant moins feu de tout bois qu’incendie de toute brindille, Pierre Réach laisse crépiter les notes ; et la vertu de cette explosivité autorisée est qu’elle éclaire d’une lueur particulière les passages plus mélodiques. De la sorte, il travaille aussi un élément important quoique souvent oublié de la musique : la durée. Le mouvement pèse onze minutes, ce n’est pas rien. L’interprète ne dissimule pas ce souffle, préférant le rendre haletant. Sous ses doigts, le premier mouvement de la sonate tire son unité de la projection d’escarbilles musicales. Il devient une collection de vignettes enchâssées et volontiers imprévisibles qui se referme avec brio sur un finale pyrotechnique qui, comme un bon feu, s’éteint in fine.
Grâce à la fureur à peine tempérée de l’Allegro assai, l’Andante con moto, en Ré bémol et 2/4, tranche par son mélange de sérénité (conforté par le choix d’un mode majeur) et de gravité (diffusée par un tempo et un propos retenus). L’apparent statisme du moment, le pianiste le colore

  • d’une intériorité,
  • d’une retenue et
  • d’une variété d’intensités

qui enrichissent le langage de la sonate. Opposer le caractère tellurique de la trépidation percussive à la dimension plus éthérique de la méditation harmonieuse serait évidemment un non-sens – bien que le mode, la tonalité, le tempo changent, la grammaire émotionnelle se complète plus qu’elle ne se désagrège. Néanmoins, on retrouve ici l’une des qualités que nous apprécions particulièrement chez Pierre Réach : la capacité de rendre à la fois la singularité de chaque cadrage musical et l’unité du film compositionnel. La caractérisation des passages apaisés et des fragments plus tourmentés semble répondre à une même exigence de radicalité, entendue cette fois comme la volonté d’aller à la racine

  • de l’émotion,
  • de la passion, bref,
  • de la création telle que la laisse entrevoir la partition.

Alors que nous avons fini par signaler au connard qui nous jouxte à main gauche que, s’il comptait sortir de la synagogue dans l’état où il était entré, il devait absolument enlever le bip saluant l’arrivée des SMS qu’il ne cesse de consulter, l’Allegro ma non troppo final synthétise symboliquement ce qui précède.

  • C’est un allegro comme le mouvement 1, mais il est bridé comme s’il se métissait avec le tempo plus modéré du mouvement 2 ;
  • c’est un allegro en fa mineur comme le mouvement 1, mais il arbore une mesure à 2/4 comme le mouvement 2.

Tout porte à croire que l’interprète se cale sur cet entrelacs pour, à son tour, créer manière de synthèse entre l’envie d’en découdre et la volonté de laisser, au sein même de cet élan, une place

  • à la poésie,
  • à l’imaginaire, et
  • à l’insaisissable.

En réalité, cette dichotomie est subsumée par l’impression que l’onirique naît de l’énergique, et que l’évanescent est l’aspiration qui

  • attire,
  • alimente et
  • justifie

l’allant rythmique. Virtuose indifférent à l’effet wow que produit la virtuosité digitale, l’interprète se sert

  • de sa technique,
  • de sa connaissance de la mécanique beethovénienne et sans doute
  • de sa conception de la geste beethovénienne plus globalement

pour creuser plus loin et mettre à nu la polysémie de l’œuvre, laquelle

  • ne choque plus
    • passion versus modération,
    • célérité versus méditation,
    • percussivité versus suavité,
  • ne cherche pas davantage à écraser ces différentes dimensions les unes sur les autres, mais
  • réussit à
    • dévoiler,
    • éclairer et
    • exploiter

leur imbrication pour en tirer une lave artistique que le volcan créatif ne cesse de cracher. Le processus sismique, l’éruption et ses conséquences donnent une musique

  • pensée,
  • convaincante et cependant
  • charnelle.

Devant nous, l’homme chic évoqué lors de la précédente notule s’est remis à headbanguer, c’est très bon signe. Quant à nous, nous nous laissons porter par le tumulte. Pourquoi se débattre ? Aux suspensions du flot répond l’énergie d’un mouvement qui semble perpétuel. Ça avance, manigance, ressasse, rue, accélère, glisse un œil en arrière puis reprend la folle cavalcade jusqu’à la coda magistralement échevelée. Hourra et brava saluent l’exécution dense et stimulante d’une sonate considérable que prolongent trois bis jusqu’au premier mouvement de la “Sonate au clair de lune” (ne revenons pas sur ces étiquettes vendeuses qui ont accompagné nos compte-rendus…). Pierre Réach offre un peu

  • de douceur ici,
  • de mélancolie çà,
  • d’élévation là

avant le retour au rush virulent de la vraie vie, qu’éclaire parfois la musique de Ludwig van Beethoven quand elle est électrisée par ses porte-voix convaincus qu’elles irradient

  • “la bonté,
  • la générosité et
  • la fraternité”.

Certes pas les radiations les plus médiatiques du moment, mais pas forcément les moins désirables pour autant !

 

Irakly Avaliani joue Bach, Brahms et Prokofiev, Salle Cortot, 18 mars 2024 – 1/3

Irakly Avaliani le 18 mars 2024 à la salle Cortot. Photo : Rozenn Douerin.

 

Il se décrit comme un passionné de l’art du toucher. Il ne doit pas avoir complètement tort puisque, le 18 mars 2024, cette promesse d’Irakly Avaliani attire à lui une foule nombreuse à laquelle la salle Cortot n’est pas habituée – en témoignent un personnel en général et un vigile désagréables à force d’être nerveux. Quand le récital peut enfin commencer, coup de théâtre ! Exit la dixième sonate de Wolfgang Amadeus Mozart. Le pianiste explique que, ayant joué le programme tel quel l’avant-veille en Normandie, il s’est rendu compte que l’œuvre ne s’harmonisait pas avec ce qui suivait. Point de sonate solaire, donc, mais les Fantaisie chromatique et fugue BWV 903 de Johann Sebastian Bach.
Le choix est audacieux, car l’œuvre est difficile pour l’exécutant comme pour l’auditeur. La fantaisie est

  • rhapsodique,
  • couturée,
  • volontiers cahotante.

La fugue est

  • aride,
  • brute,
  • bien plus rigoureuse que charmeuse.

Ça tombe bien, Irakly Avaliani n’est pas là pour minauder. En témoigne une fantaisie qui tente de synthétiser l’irréductible. Le pianiste travaille

  • la pédalisation et les traits,
  • la rigueur mesurée et l’agogique permise par les accents remettant d’équerre le discours,
  • la célérité presque liquide et la suspension aérienne de la cavalcade que renforce l’usage d’un large spectre de nuance.

Certains – dont nous sommes – pourront estimer que l’usage abondant du sustain noie quelque peu les contours acérés d’une harmonique aussi crochue que les côtes bretonnes, surtout quand elles voient passer un pétrolier divaguant près du rail d’Ouessant. D’autres se laisseront prendre par une interprétation

  • radicale,
  • personnelle et
  • habitée

où la méditation a autant sa place que les manifestations d’énergie

  • (traits vertigineux,
  • ornements groovy,
  • trilles impeccables).

L’énoncé du sujet de la fugue s’enfonce dans les délicatesses du piano. De même qu’il ne faut plus compter sur l’oncle Archibald pour payer les violons du bal, abandonnez ici toute espérance de voir Irakly Avaliani payer son écot

  • au spectaculaire qui fait fondre les amateurs de cirque,
  • au sentimentalisme qui dévoile l’émotion sous le contrepoint rigoureux, voire
  • à l’aguiche-esgourdes qui offre à l’auditeur des effets faciles à même de soutenir sans effort son attention au long de la douzaine de minutes requise.

Le côté luthérien du compositeur, avec ce que cela comporte de stéréotypes mais d’habitudes d’écriture itou, semble transpirer de cette pièce profane à travers une interprétation qui opte

  • plus pour l’austérité que pour le démonstratif,
  • plus pour le sérieux que pour le brillant, et
  • plus pour la confiance dans le texte que pour le souci de le faire vibrer au-delà de quelques lents crescendi magistraux.

Bref, ce Bach sans

  • fioritures,
  • falbalas et
  • dentelles,

laisse augurer d’un concert dense dont une prochaine notule évoquera le deuxième mouvement : les Huit pièces opus 76 de Johannes Brahms.