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« Les ailleurs », Le Lincoln, 29 octobre 2024

Extrait de la série « Les ailleurs » de Sébastien Duijndam. Photo prise au cours de la projection : Rozenn Douerin.

 

Commencée comme une enquête radiophonique, Les ailleurs a été transformée par Sébastien Duijndam, son créateur, en une série de six épisodes vidéo dont deux étaient diffusés ce tantôt au prestigieux cinéma Le Lincoln qui jouxte les Champs-Élysées et ne nous est pas inconnu puisque nous y avons ploum-ploumé jadis au côté du chanteur Jann Halexander (qui apparaîtrait dans le sixième épisode) et des guitaristes Claudio Zaretti + Sébastyén Defiolle. Le pitch du documentaire : à travers quatre personnes (principalement), partir à la découverte de ces dizaines de compatriotes qui disent avoir été abductés, c’est-à-dire enlevés par ce que, pour faire simple, nous appellerons des extraterrestres. Le vidéaste a décidé de prendre son temps et fait donc de la longueur voire de la langueur un outil

  • d’exploration,
  • d’apprivoisement et
  • de désimplification

de ce genre de témoignage choral. L’insertion de séquences extraites d’une vieille émission de TMC où apparaissait déjà l’une des protagonistes principales des Ailleurs surligne – peut-être un peu trop – la différence de démarches entre, d’un côté, une posture aguicheuse et presque ouvertement moqueuse, et, de l’autre, un désir d’approfondissement reposant moins sur une empathie surplombante que sur une apparente neutralité curieuse

  • (pas de voix off, alléluia !,
  • pas de sous-titre,
  • pas même de véritable arc narratif).

 

Extrait de la série « Les ailleurs » de Sébastien Duijndam. Photo prise au cours de la projection : Rozenn Douerin.

 

Cette méthode n’incite sans doute pas au binge watching, chaque épisode paraissant assez dense en soi, mais elle permet de laisser émerger les deux facettes des « contactés ». D’une part, ils ont un récit à porter ; de l’autre, ce récit potentiel est dangereux car il les dénormalise. Ainsi, la question de la normalité apparaît comme le premier point saillant de cette enquête. Choix éditorial ou réalité du terrain, Sébastien Duijndam n’a pas choisi d’interlocuteurs particulièrement

  • excentriques,
  • farfelus ou
  • cultivant ouvertement leur singularité.

D’un point de vue diégétique, on peut regretter ce casting dans un premier temps, car une diversité plus saillante des personnalités aurait donné du relief voire de la profondeur au récit. Cependant, dans un second temps, il semble que cette relative linéarité épouse le point de vue du réalisateur, qu’il s’agisse d’un constat ou d’un combat, actant que les abductés ne sont jamais des personnages résolument exotiques. Ils ont

  • des failles,
  • des traumas,
  • des perplexités

donc sont parfaitement normaux. Que tous le soient, le visionneur trouve forcément cela un peu dommage ; mais, si tel est le cas, il lui faut transformer ce reproche en regret… même si, pour tel ou tel trublion, un peu

  • de bizarrerie assumée,
  • de tonicité dissonante,
  • d’audace résolue,

on n’aurait pas craché dessus dans ce monde de rectitude macrono-retaillique où l’inculte ministre de la culture est toujours

  • maire d’arrondissement (comme quoi, la culture ou la mairitude, c’est pas si prenant),
  • une mère pensionnée à 2500 boules le mois (la vie est dure, mes choupinets, que voulez-vous ?), et
  • une indigne lobbyiste pas accessoirement mise en examen pour corruption passive et abus de pouvoir.

La première question que pose le documentaire est donc celle de la normalité. Rencontrer un extraterrestre – le plus souvent être rencontré par lui – n’est pas la norme. Le prix à payer contre cette expérience extraordinaire, au sens propre, est une certaine discrétion (qui peut être étouffante) voire l’installation d’un tabou social qui consiste à ne surtout pas parler de ses expériences extraterrestres en société. Cela se voit sur les témoins floutés ou cadrés hors-champ ; cela s’entend dans l’absence de noms des héros du film, option peut-être maladroite sur la longueur car un prénom, aussi basique que cela paraisse, permet au visionneur de s’attacher davantage à un personnage. Chacun, ici, tient à mettre en avant ses

  • stratégies,
  • astuces et
  • techniques

pour ne pas être taxé de fou, que ce soit par

  • le mensonge (quand on est interné en psychiatrie pour une TS),
  • la séparation des autres pour préserver son espace privé (quitte à développer une rhétorique survivaliste inattendue) ou
  • la discussion en vases clos (avec les copines qui aimeraient bien être abductées ou au sein des groupes de parole de CERO France, association regroupant les personnes ayant le sentiment d’avoir eu un Contact ou fait l’objet d’un Enlèvement lors de Rencontres Ovni).

La rencontre extraterrestre transforme « une vieille dame » en personnage de série, mais elle l’oblige aussi à cloisonner son existence, parfois en refoulant la rencontre jusqu’à ce qu’un événement inattendu ou une séance d’hypnose régressive l’oblige voire lui permette de réintégrer l’épisode à son histoire. C’est que l’événement – qui peut être unique ou multiple voire très fréquent – est un choc à double titre : il révèle qu’une autre civilisation existe bel et bien, et qu’elle est en contact avec certains d’entre nous ; et il dessille les yeux sur la réalité que nous contemplons (« il faut enlever la buée sur nos lunettes », explique, amusé, un témoin confirmant la difficulté de boire un café quand, comme l’auteur de ces lignes, on est bigleux). La vérité n’est peut-être pas ailleurs, mais des ailleurs existent, dont les mystères sont systématiquement – autrement dit de manière peu catchy – justifiés par la supériorité intellectuelle et technique des extraterrestres.

 

Extrait de la série « Les ailleurs » de Sébastien Duijndam. Photo prise au cours de la projection : Rozenn Douerin.

 

En effet, la deuxième question abordée au fil des témoignages n’est pas celle de la crédibilité ou de la véracité des dires. Après tout, les témoins témoignent. Qu’ils aient rencontré un extraterrestre, qu’ils mythomanisent ou qu’ils aient juste déliré, au sens étymologique, pour un non-pratiquant, cela n’a aucune importance, même si l’on aurait aimé en savoir un peu plus sur les critères de non-intégration au CERO, par exemple, et le rôle des psychologues sévissant dans l’association. Les témoins, eux, portent une parole sur

  • un vécu,
  • un ressenti,
  • une stupéfaction et, souvent,
  • une incompréhension.

De sorte que la deuxième question soulevée par le documentaire est, intelligemment, celle de la verbalisation. Quand un témoin part dans la distinction d’espèces ou de races d’aliens qui n’est pas sans évoquer les affirmations d’un Sylvain Pierre Durif, autour du système

  • des cités de lumière,
  • des reptiliens et
  • des Illuminati,

il propose un discours

  • construit,
  • architecturé,
  • réfléchi,

à l’évidence nourri de lectures comparées ; et sa parole n’est pas plus ou moins captivante que le verbe hésitant ou rétractable d’autres interviouvés décrivant une scène puis revenant sur les mots forcément trop simplificateurs (récurrent « la table d’opération n’était peut-être pas une table d’opération »). Une très belle scène montre un témoin feuilleter un livre d’astronomie solaire pour désigner la vérité la plus à même d’être partagée : une teinte de bleu. Dans un monde au chromatisme chargé de traditions (les gris, petits ou grands, les petits hommes verts, la lumière éblouissante…), cette précision touche par sa volonté de cerner grâce au non-verbal une expérience qui, comme toutes les expériences fortes, est largement habitée par l’ineffable.
Sébastien Duijndam travaille volontiers cette problématique du dicible et de l’indicible en proposant des récurrences faisant signature tels que

  • les gros plans, sorte de contrepoint au floutage, manifestant sur l’écran la puissance des coming-out assumés ici ;
  • les scènes filmées par drones, qui proposent sans doute un écho à l’idée de civilisations extraterrestres nous observant de très haut, parfois même depuis près de quarante années-lumière ; et
  • ce qui s’apparente parfois à des plans de coupe et servent tantôt de points de suspension, tantôt de détail qui, subitement, devient récit (émouvante et non seulement drôle scène de la courgette, légume-personnage important du deuxième épisode !).

À rebours

  • d’une musique signée Julien Perez, hélas
    • topique,
    • redondante et surtout
    • envahissante,
  • d’un générique hamiltonien qui détone avec ce qui suit, et à rebours
  • de visuels stellaires moins poétiques que clichés,

la caméra arrive par moments, parfois au prix d’un montage sursautant, à développer un langage spécifiquement visuel signifiant et porteur de réflexions. Elle n’hésite pas à travailler

  • l’itération (procédés récurrents),
  • le multiple (association entre différents plans et axes), et
  • le parallélisme (scènes chez le coiffeur, par exemple).

 

Extrait de la série « Les ailleurs » de Sébastien Duijndam. Photo prise au cours de la projection : Rozenn Douerin.

 

Ainsi nous précipite-t-elle dans les affres de la troisième question, celle du sens. Dans les témoignages, tout se recoupe et tout diffère. S’agit-il des mêmes extraterrestres ? Que viennent-ils faire ici ? S’ils sont si géniaux, pourquoi s’embêtent-ils avec notre espèce sous-évoluée ? Nous voient-ils comme des pingouins à qui ils viendraient imposer une puce, sachant qu’aucun pingouin ne croira quoi que ce soit sur les non-pingouins et les puces ? Sont-ils amis ou ennemis ou les deux ? Ont-ils seulement la notion de l’amitié ou, en extorquant du sperme voire en trifouillant des stérilets, cherchent-ils à retrouver – de manière un rien singulière, on l’admettra – l’émotion qu’ils n’ont plus à force de clonage et de manipulation génétique ? Comme le dit une interviouvée dans le premier épisode, « je ne sais pas, on ne peut que supputer ». Il y a quelque chose de touchant, et ce terme n’a rien de désobligeant, dans ce grand balancement entre

  • conviction assurée (j’ai été abductée) et désarroi structurel (je ne peux pas tout vous dire),
  • savoir pratique (« ils viennent maxi à quatre heures du matin ») et fragilités intimes (« j’ai pas le droit de faire l’amour avec quelqu’un d’autre qu’eux, pourtant, je suis pas puceau, j’ai des enfants »),
  • joie profonde et panique quotidienne,
  • certitude de toucher à quelque chose d’hénaurme et interrogations youtubiques (« un son de pulsars, ça fera jamais autant de vues que le cul de Kim Kardashian »),
  • gravité émue et, parfois, humour qui fuse.

La question du sens conduit les témoins à formuler des punchlines-clefs comme « j’aurais aimé qu’ils m’effacent la mémoire » ou « j’ai besoin de comprendre ». Aussi ne faut-il pas regarder Les ailleurs en espérant apprendre quoi que ce soit sur les supposés extraterrestres, ce n’est pas le sujet, et pour cause ! Ceux qui savent qu’il existe une autre civilisation le savent ; ceux qui pensent que c’est du bullshit le pensent. Restent

  • l’humain,
  • le besoin d’histoires,
  • l’envie d’enjamber
    • l’horizon,
    • le possible et
    • le probable,
  • la fructueuse confrontation de l’individu et de l’immensité du monde, et
  • ces petits quelque chose qui animent les fourmis que nous sommes sur une boule minuscule perdue dans la galaxie.

Les ailleurs cherchent, lentement, à nous rapprocher de ces essentiels. Malgré sa lenteur qui peut décourager le simple curieux, ce n’est pas son moindre mérite.

 

Vaincre ou mourir – Après

 

Nous voici sur le seuil de l’objet maudit, ainsi que le microcosme culturel hexagonal aime à s’en fabriquer. Il y avait tantôt des bandes dessinées de Bastien Vivès, nouveau pestiféré depuis que l’a frappé la fatwa de la Protection Des Enfants, pudibonde à retardement et stupide comme un sourire de François Hollande. Désormais, Vaincre ou mourir a rejoint la liste de ces produits culturels à propos desquels il est de bon ton d’informer les réseaux sociaux en répétant : « Pas en mon nom, je ne sais pas ce que c’est, j’en ai jamais entendu parler, la Bête Immonde n’est pas loin » et autres billevesées daubées de l’entre-fesses. En miroir, la réaction inverse est attendue si l’on est un brave petit royaliste quêtant la cooptation revigorante de ses coreligionnaires.

  • La communauté plutôt que l’individualité,
  • l’effet de groupe plutôt que la réflexion, et, partout,
  • la fierté d’un moutonnisme binaire (« t’es avec nous ou t’es contre nous et ce que nous représentons ») que hérisse la nuance.

Au reste, la comparaison avec Bastien Vivès n’est pas si absurde : la désormais ex-vedette a raconté quelques fantasmes en bande dessinée ; Vaincre ou mourir raconte un fantasme mi-politique, mi-racial d’une royauté impérissable régnant sur une France disparue pour le plus grand désespoir, pustule plus que postule-t-on, des merdeux, vivant dans la crasse parce que pas le choix, et des nobles, vivant et se gobergeant dans les châteaux par un sens admirable du devoir. Certes, la portée des rêves ne semble pas la même mais, artistiquement, ça se défie puisque ça irrite pour partie les mêmes imbéciles. Et, en effet, moins clivant qu’indiciel, moins source de schismes qu’accélérateur ou raviveur de fusions, le film souligne l’abrutissement des soi-disants intellectuels, pétris de rage à l’idée que d’autres idées que la pravda macroniste puissent fédérer des dizaines de milliers de clients – nous en avons abordé quelques aspects dans la précritique publiée ici.
Souvent meilleures ou plus captivantes que les bobines qui leur succèdent, les publicités d’avant-séance sont, ce soir-là, un écrin parfait pour sertir ce qui suivra – bijou précieux ou gemme de pacotille. Elles trahissent le principal intérêt de Vaincre ou mourir, notamment aux yeux d’une pièce rapportée n’étant a priori pas très, très intéressé par ce qui va suivre. Ce principal intérêt, c’est la dissonance. Risquons une métaphore : en soi, le si est une note aussi banale que les autres, mais collez-la à un do ou à un la# et, là, vous tenez

  • une histoire en germe,
  • une tension qui palpite,
  • la préfiguration d’un appétissant quelque chose.

L’exploitant a choisi de faire frotter le si du film au la dièse prononcé de l’air ambiant. En effet, Vaincre ou mourir est un film royaliste qui chante

  • la France blanche d’antan,
  • la soumission à l’autorité nobiliaire et
  • la méchanceté, l’ignominie, la vomissure qu’est, structurellement, la République donc ses représentants (sauf, à la rigueur, les généraux, une dictature militaire pouvant se substituer par défaut à une omnipotence monarchiste).

 

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Avaler ça tel quel donc en bloc exige une certaine gourmandise, mais pourquoi pas ? Or, quatre trailers vantant et vendant les productions par ailleurs à l’affiche dans le cinéma sis sur les Champs-Élysées sont proposés en amont ; tous déclinent, à l’inverse, la vulgate consensuelle contre laquelle tonnent les supporters des productions villiéristes… ainsi que les quelques intellectuels ayant gardé assez de libre arbitre et d’honnêteté, tant la vie culturelle occidentale paraît souvent s’abîmer dans le ressassement d’un credo qu’il serait fasciste, raciste et homophobe de ne pas considérer comme une Vérité Révélée et Obligatoire.
Poussant plus loin le bouchon que Tomboy, L’Immensità milite pour les jeunes transgenres, narrant la liberté grisante d’Adriana, gamine de douze ans, s’assumant Andrea, garçon. Les trois bandes-annonces suivantes militent, elles, pour une société multiculturelle, où les Blancs ont forcément, à quelques rares exceptions près, le mauvais rôle. Synthétisons les leçons à retenir de ces propositions.

  • Les Tirailleurs chante la société multi-ethnique – le tant vénéré soldat inconnu, socle mythique de la nation militariste, étant en réalité non pas un Blancoss mais le sauveur de la France : un Sénégalais.
  • Les Survivants incite, comme Vaincre ou mourir, à mépriser les lois de la République mais, cette fois, afin de faciliter l’immigration des Afghans.
  • Interdit aux Italiens et aux chiens poursuit la même thématique, en montrant le mythique franchissement des Alpes par un valeureux immigré italien qui n’est pas bien accueilli par les Hexagonaux (alors qu’il est super).

Pour conclure ce voyage dans la nouvelle pravda française, il ne faut pas manquer la publicité suivante : elle nous apprend que le drugstore Publicis et un luxury convenience store, ce qui est juste vachement plus clear, I mean. Dans un monde où toute identité – de genre ou de nation – doit être brouillée, la langue elle-même doit absolument se mondialiser.

 

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C’est dire si dissone le projet, plus idéologique qu’artistique, de Vaincre ou mourir. Le film, produit dérivé du Puy du Fou, dresse l’hagiographie de François Athanase Charette de la Contrie, le fameux « monsieur d’Charette » qui, d’après Paul Féval, parle à « ceux d’Anc’nis » et incite Grégoire à prendre son fusil. Selon la version Puy du Fou, Charette, officier de marine, ne voulait pas se mêler de la colère du peuple face à la conscription républicaine. Cependant, devant l’insistance des gueux, il cède et accepte d’emmener les gars munis de fourches affronter les méchants Républicains qui ne tirent pas leur poudre aux moineaux. Malgré le courage, la disproportion de forces fait des ravages. Dès lors, Charette opte plutôt pour la guérilla, multipliant les embuscades meurtrières et profitables. La République déploie les grands moyens. Brûle, viole et tue. Ça ne suffit pas. Une paix ultra avantageuse pour la Vendée est négociée. Charette fait la moue, mais la survie de Louis XVII est en jeu. Il cède. Puis il apprend que son idole est morte. La guerre reprend. Cette fois, faute de renforts, la victoire devient vraiment inaccessible. Les rangs se clairsèment, les hécatombes s’enchaînent, et Charette finit par se retrouver coincé dans un p’tit bois où il est cueilli malgré le dévouement de son dernier acolyte pour retarder l’échéance. Condamné à être fusillé, il exige et obtient de commander le feu. Il meurt en héros loser, tandis que sa voix conclut l’affaire, maigre triomphe, en promettant que le combat ne fait que commencer.
Celui qui était venu, babines pourléchées, en espérant se laisser scandaliser par ce film ne peut que tomber des nues. Comment justifier l’effroi du microcosme médiatico-culturel ? Sera-ce à cause d’une supposée réécriture de l’Histoire ? En effet, le film s’ouvre sur une brève séquence semblant revendiquer une certaine objectivité historique. Dans une ambiance sombre qui n’est pas sans rappeler l’atmosphère de Hold-up, quelques historiens, dont l’un est très contesté par ses pairs, introduisent rapidement le contexte. Rien de rédhibitoire. La suite est une fiction inspirée de faits réels et se plaisant à sur-héroïser son chaste héros.

  • Que les sachants s’offusquent de libertés prises avec certains faits ;
  • que les experts ricanent en opposant des moments moins purs et moins glorieux à cette sanctification du marin ;
  • que les spécialistes s’étonnent du focus mis exclusivement sur Charette, alors qu’il était loin d’être le seul meneur d’hommes à la boucherie dans cette révolte,

eh bien, pourquoi pas ! Pour le spectateur pas royaliste et pas spécialiste de l’Histoire, ces arguties paraissent un brin spécieuses, dans la mesure où le récit que l’on déroule devant lui ressemble moins à une thèse d’Histoire qu’à un mix’n’match

  • de Fanfan la tulipe,
  • des aventures de d’Artagnan et
  • de Cyrano de Bergerac, la poésie en moins.

Ce film est évidemment un outil de propagande. Il le revendique, et la centaine de spectateurs présents ce soir-là ne manque pas d’applaudir le générique. L’idée est que la monarchie et les nobles, c’est tip top ; la République, c’est caca – voilà pour l’essentiel du propos subversif. Et alors ? En quoi est-ce plus choquant que les films souhaitant « faire bouger les lignes », « inciter à changer de logiciel » ou « exprimer un message riche des valeurs » macronistes et néolibérales ? Même si les royalistes ne seront pas d’accord avec ce qui suit (ce dont je me tampiponne avec allégresse, évidemment), c’est quand même pas mal que tout le monde ne vibre pas aux mêmes fréquences. Le chant grégorien, pourquoi pas, mais la polyphonie, mazette, ça, c’est du cossu ! Sans doute faut-il avoir le sens de la polémique facile ou le désir vulgaire de hurler avec les chihuahuas pour voir dans Vaincre ou mourir le scandale révisionniste et nazi au fumet alléchant qui nous a été vendu.
Pour autant, comment considérer cet objet culturel ? Peut-être tel un téléfilm de cape et d’épée qui se termine plutôt mal. Les réalisateurs se débrouillent comme ils peuvent pour pallier un budget jugé insuffisant. Les amateurs de gros fights en resteront évidemment au troisième épisode du Seigneur des anneaux jacksonniens, en dépit de la cucuterie consubstantielle, hélas, de ce genre brillant.

 

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Pour le reste, sur grand écran et, à titre d’exemple,

  • les trop récurrents gros plans pratiques,
  • les amusants floutages en mouvement,
  • les bruitages compensatoires,
  • les duos en intérieur étirés,
  • les scènes de foule presque aussi crédibles que celles de Kaamelott,
  • les cadrages pudiques montrant plutôt les yeux révulsés du mourant que l’éviscération permise par la baïonnette,
  • les plans de coupe grotesques rentabilisant les drones en filant vers le soleil couchant,
  • les scènes pseudo oniriques annonçant la tragédie ou faisant se frôler Louis XVII et Charette,

oui, tout cela peut faire sourire, ce qui n’est pas le projet des producteurs, on l’aura compris. De plus,

  • la musique grotesque à force d’être littérale et amphigourique,
  • les dialogues souvent patauds hésitant entre un langage à l’ancienne et une modernisation saugrenue,
  • les personnages secondaires réduits à des archétypes prévisibles donc, à la longue, ennuyeux, et
  • le principe même de l’hagiographie, ennemi viscéral du scénario qui tient en haleine,

bien sûr, nous empêchent de prétendre être pris par l’émotion, l’étonnement et l’admiration ou, à défaut, d’avoir été déçu en bien. Toutefois, l’association entre

  • le ramdam autour d’un objet culturel anodin cherchant, au nom d’idéaux rémunérateurs, à péter plus haut que son cul – ce qui n’est pas toujours un défaut, rappellerait Alexandre Astier – et
  • le concert de miaulements espantés qu’il a déclenché

restera, à l’évidence, la confirmation que quelque chose ne tourne pas rond dans le petit cercle médiatico-culturel français. Guère une surprise ; à peine un petit nuage de tristesse amusée sur un océan de consternation.

 

Vaincre ou mourir – Avant

 

L’émotion suscitée par Vaincre ou mourir, que l’on me convie à voir ce soir, illustre le développement de l’économie de la chougne.
C’est une évidence, l’économie de la chougne, qui ne se réduit pas à des one-man-show souvent centrés sur la défense d’une communauté – les Noirs, les Arabes, les grosses, les femmes, les nobody, etc. –, se développe, signe de la communautarisation de notre société. En effet, la chougne est consubstantielle de la notion de communauté. Se rassembler d’une façon communautaire, id est entre semblables et ressemblants – physiquement, intellectuellement, politiquement, etc. – c’est

  • d’abord arguer d’une différence,
  • ensuite la considérer comme un stigmate (honorable mais non honoré), et
  • enfin considérer que l’existence de ce stigmate transforme l’ensemble des membres d’une communauté en victimes, fût-ce malgré eux.

La conscience, quelque fabriquée soit-elle, de sa différence partagée se révèle être à la fois une fierté identitaire et l’origine d’un sentiment d’exclusion. Même les virilistes les plus acharnés, même les survivalistes, même les groupes les plus extrémistes et haineux qui roulent des pectoraux et jouent aux majorettes avec leurs battes de base-ball ou aux jongleurs circassiens avec leurs schlass, même eux éprouvent ces sentiments d’exclusion, parfois réinvestis sur l’air de l’auto-exclusion, lequel ne change rien au gouffre creusé entre soi et « les autres ».
Deux entités se font face : ma communauté et « les autres ». L’essentialisation de la différence conduit immanquablement à un sentiment d’injustice. Comme tous mes ressemblants, je ne suis pas traité ainsi que je devrais l’être parce que je ne suis pas les autres dont j’ai pris soin de me distinguer. L’auto-stigmatisation formalise et nourrit une conviction : je suis déclassé, je mérite mieux, je suis victime des autres.

 

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Aujourd’hui, tout le monde chougne. Tout le monde est victime. De l’Autre ou des autres, peu importe : nous sommes victimes. Moins collectivement qu’en tant que collectivité. Et si, moi, personnellement, je ne me vis pas comme victime, je me dois de me vivre comme victime par contamination et par solidarité avec mes ressemblants.  Les migrants sont victimes, les femmes sont victimes, les profs de technologie au collège, les intermittents, les travailleurs indépendants, les tirailleurs sénégalais, les boulangers, tous sont victimes. Avec eux, en vrac et sans exclusive, hélas, les retraités, les juifs, les antivax, maints pays africains cherchant à taper au portefeuille les anciens colons au nom de la réparation et de la préservation de l’environnement, les amoureux de l’opéra, les scientologues, les zadistes, les passionnés de vitesse sur routes ex-nationales, les laïcards qui – moins braves que Bernadette ou que le criminel dit Petit lys d’amour – ont peur de voir la Vierge, les ruraux qui regrettent le manque de gendarmes, les producteurs de betteraves qui auraient rêvé d’empoisonner encore quelques années sucre et environnement avec les néonicotinoïdes et, donc, pour ce qui va bientôt nous intéresser, les Vendéens associés pour l’occasion aux anti-Républicains royalistes : tous sont victimes grâce à leur communauté, fût-elle de carton-pâte.
La communauté a le vent en poupe et cingle, toutes voiles dehors, vers les bâtiments cherchant encore à s’en tenir à une réflexion qui, sans prétendre à l’objectivité perpétuelle – fantasme imprécis et, à vrai dire, pas super intéressant –, aspire à se déprendre des trois poisons de la chougne :

  • l’émotionnel (qui incite à confondre une situation avec sa présentation),
  • le compassionnel (qui pousse à remplacer la pensée par un blanc-seing accordé à un mélange de pitié et de peur), et
  • le consensualisme (qui pousse à ne plus parler qu’avec ceux qui partagent mon opinion, tout en conspuant ou menaçant les autres).

Profitant de cet engrenage, des produits culturels s’emparent de cette tendance et nourrissent à grande échelle le désir

  • de former un oxymorique tout partiel (ma communauté est un tout parce qu’elle est identifiable, cernée, limitée donc perceptible dans sa globalité, et ce tout est partiel puisqu’il y a d’autres communautés et quelques électrons libres, alléluia !),
  • de déplorer un traitement défavorable,
  • d’exiger réparation et
  • de se conforter dans un entre-soi qui, parfois, peut se révéler d’autant plus délétère qu’il accentue les postures de victimisation.

 

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Vaincre ou mourir se situe dans cette économie de la chougne ce qui, d’emblée, oblige celui qui l’évoque à faire un pas de côté. Fruit assumé des thèses engagées défendues par le villiériste microcosme qu’est le Puy du Fou, il se présente à la lisière entre un récit engagé et une fiction qu’il faut juger en soi. Loin de reprendre la devise cartésienne du « larvatus prodeo », en deux ou trois mots, il veut être un exemple de révolution culturelle

  • réécrivant l’Histoire que la République aurait faussée,
  • réhabilitant des héros vénérés localement par histrions et suiveurs, et
  • fédérant une certaine droite française,

non pas celle des permanentes vaguement violettes qui picorent Le Figaro en frissonnant joyeusement d’horreur quand des manifestants se, eh bien, précisément, manifestent, non pas celle des affreux jojos aux crânes rasés qui cherchent une voie plus tonique que celle des successeurs de Jean-Marie, mais celle des royalistes poussés par une vision nostalgique de l’Histoire – et pourquoi pas ? – et une haine viscérale mais un rien fataliste de la République sous à peu près toutes ses formes, fors leur confort personnel, faut pas déconner. En soi, ce positionnement est tout à fait séduisant pour au moins trois raisons.
D’abord, Vaincre ou mourir est séduisant parce qu’il est difficile de comprendre pourquoi seuls des engagements marqués à gauche seraient tolérables. Pourquoi, si des tombereaux de produits culturels louent la société multi-ethnique, dénoncent la verticalité oppressante des régimes non démocratiques et considèrent que la pérennité d’une dictature nobiliaire, plus ou moins dictatoriale, est le garant d’une nation, mot que certains, Pharaon Ier de la Pensée complexe en tête, essayent d’effacer au profit de pays voire de communauté européenne (encore une communauté !), oui, pourquoi diable des produits non conformes à la vulgate des milieux biberonnés à la subvention publique en échange de leur soumission aussi patente que consternante et limitante, pourquoi ces produits non conformes devraient-ils être rejetés d’emblée ? Il serait assez cossu de louer le pluralisme et l’engagement, d’un côté, tout en réduisant l’engagement à la resucée moins lénifiante qu’inepte de la pravda actuelle.
Ensuite, Vaincre ou mourir est séduisant parce qu’il parvient à faire pousser les hauts cris convenus, attendus, souhaités, presque obligatoires aux bien-pensants, qu’ils soient macronistes par penchant arriviste (en dépit de mes efforts d’empathie et d’imagination, j’ai du mal à imaginer une meilleure excuse), gauchistes de rente ou dignitaires focalisés sur une seule obsession : « Pas de vague ! » Quand la médiocrité intellectuelle, la servilité culturelle et un mélange d’appauvrissement et d’assèchement des politiques culturelles deviennent la norme, il est presque joyeux qu’un film, fût-il bancal, fût-il en réalité soutenu par le système via StudioCanal, fût-il simpliste et artistiquement limité ainsi que les critiques officiels me le promettent, secoue la mollesse ambiante.

  • Qu’il dise le mot de Cambronne à l’inclusivité,
  • qu’il se tampiponne des sujets voletant autour de la tolérance et du transgenrisme,
  • qu’il fasse fi de l’Histoire objectivable,
  • qu’il propagande autre chose que le narratif en vigueur sur la France en général et la Révolution en particulier,

mais tant mieux, bon sang, et même si c’est nul, et surtout si c’est nul ! Pourquoi, grands démocrates et beaux esprits que nous sommes, ne devrions-nous autoriser que le ressassement des convictions construisant la conception de la République actuellement en vigueur ?
Enfin, Vaincre ou mourir est séduisant parce qu’il met en scène la communautarisation de la vie culturelle française dont nous ne pouvons plus ne pas avoir conscience. Les réactions que ce film suscite révèlent la puissance du credo pravdique qui pèse sur la vie artistique. Que ses contempteurs dénient au produit tout intérêt, toute validité, toute qualité, contribue à renforcer l’incongruité du coup de tam-tam (sans doute les vaincroumouriristes préfèreraient-ils le « roulement de tambour » à l’expression d’Émile Zola) qui retentit jusqu’à obtenir, gloire suprême, la une dénonciatrice de Libération. Pour qui est un peu taquin et ne dépend pas de la puissance médiatique, savoureuse est la disproportion entre un produit dérivé d’un parc d’attractions, d’une part, et, d’autre part, l’émotion associant haine et mépris qu’il a suscitée et qui s’est déversée dans d’amusants pensums révulsés – et, soyons précis, dans quelques billets furibonds et cependant clairement motivés.

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=yEcLFGEnYfo[/embedyt]

 

Dans ce contexte, peut-être est-il judicieux d’avoir conscience du double statut du film. De facto (ça change de « de fait »), Vaincre ou mourir ressortit de l’économie de la chougne en capitalisant sur le massacre considéré comme génocidaire – degré suprême dans la hiérarchie de la chougne – des Vendéens lors de la Révolution et sur la confiscation de l’Histoire par une République honnie ; et il est aussi un révélateur d’une peur étrange de la dissonance et du désaccord, quand bien même les armes à la disposition du fauteur de duretés, ainsi que l’on disait en musique jadis, sont dérisoires face à celles de ses contempteurs. Les deux statuts sont liés, car ils manifestent, chacun à leur façon, la communautarisation qui a tendance à polariser la vie culturelle française. Flotte toujours ce relent de compartimentation sectorielle et castratrice : que les Africains et leur descendance naturalisée aillent voir Aya Nakamura (j’en avais parlé avec Tita Nzebi en lui demandant si seuls les Gabonais parlant sa langue avaient sens à l’aller applaudir), les vieux Blancs un concert de musique classique ; que les jeunes-de-banlieue kiffent les « musiques urbaines », et que les bobos parisiens se gobergent de la performance énigmatique et engagée d’une égérie féministe risquant son corps nu dans une chorégraphie improvisée mais très pensée à travers une expérience ouatée (« c’est jubilatoire et ciselée, avec un je-ne-sais-quoi de doux dans la sincérité de la rébellion »), remuante (« on n’en ressort pas imberbe !!! ») et tutoyant les plus grands moments de l’art (« un événement présenté en collaboration avec France Inter et Télérama ») à vivre, partager et instagrammer au Cent quatre.
Chacun son monde.
Que nul ne dépasse.
Vaincre ou mourir ne prétend pas contrevenir à ce saucissonnage communautariste de l’offre culturelle, au contraire. Le produit ne cherche pas à séduire le tout-venant en mettant en avant son projet divertissant par-delà son positionnement idéologique. Non, il s’agit pour lui de fédérer, motiver, rendre fiers les militants payant leur billet moins pour le film que pour tendre bien haut un médius préalablement humecté à destination du diktat de l’industrie du cinéma et de la pensée. En dépit du sujet, l’heure n’est pas à la révolution, mais à la révolte. Reste à découvrir ce qui se cache derrière bruits et fureurs, presque sans jeu de mots, pensez. Ce sera l’objet d’un prochain post sur le sujet.

 

Renée Fleming, « Cities that sing: Paris », 18 septembre 2022

Capture extraite du film de François-René Martin par Rozenn Douerin

 

Voici un produit hybride et assez mollement défini ! Le pitch parle

  • d’une visite de lieux iconiques de Paris en compagnie de l’une des dernières sopranos vedettes fabriquées par l’industrie du disque (la seule qui restait vraiment sur le marché, Anna Netrebko, a été balayée par le racisme antirusse adoré par les décérébrés et prôné par les lèche-entre-fesses ou les concurrents pas au niveau),
  • d’une lettre d’amour à la culture française,
  • d’une « expérience immersive »,

le genre de baratin que l’on a peine à imaginer toujours en vigueur – preuve que si. Qu’importe, c’est l’occasion pour les fans et leurs accompagnateurs de retrouver la Renée en souvenir du bon vieux temps.
Sans préambule, l’affaire s’ouvre le 18 septembre sur une médiocre interview live assurée façon mini show du samedi soir par Kelsey Grammer, introduite par rien, sciemment grand public et, dès lors, forcément pauvre et banale pour les flemingomanes, pourtant seuls susceptibles de venir voir un projet qui s’annonce aussi mal – et pour 25 € au cinéma de la Villette, s’il vous plaît. Le ton bon enfant n’y peut mais, l’aspect bancal de l’exercice saute aux yeux :

  • le direct – qui n’apporte rien – exclut de fait les non-anglophones du jeu (la traduction écrite est forcément perfectible et très en retard sur la VO !) ;
  • les « questions digitales du public » sont plates, redondantes ou escamotées parce que pas le temps de répondre ; et
  • l’échange ronronne entre
    • banalités rasoir (« j’aime New York car ma famille y vit »),
    • pistes abandonnées sans doute pour éviter de faire trop technique (« j’aurais aimé chanter la Dame de pique« ) et
    • éléments de langage consternants sur l’opéra « démocratique » parce que l’on peut même le déguster au cinéma « en mangeant des popcorns » (ça gâche pas du tout l’expérience des voisins, ça, le popcorn au cinéma qui plus est quand tu viens écouter de la musique savante : à force de prétendre se mettre à la bassesse supposée des glandus dont nous sommes, même les grandes dames se piquent de dire des conneries).

Ce mauvais moment passé, le film commence, revendiquant une esthétique compassée et disneyisante, bref, malaisante. Même si Renée Fleming s’est retirée des scènes opératiques, quel dommage de la réduire à une vedette vintage engoncée dans son statut d’Américaine lisse à souhait, écrasant Paris sous le poids d’une carte postale éléphantesque, dont le propos oscille entre grotesque et saugrenu ! Le choix du théâtre du Châtelet comme lieu « historique » en est un bon exemple, l’opéra ayant été chassé de cet espace au profit, essentiellement, de billevesées mainstream (et, donc, de privatisations). Dès les premières séquences, l’on découvre que, pour enrichir le répertoire proposé entre deux séquences touristiques, trois autres chanteurs – Piotr Beczała, Alexandre Duhamel et Axelle Fanyo – interviendront également.
Après un générique en forme de plongée fake dans les coulisses et le before, la « barcarolle » des Contes d’Hoffmann est censée lancer les festivités. Alors que le Paris divers est exclu de l’écran (les extérieurs sont filmés dans les quartiers chic, jamais dans l’Est parisien), François-René Martin tente de purifier ce projet élitiste et blanc en insistant, hypocrisie consensuelle oblige, sur la « diversité ». Aussi Axelle Fanyo est-elle montée en épingle, ainsi, et c’est plus gênant, qu’un musicien de l’orchestre – noir, forcément. Ce n’est certes pas la couleur qui pose problème mais l’insistance avec laquelle la caméra pointe l’artiste du rang. Cette grossièreté, moins appuyée que profondément raciste, sonne aussi comme la pitoyable justification des artistes mal dans leur peau devant les attaques wokisto-décoloniales – le magazine de l’Orchestre de Paris de septembre 2022 l’évoquait, se demandant, p. 18, « pourquoi la plupart des musiciens sont blancs ? » (un indice : peut-être parce que l’on est en France et que, jusqu’à ce que soit promulguée la nouvelle vulgate, le grand remplacement n’existe pas). Or, la prise de son ne flatte pas l’ex-violoniste diplômée du CRR de La Courneuve devenue soprano. Mal pensée, la captation de cette séquence paraît déformer le timbre de la cantatrice française en le rendant, semble-t-il, nasal et peu élégant, ce qui ne sera pas le cas de ses interventions suivantes. Probablement une erreur de mixage ou un problème de diffusion puisque l’air des « Pêcheurs de perles » met, lui, en valeur un Piotr Beczała à la voix sûre, à l’expression sobre et à la diction soignée donc intelligible.
S’ensuit une pénible séquence publicitaire au profit d’Alexis Mabille, qui fait de la haute couture galerie Vivienne et habille Renée Fleming pour les airs du film, dont « Adieu notre petite table », extrait de Manon, qui enquille. La diva, qui a gardé un souffle remarquable et un beau timbre, y privilégie la sensibilité et l’expressivité sur la projection du français, pour le moins approximative, et la justesse, çà et là presque souple. Fixant le fond de scène (l’orchestre est derrière, ce qui permet aux caméras de fixer les dorures et velours de la salle à l’italienne, on en est là), Piotr Beczała y va de son tube via « Pourquoi me réveiller ? », extrait de Werther. Difficile pour lui, dans ce contexte, d’incarner son personnage, mais le ténor assume crânement ce must du répertoire, avant que Renée Fleming ne reprenne le manche pour un air où la connexion avec l’orchestre peine parfois à être pleinement synchronisée.

 

Piotr Beczała et Renée Fleming. Capture extraite du film de François-René Martin par Rozenn Douerin.

 

Dans le plan suivant, la vedette prend le temps de siroter quelques gorgées de rouge dans des verres immenses et un troquet très classe, so Paris, en compagnie du metteur en scène Robert Carsen, qui a su associer Louis Vuitton et l’opéra – démocratie, quand tu nous tiens. Bienvenue dans un Paris 100 % cliché où la ville est désignée « capitale mondiale de l’opéra » ce qui, hic et nunc, peine même à faire rigoler. On imagine que les villes suivantes, si villes suivantes il y a, seront à leur tour capitalisées. Par avance, bravo à elles !
C’est à Axelle Fanyo d’enchaîner avec l’air des bijoux et de la Castafiore, signé Charles Gounod. Le résultat laisse le spectateur partagé entre une performance vocale tout à fait digne et une avalanche de mimiques contorsionnées qui en deviendrait presque fascinante : comment, à ce niveau vocal, peut-on ne pas avoir été coachée scéniquement afin d’adopter une attitude plus juste, une gestuelle plus sobre donc plus signifiante, une posture plus maîtrisée et moins stabyloteuse ? Heureusement, dans la « Nuit d’amour » qui suit, les deux héros sont d’accord pour chercher une joie éternelle, ça fait toujours plaisir.
Le maelström bifurque vers le lied en convoquant le pianiste Tanguy de Willencourt pour jouer Debussy tandis que l’on apprend des secrets passionnants (« les sœurs Labèque m’ont appris à choisir les fromages et les macarons », wow). Bien que l’on peine à saisir la ligne directrice du film, l’on se réjouit de cette parenthèse musicale plus intimiste. À Reynaldo Hahn et à son « Heure exquise » succèdent les « Pleurs d’or » de Gabriel Fauré, avec Alexandre Duhamel au timbre très sûr, ainsi que « Les filles de Cadix » de Clément Philibert Léo Delibes – un golden hit flemingien que la soprano chante toujours avec cœur, métier et gourmandise sans cependant que l’auditeur soit en mesure d’en comprendre plus qu’un ou deux traîtres mots.
Le ridicule franchit un step quand les deux sopranos se retrouvent par hasard dans une boutique de vinyles (où trône, coïncidence, un CD de la Fleming). Puis Axelle Fanyo monte sur un cheval de bataille disputé entre sopranos et mezzos : la habanera de Carmen. Une fois de plus, on regrette que l’expressionnisme de la cantatrice, tatouage et minauderies en bandoulière, gâche l’impression favorable qu’aurait dû laisser la voix. Cette surinterprétation, moins intense qu’expansive, réduit l’expressivité à une série de postures caricaturales enchaînées (on est quasi sur une posture par mot). En voulant absolument montrer son investissement des paroles, même dans le cadre d’une performance uniquement filmée donc sans nécessité de surjouer pour toucher le spectateur du dernier rang, l’artiste, au lieu de s’appuyer sur la musique, fracasse l’impression d’incarnation sincère dont procède, les bons soirs, le charme vénéneux de l’illusion scénique.
À l’inverse ou presque, « La fleur que tu m’avais donnée » valorise à la fois l’art vocal et l’artisanat scénique de Piotr Beczała. Le ténor s’en tient à une exécution directe, efficace, sûre, laissant à son timbre, à ses inflexions et à sa présence le soin de traduire le trouble de son personnage. Le toréador Alexandre Duhamel affiche lui aussi une voix très solide, quoique l’intelligibilité du texte ne soit pas exactement au cœur de son projet ; et la balade parisienne se finit sur le « Libiamo, ne lieti calici » de la Traviata, feat. la Fleming et le Beczała. Le chef dirige à la parisienne, id est avec une baguette (pas le pain, dommage…) et une coupe à la main. Le quatuor de chanteurs se réunit pour le finale avec caméras apparentes et flûtes de bulles pour tous, orchestreux compris. Puisque l’on vous dit que ça, c’est Paris !
En résumé, as far as we are concerned, ce film développe un concept en forme de chromo, plus digne d’une émission télévisuelle d’antan pour fin d’année cultureuse que d’un écran géant de cinéma et d’une grande dame de l’opéra. Le résultat aurait pu être léger, grisant voire aérien comme une opérette, il paraît étouffe-chrétien comme une brioche ratée. Il aurait pu revigorer les curieux, il déçoit souvent, il chafouine et chiffonne parfois. Les artistes n’y sont pas pour grand-chose mais, dans ce Paris de Ratatouille, géographiquement et musicalement plus que restreint, le mélomane français, même flemingophile, risque de sourire jaune en voyant ces images. Peut-être fallait-il se méfier d’emblée : le pitch était vague, et quand c’est flou, il y a souvent un grand méchant loup, et pas de ceux à qui les jeunes filles ne sont pas toujours tristes de conter fleurette au détour d’un bosquet.

 

Mario Daniel Villagra, « Arnaldo Calveyra tras sus huellas », Maison de l’Amérique latine, 6 mai 2019

Mario Daniel Villagra, réalisateur. Photo : Bertrand Ferrier.

C’est un hommage, c’est même une double prolongation : celle, bénigne, d’une amitié nouée à Henri-IV avec une voisine de cours d’espagnol résolument singulière, qui s’avéra être la fille d’un poète argentin ; et celle, profonde, d’un poète-étudiant argentin, émigré à Paris pour y étudier, demeuré à Paris pour éviter la dictature (même quand fut évoquée, lors du débat, la raison de cette émigration argentine persistante dans les années 1970, nul n’aborda le sujet politique, il est des tabous polis qu’il paraît encore bienséant de ne point convoquer), et devenu un illustre inconnu dans sa terre d’adoption.

  • Arnaldo Calveyra est illustre car il s’illustra en Argentine mais fut itou publié par Gallimard (un peu) et Actes Sud (deux fois plus), excusez du peu. À sa mort, en 2015, le cimetière parisien résonnait de piano en live, et une Académicienne prononçait son éloge devant une assemblée fournie et recueillie – on tape pas dans le poète lambda. Aujourd’hui, nous assure-t-on, le monsieur est reconnu comme un chef de file par de nouveaux poètes de son pays.
  • Pourtant, et ce n’est pas une insulte d’inculte, Arnaldo Calveyra demeure inconnu. En effet, son œuvre reste peu pratiquée dans le petit Hexagone franco-français – et peu y fait qu’elle ait été adoubée par des compatriotes vedettes comme Julio Cortázar, ou des écrivains stars de la traduction comme la toujours profonde Silvia Baron Supervielle. Aussi le réalisateur Mario Daniel Villagra fut-il été mandaté, pour la troisième fois, par la province d’Entre Ríos, sur les traces d’un écrivain à la fois marquant et évanescent.

Ce lundi soir, dans la prestigieuse Maison de l’Amérique latine, luxueusement sise dans les beaux quartiers parisiens, le film issu de cette commande est projeté pour la première fois en France – non sans être précédé de vin et de tortillas, avec une simplicité bienveillante, ce qui est une façon toujours agréable de recevoir familiers de longue date, authentiques curieux et gens entre-deux-mers. Preuve de l’écho toujours puissant de ce poète, l’auditorium est bondé de grandes figures et de petites silhouettes, de cheveux clairsemés ou argentés et de jeunes-à-portable, tous pressés de découvrir à quelle sauce le mystère A.C. fut croqué.

Photo : Bertrand Ferrier

Or, la problématique est, révérence parler, moins Arnaldo Calveyra que les traces par lui laissées (« sus huellas »). Si « l’aube donne sa couleur aux choses », que reste-t-il quand la nuit est advenue… surtout quand le gaillard conseillait de ne jamais oublier d’être « à plusieurs endroits à la fois » ? Sorte de métaphysicien quantique, il affirmait même voir sa province argentine depuis une fenêtre du cinquième arrondissement parisien. Pas pour jouer à l’évaporé : plutôt parce que la vue n’est pas la vision, comme la langue n’est pas le langage – au cas où pas clair, expliquons, quitte à paraître fat, que la langue est métaréflexive, elle peut réfléchir sur elle-même, alors que le langage en est incapable, ainsi que le démontre le langage mathématique. Dans cette perspective, il est certain que le film tâche d’aider à imaginer moins un poète qu’une figure de l’insaisissable.
Aussi se dérepère-t-on. À la poursuite du fugitif Arnaldo, l’on voyage donc dans Paris, au ras des tables des bistros, rue Cujas (cinquième arrondissement), rue Broca (quinzième), rue Charles Fourier (13), et le 17 rue Pascal (cinquième). En quête d’indices de familiers, l’on passe de la parole de son épouse, l’universitaire Monique Tur, à celle de ses enfants, Eva et Beltrán. Pour approfondir sa personnalité, l’on passe de l’évocation de Carlos Mastronardi au grand Julio, en évitant Peter Brook – par désir de concentrer le poète sur sa poésie, peut-être.
Soucieux de ne négliger aucune piste, en dépit du bref format que constituent les 40′ réglementaires, on oscille entre les entretiens avec ceux qui l’ont connu, ceux qui l’ont fréquenté, ceux qui ont travaillé avec lui. Tous les témoins sont formels et postulent que, à la fois, Arnaldo Calveyra était poète et homme, écrivain et papa, inventif manipulateur de langage et être humain ; partant, tous admettent que, par le fait même, il était là et à-côté, vivant par exemple en France et en Argentine simultanément (« il vivait dans la poésie », synthétise Silvia Baron Supervielle, « et ne parlait ni l’espagnol d’Argentine, ni l’espagnol d’Espagne »). Comme on n’est pas flic, ça nous plaît bien, comme idée.

Entre les fleuves de la vie, comme sa province d’origine, l’homme est dépeint à l’aide de différents langages, médiatiques – une dédicace pour Stella, l’évocation d’une rue qui porte son nom, un document audio, un paysage, un ciel, un larmoiement de bandonéon – et sémiotiques – l’espagnol et le français, le direct et l’écrit, l’évoqué et le lu. Le spectateur sait gré au cinéaste de lui jeter aux yeux et aux esgourdes autant des platitudes saisissantes, tellement hispaniques (« Arnaldo era la poesía misma él mismo »), que des fulgurances auctoriales comme :

  • « Ne jouions-nous pas au football pour ne pas nous entretuer ? »
  • Ou : « Entre la position d’un gardien et celle, assise, d’un écrivain, il n’y a pas grande différence. Juste quelques centimètres. »
  • Ou : « Enseguida de la infancia, hay morir. » (Juste après l’enfance, il y a : mourir.)
  • Ou : « Au début et à la fin de la phrase, la même sensation d’impuissance. Ne l’oublie pas. »
  • Ou, comme par suite : « Del poder del olvido, no te olvides. » (Le pouvoir de l’oubli, ne l’oublie pas.)

En effet, au cœur de l’écriture et de la quête de traces, il y a l’oubli. L’effacement. L’insaisissable. La fugacité, cette seule éternité humaine. Si un documentaire sur un écrivain, même réalisé par une équipe admettant s’être constituée autour d’une opportunité sans rien connaître de l’homme ni de l’écrivain (apparemment, c’est pas toujours un défaut), si un documentaire sur un écrivain, notulais-je ce tout tantôt en espérant la pertinence de cette supputation, popopo, doit, avant tout, être un apéritif vivant visant, et hop, au sens latin du terme, à donner envie de consommer les plats du mitron qu’il met en avant, celui-ci, ma foi, est tout à fait réussi.

« The Guilty », Cinéma des cinéastes, 30 juillet 2018

La problématique : la mode des polars qui viennent du froid touche le cinéma comme la littérature. Voici donc un film dont le titre danois a été habilement traduit en français par The Guilty, tellement sexy. Mais qui est ce ou cette coupable ? et le film de Gustav Möller est-il vraiment un film, puisque le réalisateur s’échine à ne pas filmer ce qui fait le cœur de l’action ?
L’histoire : Asger est puni. Cet agent de la police danoise s’est mal comporté. Suspendu de ses fonctions sur la voie publique, il est affecté aux appels d’urgence en attendant son jugement, le lendemain. Alors que son service est sur le point de prendre fin, une femme prénommée Iben l’appelle. Elle vient d’être enlevée par son ex. Prisonnière dans une camionnette blanche, elle laisse derrière elle son très jeune fils et sa jeune fille. Asger envoie des agents à son domicile et lance les recherches pour sauver la malheureuse. Mais le très jeune fils est mort, et la malheureuse, eh bien…


Le film :
The Guilty est filmé dans deux pièces closes et un couloir. Il n’y a quasiment qu’un acteur en live, Jakob Cedergren, ses principaux interlocuteurs restant au téléphone. Le projet fonctionne donc sur deux défis : le temps réel et la captation de tout ce qui n’est pas l’action. Les deux astuces jouent sur la frustration du spectateur, puisqu’il s’agit de donner l’impression que « ça ne va pas assez vite » et que « l’autre, là, il devrait aller sur place plutôt que solliciter collègues hostiles ou potes plus ou moins refroidis ». Le pari, en soi, est assez malin. Il contrarie maintes habitudes scénaristiques, maintes coutumes du polar, maintes facilités chères au spectateur. Il permet aussi de développer le contraire d’un film muet : un film sonore, puisque l’essentiel se passe dans les coups de fil échangés entre Asger et ses interlocuteurs. Pour autant, est-il totalement séduisant ?


Malgré l’aspect ascétique donc violent et excitant de la chose, ce film intelligent peut décevoir. D’abord parce que, peut-être par obligation, il rentre dans les codes du polar moyen (le flic a, disons pour ne pas spoiler, ses propres démons, tant perso que pro, qui ne le rendent pas toujours bon juge, l’histoire le prouvera). Ensuite parce que, si le cinéaste retire l’action du visuel pour la rabattre sur le son, il n’offre guère de nourriture visuelle, à notre appétit, pour substituer à ce sobre retrait une chips ou une noix de cajou susceptible de nous laisser en appétit – en clair, ne rien montrer, c’est mignon, stimulant pour les esgourdes, tout ça, mais, sur 90’, ça finit par ressembler un brin à une facilité, si l’on excepte la scène de l’aveu final avec les collègues plus ou moins flous. Enfin parce que le scénario paraît être tiraillé entre sa volonté d’être audacieux (on voit que ce qui se passe pas) et bien gentillet (ça se termine presque bien, et tout est explicité à la fin, en contradiction avec l’affirmation du réalisateur qui déclare avoir choisi l’acteur parce que « avec ses yeux, c’est comme s’il vous cachait un secret »).


La conclusion :
The Guilty est un film fort intéressant mais qui échoue à nous séduire pleinement. C’est en partie notre faute : difficile de nous éblouir avec une pièce de théâtre filmée. Bizarrement, ce nonobstant, il faut l’admettre, nous aurions pu adhérer à ce film si le bouclage n’avait pas été aussi ferme. De fait, notre objectivité de non-cinéphile nous oblige à admettre qu’une certaine déception nous saisit devant la contradiction entre un projet original (on va faire un film où le son désamorce la nécessité du voir) et le souci de rester autant que possible « réaliste » (plans larges, référents, costumes). Aussi la tension entre une narration classique et la volonté de créer un huis clos téléphonique dissonant (loin de l’énergie mainstream  de Phone Game, par exemple) voire invraisemblable (un flic accusé d’avoir buté un jeune est toujours en fonction) nous semble-t-elle fonctionner à demi. Bref, nous eussions aimé éprouver la veine onirique de ce film inégalement recherché, afin de rejeter l’idée que nous eussions eu plus de joie à l’applaudir à la télé en tant que théâtre filmé.
(Oui, ça fait beaucoup de « zussion », mais bon, foutez-nous des titres en français et on reparlera stylistique, bon sang.)

En attendant Pierre-Marie Bonafos…

Avant la bataille. Photo : Rozenn Douerin.

Mémorable, je vous dis : grâce à l’engagement total et au talent de l’artiste, Noël Hazebroucq (dont tel ou tel de ses ex-profs du Conservatoire à Rayonnement Régional de Paris continue d’être fan au point d’assister avec gourmandise à ses concerts, et à payer pour ça, c’est dire), grâce aux petites mains anonymes mais salvatrices qui ont permis sa réalisation très concrète (l’intendante multijointe pendant ses jours off, la photographe-technicienne vidéo, le proche sauveur de situation, l’artiste pas anonyme mais capable de dénicher un câble HDMI-HDMI un samedi à 20 h…), et grâce au distributeur Films sans frontières représenté par Christophe Calmels, qui s’est montré compréhensif devant l’intérêt artistique du projet, le cincéconcert de Noël Hazebroucq a ébloui les nombreux spectateurs qui ont eu la curiosité et l’énergie de venir y assister. Oui, parmi les spectateurs ébaubis, yavhé le programmateur mais, genre, le programmateur, lui, il aime pareil tous les concerts qu’il programme, l’hyprcrite.

C’est vrai, quand on organise un événement, on a toujours l’impression que les gens doivent être foufous à l’idée de venir ; alors que, en vrai, la fatigue, la lassitude, les autres événements, le ras-le-bol, la peur de se faire suer, tout ça, le rganizateur la connaît bien – il l’éprouve aussi mieux quand c’est pas lui le rganizateur. Or, un film de 1919 qui dure 77′, comme Le Cabinet du docteur Caligari, un samedi soir, il faut de la force pour venir voir ça – dans une église, en sus… Et pourtant, bordel, et pourtant, pardon pour la prétention, comme les curieux qui sont venus ont eu raison de se secouer les saucisses !

Les Belges ont Serge Schoonbroodt. Nous avons Noël Hazebroucq, na. Photo : Rozenn Douerin.

Certains sont venus par fidélité pour le festival Komm, Bach!. (Ben quoi ? On peut le dire, bon sang !) D’autres par admiration pour le classique de Robert Wiene projeté ce jour ; ou par amitié pour le programmateur ; ou par adulation du musicien exceptionnel qu’est Noël ; ou parce qu’intrigué par les tracts distribués par l’artiste, le programmateur ou le papa du virtuose ; ou pour moult autres raisons. En tout cas, les gourmands étaient en force, et c’était bien aimable à eux – tout juste espérons-nous les en avoir bien récompensés.

Photo : Bertrand Ferrier

Les tests de l’après-midi avaient permis la mise en place de l’essentiel du matériel… à un câble près, tant il est vrai que l’organiste titulaire n’est pas prévenu de toutes les messes dans l’église où il joue, ce qui peut compliquer une partie de l’organisation – sauf quand l’artiss est compréhensif et sympa donc, en gros, sauf quand il est programmé par le festival Komm, Bach!. Résultat, quand le concert finit par commencer, l’attente est maximale et l’espoir d’émotions à son comble.

Photo : Rozenn Douerin

À la tribune aussi, la pression est maximale juste avant le début de l’événement. Un discours bien pourri – pardon : spontané – du programmateur plus tard, c’est parti ! Avec cette surprise extraordinaire pour les incultes de mon espèce : en fait, un « film-culte » réservé aux spécialisss, quand c’est magnifié par un endroit inattendu et une musique magnifiquement maîtrisée autour de deux gimmicks, c’est frisson.

Claviers préparés, guitare et cordes vocales en action. Photo : Rozenn Douerin.

Alors, oui, certains souligneront que ce concert est aussi mémorable parce que la fin fut colorée par telle intervention extérieure où l’envie de religion sentait l’alcool à plein nez, et où le souci de solidarité communautaire puait le racisme antiblanc ; c’est vrai, mais, honnêtement, c’est de la paraffine. Un artiste qui démontre une nouvelle fois sa science de l’accompagnement de film, de l’harmonie, de l’émotion et de la musique en général, c’est avant tout une pierre blanche dans l’histoire du festival Komm, Bach! après quarante-six concerts. Merci et bravo, Mr Noël Hazebroucq !

Noël le musiqueur de film. Photo : Rozenn Douerin.

 

« Genesis », Classe de composition, CNSMDP, 19 janvier 2018

Laurent Petitgirard et l’orchestre du CNSMDP, avec Manon Galy en violon solo. Photo : Bertrand Ferrier.

On connaissait Genesis revisited, superbe album de Steve Hackett covérisant ses années de groupe. Cette fois, rien à voir avec le combo de rock progressif : Bruno Coulais, compositeur original, demande à ses élèves de la classe de « composition à l’image » du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, ouf, d’écrire, à six, une partition sur Genesis, film de Claude Nuridsany et Marie Pérennou.

La solitude d’Emma Blanc-Prieur juste avant le premier « pling ». Photo ratée : BF.

Le projet : sur un film célébrant la nature (la naissance fantasmée ou scientifique de la vie, mais aussi les origines mythiques du récit via le griot Sotigui Kouyate), six étudiants du CNSMDP proposent chacun leur musique pour un bout de 1 h 15’, dans une interprétation remarquable – après un début compliqué – de leurs condisciples dirigés par Laurent Petitgirard.

Sotigui Kouyate dans « Genesis ». Photo (c) Bac Films.

Le résultat : bien qu’un peu souillé par la marque du vidéoprojecteur, suppute-t-on, gravé sur l’image de bout en bout, le métier des compositeurs paraît déjà évident et remarquable. Certains ont bien pointé la difficulté d’écrire dans la presque-urgence (une enseignante du Conservatoire nous rapportait le cas d’une des six personnes à qui elle demandait de raconter ses vacances de Noël et qui lui a rétorqué : « Pas de vacances, je composais »), mais tous ont rendu un travail de grande qualité, alors que chacun n’était pas traité à la même enseigne – c’est plus facile d’ouvrir ou de clore un film, faut reconnaître. Au-delà des spécificités, on remarque un goût général pour le célesta et ses effets aussi faciles qu’efficaces, le piano en monodie et, misère, l’accordéon. Les cordes sont plus souvent valorisées que les vents (un seul compositeur met en avant la clarinette basse) : la composition à l’image doit supposer, conclut-on, une efficience, donc une consensualité assez cadrée.

Laurent Petitgirard, Julien Mazet, Nathan Rollez, Minwhee Lee, David Jorda-Manaut, Stanislav Makovskiy, Pierre David et Bruno Coulais sur la scène de la salle Rémy-Pflimlin du CNSMDP. Photo : BF.

Pour admettre nos préférences, nous proposerons deux catégories. Hasard ou réalité scientifique, la première, qui concerne le métier, reconnaît la clairvoyance du prof qui a attribué l’ouverture et la fermeture à ses deux élèves les plus convenables, ce qui n’enlève rien à leur savoir-faire mais le fait passer devant leur personnalité – peut-être une qualité dans ce genre pour partie fonctionnel. Julien Mazet propose une ouverture assez sûre d’elle pour associer des ensembles orchestraux de géométrie différente, alors que la plupart de ses pairs se servent souvent de l’entièreté de l’extraordinaire outil qu’est ce grand orchestre. Pierre David signe une clôture remarquable dans la variation d’atmosphères. Dans la seconde catégorie, celle des personnalités singulières, on accordera une médaille d’argent à David Jorda-Manaut qui, sans renoncer à quelques effets superfétatoires, parvient à évoquer des contrastes dépassant la stricte description iconique (les excellents bruitages intégrés au film suffisent à cela). Dans notre toute naïveté, nous remettons néanmoins la médaille d’or à Nathan Rollez, pour son sens des harmonies inattendues, qui remotive sans fard la musique de film en y apposant une patte personnelle laquelle, en stimulant l’écoute, stimule aussi le regard – loin des procédés systématiques permettant aux vedettes du genre d’apposer leur griffe sur un film.

Marie Pérennou, Claude Nuridsany et Bruno Coulais. Photo moche : BF.

En conclusion, une classe visiblement bien coachée, quelques personnalités de compositeur évidentes, un grand outil orchestral et un beau projet à entrée libre applaudi par une salle comble : bref, belle soirée.

Three Billboards outside Ebbing, Pathé Wepler, 17 janvier 2018


Grand film sur la disparition d’un enfant, façon Faute d’amour, ou mélodrame sirupeux sur un deuil impossible – l’héroïne ne travaille pas pour rien dans une boutique de souvenirs ? Les avis tranchés s’opposent pour évaluer ce film que les producteurs présentent comme l’un des favoris des Golden Globes – argument marketing fragile si l’on n’est pas de ceux pour qui un prix, virtuel ou non, donne du prix. Voici donc ce que nous inspira Three Billboards outside Ebbing, Missouri réalisé par Martin McDonagh.

Mildred Hayes (Frances Mc Dormand). Photo officielle.

L’histoire

Mildred Hayes (Frances McDormand) enrage car le viol et l’assassinat de sa fille restent impunis. Elle décide de profiter de trois panneaux publicitaires, à l’entrée de la ville, pour interpeler le chef des flics, Bill Willoughby (Woody Harrelson). Les pressions s’accumulent contre cette initiative, d’autant que le policier numéro un se meurt d’un cancer. Inflexible mais blessée par les brimades de l’adjoint au chef, Jason Dixon, joué par Sam Rockwell, et par son ex-mari interprété par John Hawkes, Mildred file un mauvais coton, jusqu’à mettre le feu au poste de police… et partir se venger d’un innocent avec Jason, qui a lui-même mal agi avant de se repentir. Iront-ils jusqu’au bout de leur projet, et sinon quoi ?

Le film

Le projet joue sur les contrastes. Entre de grands paysages et la petitesse d’une ville étouffante. Entre une affaire sordide et des velléités de pastilles drôlichonnes, qu’incarne le personnage pathétique de la mère du flic violent. Entre la volonté d’une héroïne et la vanité de son espérance. Entre la simplicité du déroulement et les dissonances entraînées par des ellipses temporelles (prolepse et analepse). Entre les personnages stéréotypés (la bonne mère têtue, le méchant ex, le good cop vs le bad cop, la nouvelle nana écervelée, etc.) et… et rien, tant Martin McDonagh tient à ce que les acteurs jouent des monolithes, non des êtres de chair évolutifs ou fluents. La caméra oscille donc entre champ-contrechamp banal, plans larges rendant hommage au décor naturel et plans serrés pour mimer la pression qui se resserre sur le personnage et le fait, parfois, exploser.
Le scénario, sérieux et sans fantaisie, exploite posément les ingrédients liminaires (le scandale dans une petite ville), montrant comment nous nous construisons autour d’éléments qui nous cristallisent, nous sédimentent et nous contraignent à jouer le personnage que nous nous sommes inventés. L’exception constituée par le flic violent transformé par la lettre posthume de son ancien patron et par sa semi-crémation, est plus liée à l’envie d’ouvrir une fin ouverte et positive qu’à une originalité dans un océan de platitudes plus souvent sucrées que corrosives – ah ! le pauvre Red Welby (Caleb Landry Jones) se retrouvant par hasard dans la même chambre d’hôpital que son bourreau et lui servant un verre de jus d’orange, comme c’est émouvant !

Mildred Hayes (Frances McDormand) et Bill Willoughby (Woody Harrelson). Photo officielle.

Les amateurs de radicalité passeront donc leur chemin, tant le portrait de la topique Mère courage, capable de presque tout pour sa famille, s’échoue en chemin (l’engrenage dans lequel elle semble engagée se dissout sur le happy end final, dissipant ainsi le fumet prometteur de tragédie). Ce choix de désamorcer systématiquement, après quelques soubresauts, les minuteurs pourtant fixés sur les bombes humaines – ha, ha, je parle en parabole, moi aussi – serait, n’en doutons pas, moins escagassant si une horripilante musique doucereuse (Carter Burwell) ne souillait pas l’image par sa mollesse digne d’un sycophante mollichon. Annoncé par un tube fredonné par la Fleming, le style contemplatif de la partition additionnelle la fige dans un fond de sauce hérissant et jamais capable de nous emporter comme pouvait le faire, dans une veine pas si éloignée, Pat Metheny décorant A map of the World en 2000. Ajoutons que le sous-titrage est honteux, à la hauteur de la traduction du titre, pourtant joli en anglais et tellement réducteur en VF. Mais voilà, dans l’Hexagone, on ne casse plus les couilles, on enquiquine ; et, de raccourcis approximatifs en euphémismes inappropriés, ces petites lignes blanches frisottant le faux sens à plusieurs reprises ne cessent de rajouter du sucré écœurant dans un film qui n’en demandait pas tant.

La conclusion

Three Billboards semble soucieux de ménager la chèvre (rage devant une police inefficace, même si c’est pas sa faute) et le chou (surtout pas d’éloge de la vengeance perso). Les meilleurs moments rejoignent l’animal et le légume, par exemple quand le réalisateur tente de mettre en scène les conflits de petit lieu clos sur lui-même ; mais les personnages clichés, tel Abercrombie (Clarke Peters en vieux flic sage, ersatz de Morgan Freeman) et l’excessif souci de lisibilité du propos font plutôt pencher la balance annoncée au début du côté du mélodrame sirupeux, où le suicide par balle se métaphorise par la noyade d’un nounours. L’image léchée ou habilement salie déploie ainsi un film digne, pas inintéressant, pas vraiment ennuyeux malgré des cucuteries évitables (le revival platissime de la dernière scène avec la fistonne vivante), mais pas non plus, à notre goût, assez créatif ou vigoureux pour rendre justice d’un pitch prometteur (une femme, seule et décidée, contre un village et un crime parfait).

The Square, Ruben Östlund, Pathé Wepler, 22 novembre 2017

Photo de presse fournie par Bac Films

L’histoire

Christian (Claes Bang) est à la fois papa divorcé de deux p’tites blondes dodues, et conservateur d’un grand musée d’art contemporain, un endroit que si tu mets du gravier ou un sac à main par terre, c’est une œuvre d’art. D’un côté, il prépare le lancement d’une exposition déclinant un « carré de la bienveillance », le « square », où chaque personne qui entre est censée bénéficier de l’attention de l’autre, ce qui laisse supposer comment ça se passe à l’extérieur. De l’autre côté, il se fait voler son portable et son portefeuille. Pour le récupérer, il menace avec succès tout un immeuble… mais, trop préoccupé, il ne contrôle pas le lancement de l’expo du carré. Résultat, l’agence de comm’ lance un clip choc où une p’tite blonde avec un chaton explose. Scandale. Alors qu’il ne s’est pas dépêtré de son histoire de cul avec une journaliste américaine (Elisabeth Moss), il doit démissionner.

La critique

Ouvrir des portes, les laisser battantes, profiter du courant d’air et changer de pièce, telle semble être l’option esthétique ici envisagée, tant dans le scénario que dans les prises de vue. Concrètement, le film de Ruben Östlund part sur un air de comédie à trois sujets :

  • faire rire de l’art conceptuel et de ses mécènes,
  • dénoncer la vacuité éhontée de la comm’, et
  • souligner notre dépendance aux réseaux sociaux, à titre personnel (importance de notre smartphone) et collectif (rôle du buzz dans notre valorisation), triple dépendance qui fait écho à l’échec de nos vies non-sociales (déréliction de la famille, éclatement d’amours avortées où l’homme baise car il est connu mais a peur de se faire voler son sperme, indécidabilité de notre personnalité).
Graviers contemporains. Photo de presse fournie par Bac Films.

À vrai dire, même si l’on rit sporadiquement, aucun des éléments de critique (critique de l’art conceptuel, et critique de la critique de l’art conceptuel) n’innove ou ne creuse ce thème, façon Jean-Michel Ribes. Sans doute s’agit-il d’un choix du cinéaste, qui, plus que la linéarité démonstrative, privilégie les contrastes :

  • contraste entre ellipses, saynètes et séquences étirées (le repas de gala) ;
  • contraste dans les focalisations diégétiques (presque tout le film est vu par le conservateur, donc c’est ce « presque » qui est intéressant) ;
  • contraste entre les rythmes, oscillant entre le bref, le répétitif (enfant appelant à l’aide), le pointillé (préparation de la publicité vidéo), le lent transformant l’espace en temporalité (plan fixe sur les filles du conservateur pendant le trajet vers la zone), etc. ;
  • contraste entre les centres d’intérêt tournoyants du film (la scène où l’amante américaine vient demander des comptes au conservateur est typique de cela, où les personnages, dans le musée, sont nets, tandis que la montagne de chaises en arrière-plan reste floue au contraire du vacarme que l’on imagine dû à une autre installation en cours, ce qui mime la vie d’un conservateur, à la fois humain et homme d’art) ;
  • contraste entre la majesté des décors dorés et la platitude, physique, des œuvres proposées, à ras du sol quand elles ne sont pas floues (même le gorille se déplace volontiers à quatre pattes avant de tenter de violer une participante sur le sol)…

Ces contrastes, le réalisateur les traduit par une alternance faussement dégingandée, ça veut rien dire mais j’aime bien, entre scènes narratives de type téléfilm (champ-contrechamp : entretien avec la journaliste-amante) et autres stratégies plus esthétisées (caméra mouvante ; longs plans fixes ; effets de plongée pour accompagner la circulation dans un escalier ; travail sur les couleurs oscillant entre le vif, le fané, le presque noir et blanc, etc.). Un tel impressionnisme visuel, fonctionnant par taches successives, parfois conjointes, parfois nettement séparées, souvent imprévisibles, exige la participation du spectateur pour combler les blancs, accepter les à-coups, encaisser la faiblesse de certains passages (la scène des pom-pom-girls dans le gymnase), modifier sa perception du récit, et comprendre que la fluidité cinématographique et narrative est consubstantielle du propos : The Square n’est pas un film sur l’art contemporain mais une œuvre d’art sur un homme qui se trouve être conservateur de musée.

Claes Bang dans « The Square ». D’après photo de presse fournie par Bac Films.

Que certaines séquences se tournent sciemment vers une comédie plus facile (scène de l’oignon dans le sandwich offert à la mendiante) ou banale (projet de remettre du gravier sur l’œuvre à moitié aspirée, puisque l’art n’est qu’une illusion à la portée de tous ceux qui peuvent exposer dans un musée), que certaines scènes paraissent paresser (retour de l’enfant protestataire, certes dans l’espace intime d’un conservateur habitué aux espaces publics, mais lourdaud) ou esthétiser un brin banalement le répugnant (scène de la poubelle en plongée s’élargissant peu à peu, comme si, en recherchant un numéro inutile, l’homme redevenait conservateur et transformait le sale en art), cela n’a rien d’étonnant, puisque le réalisateur tâche de balayer le spectre d’une vie, entre grandeurs arty, avec nœud papillon, et classique agacement de papa devant ses fistonnes qui se disputent. Il n’est pas jusqu’au placement de produit (Tesla, Jackie, San Pellegrino, Justice pour complaire à la coproduction française…) qui n’ait un lien avec les nécessités comptables de l’art, essentielles en cinéma comme en muséologie, ce qu’évoque le film et que symbolise un couple de mécènes recevant un ridicule bouquet pour cinquante millions de couronnes.

Un peu d’humiliation avec Terry Notary dans le rôle du gorille. Photo de presse fournie par Bac Films.

Partant, patent est le choix du réalisateur valorisant le divers, le diffus, le touffu ou le tout fou parfois. Ainsi, l’éclatement du propos autour d’un personnage, les tensions entre lumières blanches du musée et pénombre caractérisant souvent le monde extérieur, la volonté de rendre, dans la construction du film comme dans les choix de cadrage, le multiple et l’inachevé communs à l’art et à la vie pourront légitimement décevoir les spectateurs que la revendication d’inachèvement et d’œuvre ouverte désarçonnera sans retour. En effet, le scénario, signé par le réalisateur, veille à tout laisser en suspens : l’exposition aura-t-elle lieu ? que va devenir le conservateur après sa démission ? reverra-t-il Anne ? qu’est devenu le garçon censé avoir été puni par ses parents à cause de Christian (et pourtant inexplicablement toujours dehors, alors qu’il se plaint d’être « coincé chez lui ») ? On ne le saura pas… et c’est presque un détail. De fait, pour apprécier le film, il faut accepter cette insaisissabilité du « fin mot de l’histoire », et prendre conscience de la porosité entre les forces en présence : les critiques bateau sur l’art interrogent l’humanité de Christian (au fond, si chics que nous soyons, nous ne sommes que des topoi qui aimons picoler et niquer sans avoir une idée précise de ce que serait le bonheur) ; et, réciproquement, l’humanité du conservateur investit l’art conceptuel, capable, par-delà son ridicule apparent, de poser des questions fondées et, ce, par le truchement d’installations artisanalement ridicules mais philosophiquement signifiantes.

La conclusion

Il n’est pas certain que ce film conduise à partager le fond de bonne conscience sociale revendiqué par le réalisateur, soucieux de réhabiliter les mendiants et « ces gens-là », id sunt les pauvres qui vivent dans des immeubles presque moches et sont donc craints quoique aussi dignes que les gens autoproclamés « bien » qui vont aux musées pour se goberger ; mais il est évident qu’il y a, dans ces cent quarante-cinq minutes, de quoi réfléchir, moins grâce à la substantifique moelle du propos que grâce à la concaténation subtile et bancale d’éléments aussi disparates qui restent dans l’air sans être solubles.

Pjken, l’enfant vénère, joué par Elijandro Edouard. Photo de presse fournie par Bac Films.

Dès lors, le résultat est un beau pied-de-nez à la spécularité vertigineuse du propos (The Square est une œuvre d’art mise en scène dans un film portant son nom ; ce film met en scène un musée visant à abriter The Square, donc le film ; le musée est lui-même mis en scène alors qu’il met en scène lui aussi des œuvres d’art dont le nom est celui du film qui le met en scène, etc.). L’infinitude frustrante du film fracture utilement cette circularité, invitant le spectateur à se questionner sur le processus de création et de réception, donc sur la notion d’art.
Bref, à notre sens, un film à la fois pensé et jamais tout à fait convaincant ; autant dire : un film intéressant.