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Pierre Réach aux Batignolles, le 14 avril 2022. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Il joue, il enseigne, il organise, mais, incroyable ! il vit aussi. Dans ce nouvel épisode de notre entretien-fleuve, accordé à l’occasion de la parution du premier volume de son grand œuvre qu’est l’intégrale des sonates de Beethoven, Pierre Réach nous raconte comment il garde le cap dans la tempête de ses vies multiples.

  • Garder son intégrité tout en assurant la pérennité et la cohésion du festival qu’il a coconstruit,
  • affirmer sa liberté sans s’aliéner ceux qu’elle pourrait brusquer,
  • réagir avec sensibilité aux événements tragiques qui ébranlent le monde sans pour autant cesser de vivre, c’est-à-dire de musiquer :

autant de projets vibrants qui affleurent sous l’apparente tranquillité du virtuose !


Retrouvez les premiers épisodes de la saga
1. Les paradoxes d’un rêveur
2. L’homme derrière le monument
3. La passion du génie
4. La quête du son
5. Le devoir de transmettre
6. L’éloge du doigté
7. La possibilité du sublime
8. Le volcan de l’inattendu
9. La magie des affinités
10. La courtitude de la vie


11.
L’effroi de la tempête

 

Pierre Réach, nous avons évoqué le festival Piano Pic en montrant comment vous avez développé ce projet, comment vous concevez votre travail de directeur artistique à l’écoute de l’équipe qui vous entoure, comment vous avez réagi quand les règles sanitaires ont éteint le monde du spectacle vivant, mais nous avons à peine effleuré un point : vous êtes rétif au marketing et rechignez à labelliser chaque édition sous un titre accrocheur.
Non, je persiste et je signe ! Bien que cela puisse être mal perçu, il n’y a pas de ligne directrice globale au festival. Cependant, certains pianistes peuvent, à titre individuel, développer une sorte de série. C’est mon cas, à travers l’intégrale Beethoven que j’égrène à la demande de l’association, car les retours du public sur les précédents concerts ont été vibrants.

Une thématique serait trop restrictive ?
Surtout, elle sonnerait faux car définir une thématique, c’est s’en écarter. Vous avez une thématique autour d’un compositeur ? Il faut montrer les relations qu’il entretenait avec tel ou tel confrère, lui rattacher d’autres œuvres de son époque (parce que harmoniquement ou structurellement proches… ou au contraire très différentes), le frotter à une création contemporaine pour élargir le spectre et surjouer sa modernité, etc. À l’inverse, quand vous n’avez pas de thématique, vous vous rendez compte que, au fond, vous pouvez découvrir a posteriori une ligne directrice sans avoir eu besoin de vous contorsionner pour faire rentrer de force le talent des invités dans une petite case limitante.

 

 

Derrière le directeur semble percer l’artiste expérimenté…
Vous savez, il y a de longues, longues années, j’ai joué la Symphonie fantastique de Berlioz transcrite par Liszt lors d’une édition du festival Berlioz. À l’époque, son directeur n’était autre que l’excellent chef d’orchestre Serge Baudo. La thématique est Berlioz, mais Liszt y était aussi le bienvenu…

Derrière le nom de Berlioz, se cache en effet une grande diversité de compositeurs mis à l’honneur. Cette année, le concert d’ouverture, dirigé par Debora Waldman, se concentrera autour de trois compositeurs : Ibert, Sohy et Dvořák
… et c’est partout pareil ! Regardez le festival Lisztomanias de Châteauroux, une manifestation passionnante à laquelle j’ai participé maintes fois. Pour se renouveler, ils ont dû élargir leur thématique et associer d’autres compositeurs à Liszt : une année Beethoven, une autre Brahms…

Estimez-vous que cette ouverture soit une bonne ou une mauvaise chose ?
Avant d’être bonne ou mauvaise, elle est inévitable. En musique, rien n’est pire que l’enfermement et le ronronnement. Cela dit, d’un point de vue musical, c’est évidemment une bonne chose. J’avoue avoir du mal à comprendre pourquoi il faudrait se contenter d’un compositeur unique, se limiter à lui et exclure tous les autres ! Ce nonobstant, d’un point de vue logique, si vous construisez tout un festival autour d’un compositeur et que vous vous rendez compte que ce n’est pas tenable sur la durée car trop restreint, la spécificité même de votre manifestation se dissout. C’est à la foi inéluctable et un peu dommage.

Une ligne directrice n’est pas forcément liée à un compositeur…
Bien sûr, certains festivals s’orientent plutôt vers des titres propres à chaque édition, du type : « Les animaux dans la musique » ou « Le thème de l’eau », où se presseront Liszt, Ravel et Debussy au côté du prélude op. 28 n°15 de Chopin dit « de la goutte d’eau »… Je trouve ça ridicule et regrettable : tant d’effort pour monter une manifestation, inviter de grands interprètes et se coller une étiquette réductrice qui vous barre l’horizon, c’est presque triste.

 

 

C’est fort de vos convictions – fussent-elles parfois tempérées par les initiatives des membres de l’association du festival – que vous avez maintenu le cap de Piano Pic, y compris face à la tempête de la pandémie. Au moment où nous échangeons, un nouveau choc secoue la planète : la guerre en Ukraine. Il n’est certes pas besoin d’être musicien pour être ému devant les déchaînements de violence dont les échos nous parviennent. Toutefois, comment un artiste réagit-il quand il constate les conséquences éhontées voire carrément effrayantes de la guerre sur la culture : déprogrammation de certains pianistes, chefs ou orchestres parce qu’ils sont russes, déprogrammation de certaines œuvres parce que, par exemple, Tchaïkovski était russe, interdiction aux candidats de participer à certains concours – tel celui de Dublin – parce qu’ils sont russes ?
Ce qui se passe actuellement est un enfer, et cela me touche triplement : en tant qu’homme, en tant que musicien et en tant que juif. Deux membres de ma famille sont morts à Auschwitz, et une sœur de mon grand-père a péri dans le camp de concentration de Theresienstadt. Je suis allé en Israël à Yad Vashem, l’institut international pour la mémoire de la Shoah. J’ai trouvé le nom des miens dans l’ordinateur qui contient le nom de tous les israélites massacrés par les nazis. Si vous ajoutez à cela le fait que j’ai une grand-mère arménienne, j’aime autant vous dire que, pour nous, « génocide » n’est pas un mot dénué d’émotions ou de sens.

Vous l’avez vécu, et cela résonne en vous.
Oui, dans ma famille, nous avons connu les persécutions. Nous en avons été victimes. Nous savons ce que c’est. Toute mon enfance a été marquée par les dires de mes parents. Ma famille vient de Prague. Mes parents ont quitté la Tchécoslovaquie pour la France après l’invasion de Hitler. Dès 1939, mon père, qui adore la France et a été naturalisé, s’est engagé à corps perdu dans la Résistance. De Gaulle l’a félicité personnellement. Ceci vous explique pourquoi ce qui se passe en Ukraine m’horripile. D’une part, je suis bouleversé par ce que l’armée russe inflige au peuple ukrainien ; d’autre part, je trouve qu’il existe énormément de points communs entre la folie du dirigeant actuel de la Russie et Hitler.

Les sachants pointent également des différences qui rendent cette guerre irréductible à la spécificité du projet nazi d’extermination.
Certes, la Shoah est spécifique, quoi qu’il advienne ; certes, aussi, nous n’avons pas connaissance de l’existence de chambre à gaz, et il n’existe pas de traque à grande échelle des Ukrainiens dans d’autres pays. Ce sont des différences majeures, je n’en disconviens pas. Reste que le processus d’extermination des civils est très proche de la méthode nazie. Voilà pourquoi je suis peut-être plus ému que d’autres, à cause de cette petite fibre en moi qui se tord en voyant que la Bête immonde ou quelque chose de très proche s’est réveillée, et qu’elle s’est remise à massacrer avec fureur. Je n’ose imaginer ce qu’éprouveraient mes parents s’ils étaient encore de ce monde. Et pourtant, on peine, ici, à se représenter les atrocités qui sont commises. Chaque jour, c’est pire. Ça n’est pas près de s’arranger. C’est une catastrophe.

 

 

Face à votre émotion profonde, deux attitudes paraissent envisageables : arrêter de jouer du piano, car à quoi cela rime-t-il quand tant d’humains sont frappés par une armée redoutable ? ou continuer de jouer parce que, si plus de musique, alors quoi pour préserver le sentiment de beauté qui constitue une partie de notre humanité ?
Aussi curieux que cela semble, les deux attitudes que vous schématisez ont quelque chose de complémentaire. Certains matins, j’ai honte d’être en sécurité, chez moi, de me lever pour devoir jouer du piano, de jouir de la vie… Comment ne pas avoir conscience du scandale qui consiste à prendre son petit café au soleil pendant que des maternités sont bombardées, que des femmes sont violées en toute impunité, que des civils sont écrasés sous les décombres de leurs immeubles, que des charniers horribles seront probablement découverts demain ? C’est insupportable, il faut le dire et le redire. Mais je vous renvoie la question : que voulez-vous que l’on fasse ? Se morfondre, renoncer, s’apitoyer ? Accueillir des réfugiés si l’on dispose de l’appartement et du temps adéquats ? Soit, et après ? Évidemment, on peut prier pour les victimes, si l’on est croyant ; on peut participer à des collectes, si l’on est confiant ; cela n’ôte pas le sentiment d’impuissance qui renforce notre colère devant les crimes. À côté du festival, nous donnerons un concert dont toute la recette partira en Ukraine. C’est à la fois symbolique et microscopique. En réalité, nous ne pouvons que constater l’évidence : un génocide est en train de se dérouler à l’Est de l’Europe. La mort frappe. Les missiles détruisent. Un régime totalitaire essaye d’effacer tout un peuple, qui se défend de manière admirable. Je ne comprends pas qu’un événement aussi terrible se déroule à nos portes.

Vous semblez laisser entendre que vous auriez pu aller sur place pour aider…
Je n’ai plus l’âge, hélas, mais j’espère que l’on va intervenir autrement qu’en envoyant des armes. Tout le monde a peur. Peur de l’arme nucléaire. Peur de savoir comment l’on se chauffera, l’hiver venu. Il faut arrêter d’avoir peur pour soi-même. Il faut prendre des décisions radicales. Vite. Bref, je ne suis pas très optimiste.

Même si ce n’est pas comparable en termes de dégâts physiques, le monde de la musique est aussi touché par cette guerre.
Écoutez, j’ai un ami russe qui est souvent venu à Piano Pic et qui enseigne au conservatoire Tchaïkovski. Je veux dire par-là que ce n’est pas un paysan valeureux mais illettré, c’est vraiment quelqu’un qui appartient aux sphères privilégiées de la société russe. L’autre jour, ce personnage m’a envoyé un courriel hallucinant où il m’expliquait que, contrairement à ce que ressasse la propagande occidentale, les Russes sont en campagne pour dénazifier l’Ukraine, voilà pourquoi ils sont partis en guerre. Que des gens cultivés, que des artistes dans l’âme, que des esprits aiguisés, que des musiciens talentueux se fourvoient ou se complaisent dans de telles contrevérités me laisse pantois et nourrit l’effarement dans lequel la guerre en Ukraine me plonge.

 

À suivre !