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C’est un défi un peu snob et très égocentrique que je me lance de temps en temps quand j’ai accumulé du retard sur les disques que l’on m’a proposé de chroniquer : lequel, spontanément, n’aurais-je pas choisi ? Certes, cela met au centre le notuleur qui devrait juste être un passeur bienveillant ; mais cela permet aussi d’interroger le rapport de celui qui écoute à ce qu’il entend et à ceux qui le lisent. En effet, le présent cahier de notules n’est pas un robinet à compliments (quelques recensions moins enthousiastes le rappellent parfois), plutôt une collection d’admirations, d’applaudissements ou d’appréciations qui revendiquent a minima la sincérité. Or, c’est un fait, certains disques nous sont plus appétents que d’autres. Par exemple, une pochette annonçant un récital d’accordéon, pas appétent ; un récital Wagner par Nina Stemme, appétent.
Cependant, parfois, les choses se compliquent. Ainsi, le disque de Lena Belkina paru récemment chez Solo Musica n’est pas entre appétent et pas appétent : il est les deux. Il est appétent

  • parce qu’il réunit des mélodies de compositeurs ukrainiens que je ne connais pas donc qui m’intéressent,
  • parce que j’ai travaillé – dans des conditions acrobatiques, hélas – des pièces ukrainiennes magnifiques avec une soprano russe,
  • et parce que la réputation des compositeurs ukrainiens – notamment en musique vocale – n’est plus à faire.

Bref, je ne peux qu’être aimanté par le disque. Or, à cause de son titre, celui-ci est aussi pas appétent car, comme s’il cherchait à compenser le précédent disque de l’artiste consacré à des mélodies russes, il s’inscrit, fût-ce malgré lui, dans une veine opportuniste assez malsaine qui le dépasse. Dans le contexte culturel en général et dans le microcosme de la musique savante en particulier, la louange de l’art ukrainien va souvent désormais de pair avec une russophobie qui dépasse le ressentiment géopolitique et est devenue tellement consensuelle en France que, si elle n’était pas structurellement réservée aux débiles, elle le deviendrait par la grâce des béni-oui-oui. Regretter la guerre et ses horreurs, oui, évidemment ; en profiter pour démontrer la richesse de la culture ukrainienne qui, Dieu soit loué, ne s’arrête pas aux grimaces effarantes de nullité du pénible leader qu’elle subit, bravo et youpi ; se prendre pour le stratège géopoliticien de David, gober les âneries d’une propagande antipoutinienne souvent grotesque, interdire Tchaïkovski et les artistes russes, ben, non, évidemment, ça, c’est vraiment du fumier fermenté

  • intellectuellement,
  • artistiquement et
  • humainement.

Là n’est pas le propos des mélodies ici rassemblées, mais le titre gnangnan à souhait contribue à pouvoir susciter une certaine irritation

  • contre l’unanimisme balbutiant les mêmes éléments de langage en plastique,
  • contre le consensualisme benêt qui oblige à tenir même discours de peur de choquer les cons,
  • contre le racisme russophobe dans nos contrées et, plus fortement encore,
  • contre ceux qui s’en servent pour essayer d’obtenir des subs ou des contrats parce qu’ils répètent la pravda la bave aux lèvres.

Au reste, c’est grâce à cette irritation que je m’attaque au blister de cet ovni enregistré en une journée d’août 2022. Produit par la chanteuse, fort de l’accompagnement assuré par Violina Petrychenko au piano et capté par Benedikt Schröder, il s’articule autour de quinze pièces réparties en cinq blocs. Durée totale : 45′. Bonus non négligeable : un livret heureusement pourvu des textes en ukrainien et en anglais. Ce respect de l’auditeur, pourvu qu’il fût anglophone, et ce rappel de l’intérêt du disque physique nous poussent à remiser nos prévenances pour choisir d’écouter ce disque-ci.

 

 

Premier bloc de mélodies ukrainiennes, trois chansons folkloriques, comme on disait jadis, traditionnelles comme on novlangue aujourd’hui. L’hommage à la lune arrangé par Fedir Nadenenko raconte que, par une belle nuit, une femme vogue en chantant, et sa chanson touche au cœur un zigue qui l’aperçoirt.

  • L’arrangement fonctionnel donc juste,
  • la facilité parfaite de l’accompagnatrice et
  • le lyrisme toutes voiles dehors de Lena Belkina (hélas renforcé par manière de réverb kitsch à souhait)

nous plongent avec délices dans le reproche – fort justifié – fait à ces beaux yeux, noirs de nuit, qui ont hélas appris à torturer les hommes. Situation inversée dans la bergerade à la sauce slave qui suit. Cette fois, la belle pleure la trahison de son Ivanochko chéri, dans un arrangement d’Anatoliy Kos-Anatolsiy. On est pris par

  • le vibrato flamboyant mais maîtrisé,
  • la mélancolie expressive jusque dans les finales détrempées,
  • la profondeur dramatique d’une mélodie sciemment sans séduction donc harmonisée sans flonflon compensateur.

Comme les viornes devenus fétus, comme le blé devenu gerbe, l’enfant de la chanson suivante, arrangée par Oskar Sandler, est dégoûtée d’avoir été épousée, même si elle sait que c’est là son amer destin. Sur mon lecteur de disque, la troisième piste commence à la fin de la deuxième – fâcheux mais pas grave quand on écoute ce bloc d’un coup, ce qui est gouleyant ; toutefois, le problème se répète lors des pistes suivantes. Sans doute un souci de hardware ou un problème de pressage – la technique est parfois facétieuse…

 

 

Le mid-tempo mélancolique de la troisième mélodie folklorique oscille avec une émotion qui s’exprime par

  • des contre-temps confiés au piano,
  • des oscillations et des accentuations plus toniques,
  • des respirations qui s’élargissent de façon signifiante dans le troisième couplet, celui où la double métaphore s’explicite.

Le deuxième bloc est constitué de trois mélodies de Gregory Alchevskiy (1866-1920). La première, sur des paroles de Khrystia Alchevska, raconte le désespoir qu’inspire cette fleur puissante qu’est l’âme et dont nul ne prend soin quand elle périt dans la tristesse du fond des bois.

  • Jolies trouvailles harmoniques,
  • intéressant travail sur le médium (symbolisant sans doute la fleur enfermée dans la forêt à son heure dernière),
  • écho convaincant entre accompagnement et voix

sont à saluer. La deuxième mélodie, sur un texte de Lesia Ukrainka, est un mode d’emploi pour l’oubli : si tu ne veux plus penser aux temps où nous étions ensemble, ne regarde pas cette lune et ce bouleau qui furent témoins de nos serments et batifolages. La ligne mélodique se révèle

  • plus riche qu’évidente,
  • plus fragmentée que linéaire,
  • plus chromatique que soyeuse,

et ces caractéristiques, associées à une complémentarité judicieuse avec le piano, captent l’attention.

 

 

La sombre “Nuit d’été” selon Oleksandr Oles démontre que le mode d’emploi de l’oubli est inefficient. Du coup, le narrateur demande une astuce aux acacias qui contemplent le monde et se laissent fascinés par lui… au point, semble-t-il, d’être indifférents à l’importun puisque nous n’entendrons point leur réponse. En introduction, le piano fait trembler les arbres.

  • Le souffle du vent confié aux marteaux,
  • la mise à profit de l’ampleur de la voix,
  • le souci de Lena Belkina de caractériser son désespoir

rendent hommage au métier du compositeur et à la pertinence du florilège proposé.
Le troisième bloc propose trois mélodies de Kyrylo Stestenko (1882-1922). Le compositeur a musiqué la chanson du soir de Volodymyr Samylenko, supplique pour que le soleil ne se couche pas.

  • La délicatesse du piano décrivant le soir qui tombe,
  • les nuances chaudes du médium et les envolées aiguës,
  • le mélange finaud entre chanson populaire et artisanat savant

happent avant que nous ne passions à la passion printanière de Lesia Ukrainka, croisée plus tôt chez Gregory Alchevskiy et qui signera aussi le dernier texte de ce bloc.

 

 

La narratrice explique que, en écoutant le printemps chanter, elle a beaucoup appris sur l’amour, l’espoir et les rêves.

  • Sobriété de l’accompagnement entre harmonisation simple et écho dans l’aigu,
  • souplesse de la mélodie qui s’emballe à l’évocation des pensées positives apportées par la saison verte,
  • ciselage de l’agogique entre
    • le respect de la mesure,
    • l’agitation quand les sens s’emballent et
    • le retour au calme étendant la coda pour faire écho aux derniers mots (“les rêves ont chanté pour moi un long moment”),

tout cela est solide et bien réalisé. La trilogie se termine sur les récriminations d’une narratrice super triste, qui trouve dégueulasse l’indifférence des étoiles scintillantes.

  • Lenteur de la tristesse,
  • gravité de la colère antistellaire,
  • aigus de la ressouvenance douloureuse du temps jadis (lui était forcément heureux)

animent cette miniature qui continue de nous convaincre que, parfois, choisir contre son gré est une excellente façon de bien choisir.

À suivre !


Pour écouter gratuitement l’intégralité de l’album, c’est ici.
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