Vittorio Forte, « Volver » (Mirare) – 4/6

Première de couverture

En orgue, il y a Bach, un romantique ou deux, Widor, Franck, pour les plus audacieux Alain, Messiaen, et, pour les foufous, Escaich (mais c’est pas obligé). En piano, éventuellement Mozart, surtout Chopin, Liszt, Schubert, Schumann, Beethoven, et, pour les foufous, un Russe type Prokofiev ou Rachmaninov (mais c’est pas obligé). Dans ce contexte où la set-list moyenne des récitals semble rigoureusement

  • limitée,
  • verrouillée,
  • banalisée,

il est heureux que des pianistes, à l’instar de Laurent Martin, osent nous guider sur les chemins de traverse. Vittorio Forte est de ces artistes pour qui, même s’il faut bien tenir compte de la réalité, la vie musicale ne s’arrête pas à la demande des programmateurs en vue d’un récital pour personnages âgées fleurant mauvais l’eau de toilette obtenue en échantillon gratuit pour toute commande Yves Rocher ou Damart. Après Gardel, Guastavino, Ponce, Leng et Villa-Lobos, nous voici – pour ce qui nous concerne – sur le bord de deux découvertes : Ernesto Lecuona et Alberto Nepomuceno.
Du premier, apprécié de Ravel et Gershwin, le pianiste expose deux danses afro-cubaines. « La conga de media noche » ouvre le cycle et capte aussitôt l’oreille grâce, notamment,

  • aux singularités harmoniques du prélude,
  • au déséquilibre rythmique apparent qui lance le thème, et
  • à l’efficace friction des dissonances dans l’exposition du sujet.

Pour peu que l’on ait le cœur à la réjouissance, on ne peut que se délecter

  • de la variation des registres tenant lieu de développement,
  • de la fausse simplicité distinguant mélodie et accompagnement, et
  • de la vraie gaieté qui sourd
    • du groove,
    • de la légèreté de la réalisation, et
    • des traces d’humour toujours efficaces – ainsi du glissando final.

 

 

Maurice Ravel préférait la deuxième danse du recueil ? Vittorio Forte, lui, opte pour la sixième, « La comparsa », évitant la polémique gottschalkienne qui aurait consisté à interpréter la quatrième, intitulée « Danse des nègres ». Moins touchy, « La comparsa » est une procession de carnaval qui, dit la partition, « vient de loin » et s’ouvre sur l’imitation d’un petit tambour.

  • Le rythme très particulier de la main gauche,
  • le charme des contretemps, ainsi que
  • la complémentarité
    • des staccati entêtants,
    • des phrasés mélodieux,
    • des arpèges et
    • des mordants

séduisent.

  • La modulation de la mi-pièce,
  • l’emportement des octaves,
  • l’absence d’effets inutilement sophistiqués, et
  • la fin en fade out

ne signalent certes pas une œuvre géniale et poignante mais une miniature

  • fort joliment écrite,
  • swinguante à souhait, et
  • interprétée avec aisance et idiomatisme :

que demander de plus ? Parfois, l’abus de génie est fatigant et alourdit les récitals. Un peu

  • de légèreté,
  • d’aérien,
  • de sémillant et
  • de bien troussé,

par ma foi, ça ne se refuse pas !

 

 

Du Brésilien Alberto Nepomuceno, Vittorio Forte choisit d’interpréter les Quatro peças lyricas op. 13. La première s’intitule « Anhelo » (« Désir ») et se joue « avec grâce et caprice ». Très expressive, l’écriture mélange

  • le ternaire au binaire,
  • le mesuré à l’agogique, et
  • le tonal au modulant.

En changeant radicalement de style et en montrant que Nepomuceno n’est pas réductible à l’image de nationaliste auquel les musicologues l’ont parfois réduit, l’interprète crée un décalage et une multiplicité de styles précieux pour qui se risquerait – il paraît que ça arrive encore – à écouter le disque en entier ou, a minima, à le considérer comme un tout. S’ensuit une valse en si bémol mineur, dont le pianiste rend la versatilité :

  • c’est une danse mais elle se dérobe à la rigueur planplan qui fige nombre de ses semblables ;
  • c’est un geste musical souple, mais elle semble parcourue de tensions rendant son tournoiement plus intéressant ;
  • c’est une mélodie simple, mais elle a
    • ses humeurs,
    • ses à-coups et
    • ses contrepieds modulants.

 

 

Après l’hésitation de la valse, Alberto Nepomuceno s’ouvre au « Dialogo », un projet à exécuter « carinhosamente e com muita expresão », ce qui sonne quand même mieux en brésilien qu’en français. Avec

  • retenue,
  • habileté digitale (comme elles rebondissent bien, ces notes répétées !),
  • onctuosité de phrasé,

Vittorio Forte parvient à installer un climat de calme et d’écoute tout en distillant un soupçon d’électricité car, enfin, rien n’est

  • rigoureux,
  • carré,
  • automatique.

Le surgissement d’un mouvement « muito vivo » qui, comme dans « Anhelo », substitue une mesure à trois temps à la mesure à deux temps jusque-là utilisée, semble ainsi découler de l’incertitude perçue dans le premier segment avant de se fondre à nouveau dans la réexposition du premier motif. Tout cela est habilement

  • composé,
  • joué et
  • senti,

et rappelle au passage que le dialogue peut aussi être

  • débat,
  • controverse,
  • emportement,

et non simple acquiescement confortable entre pairs ou paires ravis de se passer rhubarbe et séné.

 

 

Une « Galhofeira », danse farcesque dont se souviendra Darius Milhaud dans Le Bœuf sur le toit, conclut le cycle. Cette cavalcade qui est à la musique latino ce que le rag-time est au piano classique, sait mêler

  • virtuosité,
  • musicalité et
  • festoyade.

Une redoutable modulation « murmurée » enrichit la galopade de falopins jusqu’à son retour à la sage forme ABA. C’est

  • pétillant,
  • énergisant,
  • solaire, et
  • réalisé avec une technicité où
    • précision,
    • dextérité et
    • intuition artistique

superlativent – et hop – toujours l’œuvre. Prends ça, monde mou, et rejoins-nous pour une prochaine notule autour d’un certain Astor P.


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