Le 21 juin 2025, en l’église Saint-André de l’Europe (Paris 8). Photo : Bertrand Ferrier.
« Que soit joyeuse et rayonnante l’allégresse de nos cœurs ! » clame la séquence de la Fête Dieu, rebaptisée « Fête du Saint-Sacrement du Corps et du Sang du Christ ». Pour ce nouvel épisode des « improvisations pour la sortie de la messe du samedi soir », j’ai essayé de tournicoter autour de cette lapalissade en la défiant avec un triple oxymoron, si si. J’ai imaginé une musique
triomphante mais joyeuse,
statique comme un dogme mais fondée sur un mouvement perpétuel pour rappeler que même les fêtes instituées évoluent (la fête Dieu insistait sur la présence réelle du Christ, la fête du Saint-Sacrement stabylote le don d’un Dieu amour manifesté à travers les espèces),
très simple dans son énoncé mais avec çà des foucades et là des bizarreries pour évoquer le côté inintelligible par la raison de la transsubstantiation.
Le 14 juin 2025, en l’église Saint-André de l’Europe (Paris 8). Photo : Bertrand Ferrier.
C’est un détail orthographique qui ne s’entend pas : les chrétiens sont baptisés « au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit » (sans virgule), et non « aux noms » de ceux-ci car, stipule l’article 233 du Catéchisme de l’Église catholique (Mame/Plon, 1992, p. 59) dans un concours de majuscules,
il n’y a qu’un seul Dieu, le Père Tout-Puissant et son Fils unique et l’Esprit Saint : la Très Sainte Trinité.
L’improvisation du samedi soir où ce trinôme était célébré travaillait donc
autour du chiffre 3 (si le motif principal s’étend sur sept notes, autre chiffre symbolique de la perfection, le « 3 » guide
les intervalles principaux de résolution,
la prééminence d’un rythme ternaire,
le nombre de voix et
la construction de l’improvisation),
autour de l’émergence du dogme quand Jésus le révèle à ses disciples, et
autour du mystère de cette unité tripartite, via le dialogue entre
dissonances (multiplicité) et consonances (unité),
contrastes (multiplicité) et stagnations (unité),
discontinuités thématiques ou chromatiques (multiplicité) et itération d’un motif obsessionnel (unité).
La coda fond ces dialogues au creuset de la majesté organistique. Résultat ci-d’sous !
Dans la liturgie catholique, la singularité de l’Ascension est notable : c’est la seule fête triste du calendrier. Elle célèbre l’élévation du Christ dans la gloire du Père, mais elle marque aussi la séparation physique du Messie avec ses disciples et l’humanité. C’est cette tension et ce mystère que se propose d’évoquer l’improvisation du samedi soir (en l’espèce enregistrée cette fois le dimanche matin, tout est truqué) en s’inspirant de l’extrait du livre des Actes des apôtres proposé en première lecture où « deux hommes en vêtements blancs » houspillent les premiers chrétiens en tonnant :
Pourquoi restez-vous là à regarder le ciel ?
Dans cet esprit, l’orgue aspire à articuler trois éléments :
la solennité du moment,
sa friction avec l’intelligence humaine qui peinera toujours à saisir les mystères (c’est peut-être sa grandeur), et
la solitude de l’Homme abandonné par le fils de Dieu.
22 h, ça peut paraître tard, mais, en été, c’est la meilleure heure pour un concert d’orgue à la collégiale Saint-Martin de Montmorency (Val-d’Oise) : il fait frais, la nuit tombe et les vitraux sont néanmoins encore vibrants, ce qui rend ce magnifique endroit – certes salopé par la Révolution, mais pas assez pour ne pas demeurer magnifique – tout simplement magique.
Ce 21 juin, à l’occasion de la nuit des églises et/ou de la Fête de la musique, je serai invité à donner un récital d’une heure intitulé « le rire de Dieu ». Improvisations colorées et musique apaisante seront au rendez-vous, sur un orgue au potentiel puissant et au large spectre. L’entrée est libre, la sortie aussi, mais le concert pourrait être bien quand même. Avis aux curieux, même désargentés !
À l’orgue de Saint-André de l’Europe (Paris 8) le 17 mai 2025. Photo : Bertrand Ferrier.
Cette nouvelle improvisation du samedi soir s’enroule autour de l’Évangile où Jésus déclare à ses disciples : « Je vous donne un commandement nouveau », avec cette bizarrerie que « Aimez-vous les uns les autres » paraît un projet éculé quoique rarement suivi. La musique prend acte de cette bizarrerie et la plonge dans un contexte humain qui n’est pas propre à l’époque christique ! Aussi le début évoque-t-il les habitudes sociales d’entente sinon cordiale, du moins correcte, avec les bisbilles dissonantes qui rendent la vie plus sapide quand elles ne la submergent pas au point de la rendre indigeste. Ce constat liminaire d’intentions calmes et presque paresseuses se refuse à l’univocité. Tantôt, il est porté par la fraternité évoquée par un large registre ; tantôt, il se révèle traversé de désirs plus troubles ensuquant l’orgue dans les profondeurs de l’orgue. Le nouveau commandement semble alors mettre tout le monde sur la voie de l’accord parfait, comme s’il essayait d’infuser chez chacun. Le graal se révèle cependant difficile à trouver, et les vieilles habitudes évoquées dans l’incipit persistent dans le grave du clavier et à la pédale. Elles menacent l’espérance portée par un commandement fraternel, mais celui-ci, habité par la solennité du Verbe, finit par triompher. Pour les uns, ce triomphe sera une vue de l’esprit ; pour d’autres, un but à atteindre dans la prière et dans le monde. L’improvisation ne tranche pas : elle raconte une histoire que chaque auditeur est libre de s’approprier selon sa foi ou sa non-foi !
Pour la messe anticipée du dimanche du bon pasteur, dans le cadre des improvisations couronnant les messes du samedi soir, j’ai choisi un thème bien connu des paroissiens : la plus classique mise en musique du psaume 22 en suivant les ondulations du texte.
Une première partie chante la confiance et la joie que procure – parfois – le sentiment de sécurité inaltérable sans, pour autant, annuler l’existence de la peur donc du doute qui rôdent – ce s’rait trop simple ;
la deuxième, plus intériorisée, tente de mettre à distance la peur des « ravins de la mort » et la colère des « ennemis » ;
la troisième, comme si elle avait assez mastiqué le mantra du riff pour faire corps avec une espérance irréfragable, retrouve la force irradiante de la confiance dans la puissance, la générosité et l’attention du Seigneur, à la foi(s) pendant « les jours de ma vie » et pendant « la durée de mes jours », c’est-à-dire après ma mort.
Ainsi le bon berger devient-il un pont perché,
protecteur qui survole les tumultes,
guide qui permet d’avancer malgré les torrents, et
passerelle entre les deux rives de l’existence.
En musique, avec un orgue dont les jeux d’anche attendaient impatiemment, certes, le jour du bon facteur pour être accordés, ça donne ça.
Le 3 mai 2025, dans l’orgue de l’église Saint-André de l’Europe (Paris 8). Photo : Bertrand Ferrier.
Dans la série des improvisations pour la sortie de la messe du samedi soir, voici l’épisode inspiré de l’Évangile du quatrième dimanche de Pâques, année C, évoquant la pêche miraculeuse. L’orgue se propose de faire écho à trois aspects du récit :
la surabondance,
son côté inattendu et
la peur qu’une telle abondance suscite.
Quand les filets se remplissent, soudain, trop
de notes,
de décibels,
de largeur de tessiture :
toute tentative d’apaisement du palpitant est vaine tant le miracle est
saisissant,
envahissant et
paniquant.
C’est cette histoire symbolique que l’instrument de l’Église porte lors de l’office anticipé du 3 mai 2025, et ça donne ce qu’en a saisi la vidéo infra.
En l’église Saint-André de l’Europe, le 26 avril 2025, pendant l’homélie du P. Pacôme. Photo : Bertrand Ferrier
Dans le cadre des « improvisations pour la sortie des messes du samedi soir », l’épisode du dimanche de la divine miséricorde s’est inspiré de l’homélie du jour pour interroger le rapport entre péché et, tiens donc, miséricorde en tournant autour des idées de faute (ici incarnée de manière sonore par diverses dissonances) versus la rédemption (qui passerait par le retour à une musique plus tonale). Les deux tentations – celles de l’énigmaticité harmonique et de la tonalité bienséante – parcourent donc la proposition ci-d’sous !
Pas le plus connu des compositeurs au programme de ce disque (le titre reviendrait à la matriarche, Nadia Boulanger), le physicien Bernard Schulé a pourtant eu une jolie carrière musicale. Élève de Paul Dukas – comme René Gerber, héros de la platine – à l’ENM, remplaçant de « Mademoiselle » qui a aussi été la prof de René Gerber, il lui est arrivé de remplacer « régulièrement » Charles Tournemire à Sainte-Clotilde et a même fréquenté des cadors de la pointure d’un
Jean Françaix,
Arthur Honegger,
Aaron Copland ou
Sergueï Prokofiev,
rappelle Claude Delley dans la partie du livret en rapport. Ce sont ses Métamorphoses sur un air ancien op. 51 pour orgue seul qui concluent le disque vivifiant proposé autour de l’orgue et de René Gerber par Giovanni Panzeca et ses collègues – nous l’écoutons à l’aveugle. L’énoncé du thème s’effectue
en solennité,
en duo et
sur les pleins jeux,
autour d’une harmonisation riche et frottant joyeusement contre l’idée d’un « air ancien ». D’abord claudicant, le début des variations se cherche une stabilité entre
monodie,
questions-réponses et
mutations
de registres (hauteurs du son),
de registrations (type de jeux engagés) et
d’intensités (niveau du son).
Bernard Schublé y offre à l’interprète l’occasion de briller tout en intrigant l’auditeur grâce
au suspense créé par le subtil déséquilibre de certains segments,
à l’exploitation d’un large spectre de l’instrument, et
à la variété des techniques employées
(solo + accompagnement,
unisson rugueux,
rôle de la pédale, entre
lead grave,
collègue de discussion et
assise profonde).
Après la leçon d’harmonie, la fugue centrale ajoute une couche savante à la marque « with Nadia Boulanger inside ». Giovanni Panzeca y séduit
en adoptant une allure décidée qui embarque le mélomane dans l’aventure,
en démontrant un grand sens de la respiration adaptée à l’acoustique, et
en témoignant d’une savoureuse envie de profiter des rythmes pointés pour énergiser la fugue, exercice de style souvent brillant mais parfois un rien guindé.
Le contraste avec la variation suivante, plongée dans les ténèbres d’une basse tamisée, saisit ; et ce saisissement se révèle être une habile mise en place d’un splendide trio centré sur les fonds. Il se confirme que, fors les caricatures donc les exceptions, l’avantage d’un compositeur organiste est que, quand il écrit pour l’instrument qu’il connaît, il a quelques notions de ce qui « marche » et de ce qui ne « marche » pas même si, sur le papier, ce serait tout à fait croquignolesque. En l’espèce, la double maîtrise de Bernard Schulé – orgue et composition – contribue à l’intérêt de l’affaire, avec
ses contrastes vifs
ses tuilages de style ou de nuances, et
sa large palette de variations, qu’elles soient
horizontales (travail sur la mélodie),
verticales (travail sur l’harmonisation) ou
entrelacées, à travers, notamment,
la désintégration liminaire du motif,
la paraphrase,
le fugato central et
le crescendo final filant avec une pompe très organistique vers le plenum.
Giovanni Panzeca fait honneur à cette science et réjouit l’auditeur qui découvre pour la première fois la musique, troussée avec grâce et maîtrise, par un compositeur plutôt rare – aminima sur les tribunes françaises, hélas trop souvent engoncées dans un enchaînement-type
un compositeur star de l’époque baroque,
un compositeur romantique ou post-romantique dont tout le monde (c’est-à-dire l’ensemble des chalands potentiels, ce qui ne sature pas, hélas, l’intégralité de l’humanité) connaît le nom, et
de la musique un peu plus récente, entre Duruflé et Escaich (du moment que le créateur est perçu comme bankable),
principe propre sur soi, certes, mais tellement cliché – en anglais dans le texte – qu’il donne envie de bailler ou de ne surtout pas aller à un concert « d’autant que, dans cette église, on est très mal assis », attitude communément retenue par tant de ceux qui se gargarisent de leur adooooooration de l’orgue mais ne foutraient les pieds à un récital pour rien au monde.
À l’opposé, cette fin vivifiante et très intéressante conclut un disque parfois imparfait, selon nous, mais souvent fort captivant. D’ici à ce que les vents tournent et élargissent le répertoire programmé en live,
Vincent Rigot à la tribune de Saint-Eugène-Sainte-Cécile (Paris 9), le 20 avril 2025. Photo : Bertrand Ferrier.
L’ex-nouveau titulaire de Saint-Eugène-Sainte-Cécile (Paris 9) prend ses marques en tribune. Après son premier récital de Noël, il profite du mille neuf cent quatre-vingt-onzième environ anniversaire de la résurrection du Christ pour claquer son premier récital de Pâques dans une paroisse soucieuse de musique mais convaincue qu’un concert souille le lieu sacré qui l’abriterait. Va donc pour un « concert spirituel » puisqu’il nous donne l’occasion d’entendre à nouveau un orgue et un organiste de haute volée. Le contexte de grands messes nous vaut une église où l’encens brouillarde l’espace comme le chichon le bus de tournée d’un groupe de reggae. La forte concurrence se fait aussi sentir dans la fréquentation : de nombreux organistes parisiens donnent concert cette après-midi, de Karol Mossakowski (Saint-Sulpice) à Baptiste-Florian Marle-Ouvrard (Saint-Eustache), en passant par l’indéboulonnable Marie-Agnès Grall-Menet (Saint-Nicolas), liste non exhaustive. Cependant, d’autres organistes ont choisi d’assister, avec des mélomanes non pratiquants, à ce concert précisément, rendant hommage à un interprète d’exception certes moins invité à la Philharmonie que le seul organiste de France, mais qui ne lui cède en rien en termes de savoir-ploum-ploumer.
L’affaire s’ouvre par la scie du moment, un offertoire de Nicolas Lebègue sur « O filii et filiae ». On y apprécie
des attaques et un caractère décidés,
un soin singulier apporté à l’ornementation, ainsi que
la compacité de la registration, entre forte et fortissimo, ce qui renforce paradoxalement les contrastes tout en préservant l’unité de ton.
Le tube que sont les « Fantaisie et fugue » d’Alexandre-Pierre-François Boëly est engagé sur un tempo allant, en dépit du nombre de notes au programme.
Les doigts sont déliés,
les phrasés sont nets,
le choix des sonorités est guidé par une simplicité apparente qui n’est jamais anémie
(contrastes,
jeux de détail,
épaisseur des basses superbes).
L’ensemble est porté par un agencement de plans sonores aussi astucieux que convaincant. Un second offertoire sur « O filii et filiae », du rare François-Joseph Benaut, celui-ci, se glisse alors sur la forme canonique du thème-et-variations. Vincent Rigot y déploie notamment
d’habiles changements de sonorités (plaisir attendu de l’exercice varié),
une tonicité à même de faire presque oublier la justesse des anches, parfois facétieuse, et
un art consommé de poser des effets d’attente dans les passages chromatisants.
L’orgue de Saint-Eugène-Sainte-Cécile (Paris 9) après la bataille. Photo : Bertrand Ferrier.
L’Agitatoop. 174 n°5 de Josef Rheinberger, avec son titre à faire trembler les pasteurs craignant de distiller le désordre par la musique, tient sa promesse dès le début. Il y a
de la virulence,
des à-coups et
une surabondance de notes permettant à l’interprète de rentabiliser sa sémillante virtuosité digitale.
Derrière le tohu-bohu apparaissent
des trouvailles harmoniques très rheinbergériennes,
un motorisme réjouissant et
une façon de nuancer très efficace.
Musicien de l’église épiscopale mort en 1964, Frederick Candlyn a griffonné un prélude pascal sur « O filii et filiae ». C’est aussi pour ces embardées submergeant la faible inventivité des programmes d’organistes français que l’on aime venir ouïr Vincent Rigot ! Dans un style postromantique, le compositeur glisse une fugue dans un prélude qui, par-delà un rigorisme suranné un brin pesant, séduit par
la constance de l’inspiration,
les changements de couleur proposés, et
la coda habilement – quoique conventionnellement – triomphante.
Après les rares Benaut et Candlyn, l’organiste ne néglige pas les monuments qui balisent le répertoire en osant une bien connue Pièce héroïque de César Franck. L’orgue semble taillé sur mesure pour cette pièce ambitieuse, d’autant que l’instrumentiste a trouvé le bon tempo : pas trop lent parce que, sinon, c’est chpoufi-chpoufa ; pas trop prompt, sinon, le son devient gloubi-boulga (pardon pour les non-experts en musicologie qui sont sans doute impressionnés par ces termes techniques tout à fait communs dans notre art). La deuxième partie est
éclairée avec soin,
jouée avec maîtrise,
nuancée avec goût.
La solennité du finale met en valeur
la richesse de l’orgue de Saint-Eugène-Sainte-Cécile,
la qualité de l’acoustique de l’église, et
la musicalité de l’interprète.
Un récital
malin,
intéressant et
joué avec une maestria qui n’oublie jamais d’être musicale.