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Masha Schmidt, « Partitas », Galerie de Buci, 24 avril 2025

Masha Schimdt, « Partitas » (détail). Photo : Bertrand Ferrier.

 

De Masha Schmidt, on pourrait dire en simplicité qu’elle

  • recouvre,
  • submerge ou
  • déborde le support.

Qu’elle cherche à

  • remotiver le passé,
  • décloisonner le perclus,
  • renverser le consensus.

Qu’elle aspire à

  • déranger le bon ordre établi,
  • interroger le convenu et, surtout,
  • rendre visible la fulmination.

Heureusement, la réalité est

  • moins gnangnan,
  • moins conventionnelle et
  • plus percutante.

Avec Partitas, son exposition monothématique, l’artiste ne se contente pas de couvrir des partitions pianistiques avec un geste alliant

  • énigmaticité donc mystère,
  • énergie donc (im)pulsion,
  • raucité donc incertitude.

Elle recouvre les partitions chic du temps où il était de bon ton – ce qui n’était pas si pire, reconnaissons-le – d’avoir

  • piano en sa maison,
  • fistonnes faisant des roulades comme dans Feydeau, et
  • musiciens amateurs jouant le dimanche en concertini.

 

Masha Schmidt, « Partita magna » (2025, détail). Photo : Rozenn Douerin.

 

Masha Schmidt, qui a souvent travaillé sur le rapport entre art plastique et art musical, taille au marteau-piqueur dans cette bienséance.

  • Le graphisme,
  • la peinture,
  • les beaux-arts

ne sont pas supérieurs à la musique. Ils ne peuvent prétendre l’éradiquer en la taguant, comme on dit sur les murs digitaux et physiques. En revanche, ils peuvent

  • les mettre sur la sellette,
  • les défier,
  • remettre en cause leurs pesantes certitudes.

Ils peuvent lui donner notamment

  • explosivité,
  • volume ou
  • esprit de rébellion.

C’est pourquoi la toile des « Partitas » n’est pas

  • pure,
  • nette,
  • stricte.

Ici, toute écriture musicale devient toile,

  • d’un exercice de Czerny (franchement, c’était chiant mais, n’en déplaise à Irakly Avaliani, pas musicalement le pire) à une transcription d’opéra de Gounod,
  • d’une création biensonnante à une adaptation d’opéra,
  • d’une œuvre improbable à une compo illisible sur papier jauni,

Et soudain, la picturalité brouille

  • cette facticité du sommital, et hop,
  • cette immutabilité du bon ordre,
  • cette nécessité du doigt sur la couture.

Soudain, le geste de Masha Schmidt revendique de transformer

  • le stérile en surgissement (ses peintures enjambent des partitions inexistantes),
  • le bourgeois en incandescent (le cossu est recouvert d’un geste pictural qu’il ne redoutait même pas),
  • le parfait en possibles (l’abouti s’emboutit à des possibles qu’il n’aurait su seulement envisager).

Dans cette perspective, des tableaux en bonne et due forme accompagnent cette subtile subversion avec

  • leurs dynamiques contradictoires,
  • leurs dégradés hypnotisants et
  • leurs brisures intérieures.

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=Ji68RyRxpNE[/embedyt]

 

Au profane assumé, leurs prix peuvent paraître élevés. Une manière d’invoquer la référence sur la question de l’évaluation pécuniaire de la geste artistique : madame Béatrice Tekielski en personne. Partitas, l’exposition,

  • dense,
  • puissante et
  • gratuite (ça peut lever des inquiétudes),

est visible à la galerie de Buci (attention, pas rue de Buci mais 73, rue de Seine, Paris 6) jusqu’au 24 mai. Rens. ici, présentation .

 

Gustave Caillebotte, « Peindre les hommes », musée d’Orsay, 24 octobre 2024 – 1

Gustave Caillebotte (1848-1894), « Raboteurs de parquets » (1875), huile sur toile. Photo : Rozenn Douerin.

 

Qu’est-ce qu’un homme ? Fut un temps où les choses étaient simples : c’était ce que l’on « en voit dans les muséums : un jules, un vrai, un boute-en-train, toujours prêt, toujours gai » bref, tout le contraire d’un « pédé », selon l’analyse osée en 1971 par l’anthropologue Michel Polnareff. Fut même un temps où – plaise à Dieu que Sandrine R. et ses clo(w)nettes ne lisent point cette notule – où la chose était plus simple : l’homme, c’était le contraire de la femme.

  • À lui l’extérieur, à elle l’intérieur ;
  • à lui la première place, à elle le second rôle ;
  • à lui la liberté, à elle les corvées asservissantes.

Certes, comme presque toujours, quand on y regarde de plus près, la réalité est à la fois plus nuancée et plus complexe que ces tendances et topoï pourraient laisser croire. Ce nonobstant, schématisme et clivage genrés rencontrent aujourd’hui un écho flatteur sur les parois pseudo féministes qui vibrent et tournent en boucles dans maints – sinon dans les – médias et éditions ayant pignon sur rue.
Aussi a-t-on pu voir certains spécialistes de l’art s’offusquer de l’exposition Gustave Caillebotte proposée jusqu’au 19 janvier 2025 par le musée d’Orsay, à l’occasion de l’entrisme de LVMH, sponsor de récentes emplettes du musée autour des figures d’hommes peintes par l’artiste. Puisque la mode du non-binaire ne sévissait pas à l’époque, les contempteurs portant la Bonne Parole ne pouvaient presque pas s’étouffer devant un intitulé qui s’appuie sur l’existence supputée de deux genres clairement définis : le mâle et la femelle, dichotomie désormais bannie a minima de la sphère culturelle subventionnée ou aspirant à l’être. Non, ce qui était offusquant était que, une fois de plus, c’est l’homme qui était au centre des regards, biaisant la compréhension holistique de l’œuvre de Gustave Caillebotte. Voilà bien une critique stupide s’il en est puisque, d’une part, le peintre a en effet surtout croqué des hommes – partant, le biais n’est pas si saugrenu, ce me semble ; et, d’autre part, l’intérêt d’une exposition est plus souvent d’être finement orientée que de proposer un parcours généraliste et plat quand elle honore une figure bien connue de l’Histoire de l’art – peut-être sera-ce l’une des différences entre une exposition temporaire et une présentation permanente.
Néanmoins, la perspective adoptée par les commissaires témoigne, dans leur discours, d’une gêne évidente liée à la volonté d’écraser l’Histoire sous l’hystérie moralisante qui électrise hic et nunc maints faux débats au nom
de la défense

  • de la parité quantitative et symbolique,
  • de la féminité en tant que spectre et non sexe, et
  • de la déconstruction et reprogrammation des mentalités contaminées par une domination masculine délétère.

Sans doute sous cette pression, ils sont obligés, ces commissaires, de reconnaître que, dans les toiles ici rassemblées, « triomphent

  • la virilité militaire,
  • le patriarcat bourgeois et
  • la fraternité [par opposition à la sororité] républicaine ».

C’est un peu court, en somme. À défaut d’entonner d’autres refrains, ici non applicables, par exemple sur

  • le regard colonial,
  • la peur de l’autre ou
  • le devoir de réparation,

n’auraient-ils pu ajouter la claustration de la figure féminine topique ? Alors, pour s’excuser (c’est important, de nos jours, de s’excuser, fût-ce d’être stimulant et cultivé), ils ajoutent que, derrière ce facho-machisme répréhensible, l’on peut lire l’amorce d’un mouvement associant « émancipation des femmes et émergences des subcultures homosexuelles ». Oui, Gustave Caillebotte serait un co-précurseur des subcultures homosexuelles car, dans certains tableaux, on voit des hommes torse nu voire encore moins habillés. Le besoin de cet affligeant paravent gay friendly explique sans l’excuser l’insistance aussi insidieuse que pataude sur la possible homosexualité de Gustave Caillebotte – il ne s’est jamais marié, le bougre, et l’on ne sait si Charlotte Berthier était son amante ou simplement sa dame de compagnie, ainsi que l’affirment certains auteurs, voire sa justification sociale derrière laquelle il dissimulait ses vraies préférences. Dans cette perspective, l’inclination érotique supposée de l’artiste sert d’explication à son intérêt pour les personnages masculins et d’antidote à l’accusation de machisme conservateur qu’il serait séant de reprocher à l’événement.
Heureusement, la justification guère convaincante n’impacte en rien l’intérêt de Peindre les hommes, que le visiteur soit homo, hétéro, fan de licornes ou les trois à la fois. Au contraire, elle en démontre l’importance. En rassemblant soixante-dix tableaux et divers accessoires, dont des costumes tels que ceux qu’a reproduits le peintre, ceux qui ont manigancé cette exposition laissent au visiteur une marge de réflexion entre, d’une part, les accusations de vision tronquée et de diffusion d’un idéal masculin dorénavant censé choquer, et, d’autre part, la mise en avant d’une peinture

  • foisonnante,
  • originale,
  • fixée dans son époque mais se risquant parfois à manière de provocation.

De quoi fournir des éléments de réponse à notre question liminaire, qui nous servira d’axe parcellaire mais assumé au cours de la présente déambulation : pour Gustave Caillebotte, qu’est-ce qu’un homme ?

 

Gustave Caillebotte, « Portrait de madame Martial Caillebotte » (1877) huile sur toile, détail. Photo : Rozenn Douerin.

 

1.
Un homme est une fonction

Dans l’iconographie dix-neuviémiste, l’homme est volontiers essentialisé. Si la femme a une fonction

  • (employée,
  • ouvrière,
  • femme au foyer…)

voire, la petite slasheuse, plusieurs, l’homme est une fonction. En d’autres termes, il est souvent métonymisé au sens où une partie de lui-même

  • (un métier le plus fréquemment,
  • parfois un rang ou
  • une caractéristique physique…)

représente le tout. Sa représentation est souvent davantage une assignation qu’un résumé. Cette simplification graphique fait écho à une certaine rigidité sociale historiquement attestée quoique non exclusive – loin de là – de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, et à sa conséquence : la hiérarchisation des statuts, à la fois extériorisée (ce que je suis se voit) et intériorisée (j’ai intégré et j’accepte la stratification telle qu’elle est). Aux portraits de personnes souvent issues de l’entourage s’opposent donc des tableaux évoquant des professions

  • (les militaires,
  • les raboteurs,
  • les peintres en bâtiment…).

Autant de fonctions sociales où, par un effet spéculaire, les sujets sont exclusivement caractérisés par leur profession et les métiers par lesdits sujets. Ce que saisit l’artiste, c’est l’homme dans son utilité. La femme, elle, pour le peu qu’elle soit ici représentée, poils apparents ou membres couverts, n’est jamais désignée par un métier mais par un état.

 

À suivre !


Rens. et réservations ici.

 

« Van Gogh à Auvers-sur-Oise », Musée d’Orsay, 26 janvier 2024 – 2

Vincent Van Gogh, « L’Oise à Auvers-sur-Oise », 1890. Photo : Rozenn Douerin.

 

Dans un premier épisode, nous nous demandions ce que nous voyons de Vincent Van Gogh quand nous voyons un tableau de Van Gogh, tant le narratif de l’artiste miséreux mort d’un suicide raté et devenu l’un des peintres les plus chers du monde semble avoir infiltré ses toiles. Dans ce deuxième épisode, en nous concentrant sur la toile ci-dessus, nous essayerons d’imaginer, d’esquisser, d’évoquer ce que voit Vincent Van Gogh, dans la mesure où sa peinture ne se contente pas – ce qui serait déjà pas mal – de représenter le monde mais prend souvent soin de le recomposer de diverses manières. Le projet est

  • un rien présomptueux,
  • un chouïa spéculatif et
  • un brin hasardeux,

certes. Néanmoins, il cherche à examiner la spécularité de l’expérience qu’est la visite d’une exposition, dans la mesure où aller voir des tableaux pourrait bien revenir à aller voir comment voit l’artiste – ce qui nous permet de réfléchir sur comment nous, nous voyons.
Or, d’emblée, plus que la manière, il appert que les dernières œuvres de Vincent Van Gogh travaillent la matière en multipliant les techniques utilisées. Dans la pièce supra, il dégaine

  • la mine de plomb,
  • la plume et
  • l’encre,

mêlant aquarelle et huile sur du papier vergé. Ailleurs, d’autres outils, dont l’huile, le plus célèbre, tentent de retranscrire une vision davantage qu’une vue. Ainsi, L’Oise à Auvers-sur-Oise semble creuser la question

  • de la temporalité,
  • du mouvement et
  • de l’insaisissabilité du monde

plus que de restituer un paysage rural qui n’a rien d’exceptionnel.
La temporalité est double. D’une part, elle est trouble comme si s’exprimait ici l’urgence de la création. L’urgence floute. Avec elle, la netteté disparaît, elle est déplacée vers celui qui voit la toile – charge à lui de reconnaître çà un animal, là un fleuve. Charge à lui aussi de mettre de l’ordre dans l’espace comme l’y invitent la haie semi-translucide et le fracas des différents plans moins organisés que concaténés. L’artiste saisit, le spectateur se saisit de cette immédiateté et récupère un monde en kit, dont on voit assez bien les différents éléments bien que la logique du puzzle se dérobe.
D’autre part, cette temporalité spéciale est spatiale. Elle redéfinit le paysage en l’interrogeant. L’Oise à Auvers-sur-Oise ne disloque pas les repères : elle

  • les désamorce,
  • les invalide,
  • les rend inefficients.

Pourtant, ce ne sont pas les clôtures qui manquent.

  • Les haies d’arbres élevés se dressent ;
  • les champs sont protégés ;
  • la nature est comme barriérée par l’organisation anthropique de l’espace.

Aussi l’œuvre ne se présente-t-elle pas comme un donné (voici à quoi ressemble ce que je vois) mais comme un mouvant (à celui qui regarde d’organiser sa compréhension de l’espace). Les séquences saisies par l’artiste poussent le réel à rompre avec l’évidence. Elles l’en dessaisissent. Elles le dotent d’une complexité qui le fait échapper à l’instant. Il ne s’agit plus seulement, de saisir

  • des couleurs,
  • des formes,
  • des structures.

Il s’agit de se laisser envelopper par l’impression qu’elles dégagent et donc de les déprendre de leur ancrage dans une matérialité incontestable. Le temps du regard prend le pas sur le temps du paysage. Quand Van Gogh croque l’Oise à Auvers, il libère l’endroit de ses limites ou, du moins, interroge ces dernières (donc celles de quiconque regarde son travail).
C’est ce que suggère aussi le travail sur le mouvement. À l’instar de l’organisation spatiotemporelle, le mouvement professe une envie de fuite qui est aussi un aveu d’impuissance. Le peintre révèle que ce qui est fixé est mouvant mais, de la sorte, il admet que ces mouvements sont vains puisque l’immobilité l’emporte.

  • Les ondulations du ciel,
  • la vitalité des traits horizontaux,
  • la pulsation apportée par le rythme des clôtures et les envolées des arbres

semblent vouloir arracher le paysage à sa pérennité illusoire et ce nonobstant ensuquante. Une sorte de pulsion de vie bat derrière la tranquillité de ce qui inspire l’artiste. Van Gogh ne reproduit pas un paysage : il l’interroge. Il n’évoque pas la campagne : il l’explore. Il ne fige pas un espace : il l’anime. Cependant, ce faisant, il constate l’inutilité du mouvement.

  • Le mouvement ne libère pas, il révèle.
  • L’art ne copie pas, il dévoile.
  • L’artiste ne fixe pas, il creuse, renie et fissure l’évidence.

En cela, le mouvement est lié à la temporalité que nous évoquions. Paul Ricœur l’a esquissé dans une intervention intégrée a posteriori au Conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, Le Seuil [1969], « Points », 2013, pp. 53 sqq. Il expose, haha, que, dans le travail d’herméneutique, que l’on pourrait schématiquement expliciter comme un travail

  • d’interprétation,
  • d’exégèse,
  • de décryptage
    • d’un objet,
    • d’un concept, bref,
    • de ce que nous généralisons comme étant sinon le réel du moins un ensemble d’outils et de perceptions qui nous donne plus ou moins accès au monde qui nous entoure,

il y a trois temporalités :

  • la temporalité de la tradition (ici, le paysage que l’on peut connaître ou imaginer) ;
  • la temporalité de l’interprétation (ici, la représentation inattendue d’un paysage à la fois reconnaissable et inconnu) ; et
  • la temporalité du sens, qui associe « la sédimentation dans un dépôt » (je sais ou je crois savoir ce qu’est un paysage rural) et « l’explicitation dans une interprétation » (en posant un regard spécifique sur cet espace que l’on croyait connaître, j’en propose une autre vision).

Convergent alors

  • l’exploration du temps,
  • le travail sur le mouvement et
  • le constat d’insaisissabilité du monde.

Visiter une exposition de Van Gogh ne permet pas de changer de regard, et c’est sans doute heureux. Il ne s’agit pas de modifier notre préhension du réel, restons modestes et pragmatiques. En revanche, cette expérience d’une autre perception du monde nous rappelle

  • que le monde n’est pas perceptible uniformément,
  • que l’évidence est un trucage inventé par notre paresse congénitale, et
  • que, bien que l’idée soit rassurante, ce que nous appelons réel reste irréductible à une définition absolue de ce qu’il est ou n’est pas.

Pour conclure cette notule en nous retournant vers le projet esquissé initialement, ce que nous pouvons savoir de ce que voit Van Gogh, c’est à la fois

  • la vie qui pulse derrière la fixité des choses,
  • la dérobade du monde à sa complexité souvent figée dans une unicité mensongère, et
  • le décalage cuisant entre cette capacité à percevoir autrement et l’impossibilité à la dire, à la communiquer ou à la vivre pleinement.

L’art, sublime, saugrenu et grotesque à l’aune de constat, est uniment

  • un exutoire à ce désarroi,
  • un aboutissement éphémère dans la tentative de dessiller les yeux de ceux qui regardent et
  • un désespoir toujours renouvelé puisqu’il présente du réel une image qui se dissocie du réel (c’est une image, ce n’est plus une chose).

L’exposition du musée d’Orsay donnait peut-être à entendre cette tension magnifique et vaine qui habitait l’artiste, capable de rendre le constat d’échec encore plus stimulant que lugubre, alors qu’il est probablement autant l’un que l’autre.

 

À suivre !

 

Van Gogh à Auvers-sur-Oise – Musée d’Orsay, 26 janvier 2024 – 1

Vincent Van Gogh, « Portrait de l’artiste » (détail), 1889. Photo : Rozenn Douerin.

 

Un comble à notre époque : Vincent Van Gogh est désormais présenté comme victime du storytelling. C’est le peintre qui n’a vendu qu’un tableau de son vivant alors que ses toiles – ou celles qui lui sont attribuées – valent aujourd’hui des palanquées de millions à faire rougir et rugir de plaisir un habitué de BFM Business. Bien qu’elle se démarque et du résumé réducteur et de son contrepied résolu, l’exposition qui se tient au musée d’Orsay jusqu’à ce 4 février 2024 ajoute une couche de storytelling à la légende. Elle présente en effet les derniers tableaux de l’artiste peints à Auvers-sur-Oise où il était venu se mettre au vert (sur Oise) chez le docteur Gachet avant de tirer sur la gâchette et sur lui par la même occasion. 70 jours, ca 70 tableaux (dont certains sont des esquisses de tableaux parfois aboutis, parfois non) et moult dessins. Storytelling, donc, puisque ces tableaux frénétiquement composés sont les derniers. Partant, ils se retrouvent éclaboussés par les clichés sur « l’urgence de la création avant la mort », alors que c’est précisément pour échapper à l’envie de mort que Van Gogh s’est expatrié dans le Val-d’Oise.
Malgré cette évidence, le suicide semi-raté – par conséquent réussi quand même – teinte la réception des œuvres en les parant d’une nécessité dramatique qu’elles ne peuvent réellement revendiquer. Se noue ainsi un peu plus le mouchoir de l’objectivité qui drape nombre de toiles rassemblées pour l’occasion. En effet, beaucoup sont contredites par les descriptions voire les lettres du peintre. Souvent, les couleurs évoquées ne sont pas celles que nous voyons.

  • La dégradation des pigments,
  • la détérioration des laques,
  • la conservation pas toujours optimale de certaines créations

expliquent cette disjonction entre l’objectivité du texte et la réalité actuelle. Aussi peut-il être tentant de berner l’œil grâce à l’histoire que nous racontent les documents et les experts ; et cette autotentative d’illusion se mêle à d’autres mirages comme celui qui ouvre l’exposition.
L’autoportrait célébrissime (Van Gogh en a peint 43…) n’a pas été peint à Auvers-sur-Oise, puisqu’il date de 1889 alors que Vincent n’arrive près de Paris qu’en 1890. Ce hors-sujet enlève-t-il quoi que ce soit

  • à l’intérêt des lignes mouvementées opposant la rectitude du veston et les volutes du fond ?
  • à l’opposition entre la mise sérieuse d’un homme qui, affirmant aller mieux, le voulait montrer, et la mine inquiète ou troublée ?
  • au charme vénéneux obtenu postérieurement, par le truchement de la dégradation des couleurs, dans la bleuisation du costume qui le rapproche du fond tourmenté et attire d’autant plus le regard sur le visage au chromatisme distinct ?
  • à l’énergie portée par la déclinaison des teintes bleutées où le blanc et le presque-marron ont leur place ?

Certes non. En revanche, il remet un coin dans le juke-box de l’illusion produite par le narratif entourant le travail de l’artiste. Aussi est-ce la question qui nous saisit quand nous entrons dans l’exposition : que voit-on de Van Gogh quand on voit un tableau de Van Gogh ?

 

Vincent Van Gogh, « Le docteur Paul Gachet », 1890. Photo : Rozenn Douerin.

 

La question est d’autant plus légitime que, en peignant, Van Gogh ne s’est jamais contenté de présenter ou de représenter : il a profondément interrogé cet acte, peut-être parce qu’il est une manière de se confronter à notre présence au monde. Quelle prise ai-je sur le monde ? Que sais-je du monde où je me débats ? Qui suis-je, c’est-à-dire comment le monde me voit-il par rapport à celui que j’ai l’intuition d’être ?

  • La multiplicité de représentations de même type de paysages, parfois recomposés et distincts de ce qu’il est convenu d’appeler la réalité,
  • le grand nombre d’autoportraits et
  • la faible diversité des modèles croqués

participent d’un questionnement qui devient ressassement voire rumination sur l’identité

  • du paysage,
  • des êtres et
  • du peintre.

Ainsi du portrait du docteur Gachet, à la fois psychiatre (d’où la feuille de digitaline censée être curative) et, à en croire posture et mimique, dépressif bien ensuqué dans son désespoir. En le peignant de la sorte, Vincent Van Gogh renvoie à la spécularité picturale. En un peu moins pompeux, disons que le tableau devient miroir. Le médecin est aussi mal que son patient (plus, jugeait ledit patient dans ses lettres). La mélancolie du guérisseur en dit long sur l’inutilité de la psychiatrie – le suicide du peintre, quelques semaines plus tard, confirmera ce diagnostic. Le monde est insupportable, et c’est cette friction entre l’âme désenchantée et l’espace où elle s’ébroue que tente de saisir l’art encore et encore.

 

Vincent Van Gogh, « Pietà » d’après Eugène Delacroix (1889). Photo : Rozenn Douerin.

 

Le tableau ne réinvente pas seulement le réel, il réinvente aussi l’art. Avec les réinterprétations de tableaux par l’artiste se crée une circularité des réinterprétations

  • du monde,
  • des émotions et
  • des mythes qui nous structurent.

L’un des plus célèbres remix de l’artiste est la « Pietà » d’après Eugène Delacroix, dont Vincent Van Gogh peint une seconde version à Auvers en 1890. Or, il n’a jamais vu le tableau de ses yeux. Son frère lui en a offert une lithographie qu’il a, c’est ballot, fait tomber dans la peinture. Il a donc carrément peint le tableau à Saint-Rémy de Provence. Ce faisant, il met en œuvre quatre formes d’appropriation du réel, quatre reformations ou reformulations qui consistent à

  • ne pas peindre d’après modèle mais d’après reproduction incomplète,
  • transusbstantier la nature et la matière du tableau, devenu lithographie puis redevenu tableau,
  • échanger la place du Christ et de la mère par rapport à l’original,
  • copier sa propre réinterprétation d’un tableau original.

Le tableau original est « artisé » comme le réel est « artisé » en devenant peinture. En somme, qu’il s’applique

  • à d’autres œuvres,
  • à des figures vivantes ou
  • à des situations (paysages, animaux, humains),

le travail de Vincent Van Gogh paraît explorer avec avidité la double question de la réalité dans la peinture (qu’est-ce qui rapproche une pipe et le dessin d’une pipe ?) et de la picturalité dans le réel (qu’est-ce qui rapproche ce que je vois de ce qui est saisissable par le pinceau ?). Ce n’est plus tant le storytelling qui impacte le regard mais le décalage

  • induit,
  • pensé et
  • saisi

par la peinture. L’exposition du musée d’Orsay offre cette passionnante possibilité de contempler l’appétit de l’artiste à s’approprier ce qui semble être pour faire, avec ce matériau brut, de l’art raffiné.

  • L’église n’est pas au bon endroit ? Qu’importe.
  • La perspective est clairement photoshoppée ? Pourquoi pas !
  • La feuille de l’arbre est figurée par un simple trait vert ? Et alors ?

Au contraire ! Tous ces petits arrangements avec le modèle ne le trahissent pas : ils

  • le libèrent de son immédiateté,
  • lui injectent une dimension artistique et
  • l’ouvrent à des possibles que nul autre que l’artiste n’avait pu envisager.

 

Vincent Van Gogh, « Bords de l’Oise à Auvers-sur-Oise » (1890). Photo : Rozenn Douerin.

 

À suivre !

 

Pastels, de Millet à Redon – Musée d’Orsay – 30 juin 2023 – 5

Edgar Degas, « Après le bain, femme nue s’essuyant la nuque » (1898), détail. Photo : Rozenn Douerin.

 

Après

impossible de ne pas conclure cette libre promenade dans l’exposition Pastels, de Millet à Redon présentée jusqu’à début juillet au musée d’Orsay sans évoquer le pastel comme lieu du corps. Terrain d’élection du portrait, cette technique semble découvrir au fil du dix-neuvième siècle que sa granularité et sa capacité à transformer le pigment en texture sont idéales pour

  • évoquer la peau,
  • mettre en images le corps et, plus généralement,
  • permettre au vivant de s’incarner sur le papier, le carton ou la toile.

Ainsi, singulièrement, du nu. À la différence du portrait, le nu se désintéresse de la personne qu’il représente. Ce n’est plus l’identité qui capte le regard mais la corporéité. Le titre de l’œuvre n’est plus un nom, non, c’est un état : la nudité. Paradoxalement, du moins en apparence, les nus choisis dans la collection d’Orsay sont souvent habillés, si. Ainsi, l’étude d’Émile-René Ménard habille doublement son modèle, avec un intérieur d’époque et une gestuelle de statue grecque.

  • Nue à l’extérieur de son corps,
  • habillée d’un intérieur visible qui ne dit rien de son intériorité, et
  • dotée d’une apparence historiquement référencée,

la femme, comme sculptée par les ombres et lumières, offre au regard moins l’érotisme de sa chair que l’étrangeté de sa posture. Celle-ci

  • incarne une forme d’idéal féminin,
  • évoque la radicale étrangeté de l’art (quel sens a cette femme nue et ainsi contorsionnée dans une pièce ?) et, par spécularité, id est par un effet miroir,
  • convoque la hiérarchie sociale alors en vigueur, la femme se dénudant tandis que l’homme la représente.

 

Émile-René Ménard, « Étude de nu dans un intérieur » (non daté). Photo : Rozenn Douerin.

 

Dès lors, tout se passe comme si le pastel explorait la notion même de représentation donc de représentativité. Qu’est-ce qui nous représente quand nous représentons ? Notre corps en dit-il plus sur nous que nos habits ? L’intérieur de nos domiciles représente-t-il pas de façon plus saisissante ce que nous sommes (ou pensons être) que notre corps ? Que représente la nudité que nous présentent les nus artistiques ? Pour alimenter cette réflexion, les pastels d’Edgar Degas sont un minerai stimulant. Ceux qui ont été choisis saisissent à plusieurs reprises des femmes à leur toilette en travaillant un motif cher au pastelliste : la chevelure – décentrage ironique qui profite de la nudité pour montrer ce qui, dans nos sociétés, est exposé en tout temps. Comme si, l’art pointait que selon les circonstances,

  • l’évident prenait une autre saveur,
  • le banal devenait signifiant et
  • les parties anodines du corps revêtaient un tout autre caractère.

Comme si, autrement dit, la nudité artistique recontextualisait le corps, le réinvestissait et contribuait à changer notre regard sur le rapport que nous entretenons avec lui. En témoigne, par exemple, « Femme s’essuyant la nuque », où la chevelure participe d’un travail sur les formes. L’espace du tableau est nettement architecturé, renforçant l’effet de contraste entre un corps d’autant plus net qu’il est schématisé, et un intérieur d’autant plus abstrait qu’il est, lui aussi, dénudé. Par

  • la netteté de ses contours,
  • la complexité de son chromatisme et
  • sa simplicité graphique opposée au foisonnement des motifs à l’arrière-plan,

le corps nu devient un nu, c’est-à-dire que l’art parvient à transformer la chair en autre chose qu’elle-même. Le changement de substantif traduit l’aspiration du corps par la nudité. Ce que nous voyons n’est plus un corps nu mais un nu. Dans ce contexte et spécifiquement dans ce tableau, les cheveux – qui, eux, ne connaissent pas le concept de nudité – vibrent de reflets grâce aux effets détonants de matière et de contraste ; et le corps manque de dissiper l’illusion de réel dès lors que le regard s’attarde sur l’étrange et fascinant spectre chromatique du dos. Nulle instrumentalisation de la femme, ici, nulle quête d’un art quelque peu émoustillant voire égrillard, mais un jeu subtil entre

  • des codes artistiques connus,
  • le sentiment d’effraction provoqué par le saisissement et la publicité d’une scène intime et
  • la revendication d’une autonomisation de l’art par rapport au corps,

dans la mesure où la représentation, si elle s’appuie sur une maîtrise confondante

  • des proportions,
  • du mouvement et
  • de la lumière,

défie aussi l’artisanat par un usage puissant et libre

  • des couleurs,
  • de la matière et
  • du trait.

 

Edgar Degas, « Femme se coiffant » (1890). Photo : Rozenn Douerin.

 

De même, l’immense chevelure châtain de la « Femme se coiffant » (1890) zèbre le tableau presque de bas en haut si bien que, dans une expansion quasi baudelairienne, la chevelure devient le personnage principal de la scène, le décor croqué et le corps à moitié dénudé se mêlant dans un désordre de rangement pour l’un, de mouvement pour l’autre. Alors que la femme semble jouer du violoncelle avec sa tignasse, la confusion du regard naît de cet à-plat dynamique qui fait passer la chair au second plan. Le nu peut d’ailleurs n’être qu’une étape chez Degas, dont sont exposés des croquis au pastel et au fusain de personnages – notamment de danseuses – appelés pour certains à être vêtus ultérieurement. Le corps n’est donc pas identifié à sa vêture ou à son absence d’habit mais au sens, parfois celé, qui sous-tend sa représentation. Dans une certaine mesure, c’est le corps qui construit la représentation et non la représentation qui construit le corps.
« Buste de femme nue » de l’ami rival Édouard Manet – nous évoquerons tantôt l’exposition qui réunit les deux vedettes dans le même musée – illustre magistralement cette décorrélation entre corps et apparence. Sans la précision du titre, la nudité ne saute pas d’emblée au regard. L’opposition vive entre la chevelure noire et le corps crème pâle attire d’abord l’œil vers le visage. La nudité des épaules n’est qu’un indice dont le bienfondé sera confirmé par le titre. L’artiste joue avec l’idée d’une représentation qui ne dévoile le dévoilement qu’a posteriori. Donner à sentir que l’évidence nous échappe n’est peut-être pas le défi le moins passionnant de l’art. C’est aussi ce que semble suggérer Lucien Lévy-Dhurmer dans « La femme à la médaille ». Foin de nudité, ici, mais foisonnement de mystères (autre titre du tableau) :

  • recours aux codes de portraits de profil du quinzième siècle,
  • mise en valeur d’une médaille dont rien n’est dit,
  • secret sur cette femme dont seul la face n’est pas voilée…

Le corps, ici, se dérobe. Il est parcellaire, gommé par les vêtements, presque in-signifiant puisque le profil empêche de discerner pleinement l’expression du modèle. Le fond grave sur lequel il se découpe renforce son caractère énigmatique. Le corps, le narratif, le sens s’effacent et invitent le regardant à s’aventurer dans l’interprétation de l’art.

 

Lucien Lévy-Dhurmer, « La femme à la médaille » (1896). Photo : Rozenn Douerin.

 

Ainsi, les pastellistes saisissent le corps aussi bien nu que vêtu de pied en cap (pour souligner la notabilité d’un collectionneur, par exemple), ou habillé d’une manière sciemment historiquement datée, en écho avec sa posture. C’est que le corps artistique se dérobe à toute tentative de réduction fonctionnelle, sociologique ou politique, surtout chez Lévy-Dhurmer, dont les pastels exposés témoignent d’un singulier rapport artistique au corps. Le corps se dissolvant derrière le brillant pastiche d’une représentation Renaissance côtoie, dans l’exposition, le corps urbain personnifié (« Florence ») et le corps qui s’efface, voilé, mutique, funèbre, dans « Le Silence ». C’est une manière pertinente de nous rappeler que, sur un tableau, le corps n’est pas qu’un corps. Il se gorge de symbolique, de possibles, de résonances que l’art du pastel rend éminemment vibrantes.
Odilon Redon, avec qui nous finirons notre parcours, souligne la richesse de cette augmentation du corps par l’art en trois pastels. Le premier représente a priori un coquillage des Seychelles, croqué dans un décor flou associant

  • à-plats colorés,
  • hachures verticales et
  • zébrures horizontales.

Dans ce contexte corporel, on peut aussi y voir la métaphore d’un sexe de femme, comme si le corps sortait du corps, comme si l’espace devenait un corps, comme si l’animalité consubstantielle au corps, dont la sexualité est une composante essentielle, devenaient, par le truchement magique de l’art, un prisme d’analyse utilisable sur l’ensemble du décor et des corps – humains ou non – qui nous entourent. La question du corps dans l’art n’est-elle pas aussi celle de ses limites – graphiques, physiques, humaines ? À l’inverse (mais il n’est pas certain qu’il s’agisse vraiment d’inverse…) de cette immanence symboliste, une autre transcendance anime l’artiste quand il croque Parsifal en Christ écrasé par son destin ou qu’il esquisse une femme voilée, toute de lumière parée, dont l’apparence et l’attitude sont on ne peut plus mariales. La mise en scène du corps participe à son augmentation, que le corps soit torturé, symbolisé ou magnifié. Le corps artistique est toujours un corps augmenté.
Voilà aussi en quoi cette exposition était fort stimulante : derrière l’unité du médium utilisé par les artistes, scintillaient sans cesse

  • la multiplicité de ses fonctions,
  • l’exploration de ses spécificités ainsi que
  • la friction captivante entre un artisanat éblouissant et des usages artistiques très différenciés.

L’énigme de l’art en sort heureusement intacte car les papilles oculaires du visiteur ont beaucoup salivé. Bien pensée, la redécouverte des fonds d’Orsay ne saurait donc jamais être une expo au rabais. Pan sur les doigts de celui qui a osé, il y a cinq épisodes de cela, émettre une hypothèse aussi saugrenue !

 

Odilon Redon, « Femme voilée » (non daté). Photo : Rozenn Douerin.

 

Pastels, de Millet à Redon – Musée d’Orsay – 30 juin 2023 – 4

Eugène Loup, « Mélancolie » (ca. 1901), détail. Photo : Rozenn Douerin.

 

Après

il est temps de présenter le pastel comme une terre de contrastes. Pour cela, une série de portraits rassemblés dans l’exposition du musée d’Orsay est particulièrement profitable. En effet, prétendre sans nuance, comme nous l’avons un peu seriné, que l’intérêt des pastels au dix-neuvième siècle est surtout que l’outil s’est échappé du portrait auquel il avait longtemps été rivé, c’est oublier un peu vite que les portraits au pastel constituent une large partie de la production ; c’est surtout proposer une vision de la modernité binaire donc fausse. La modernité, qui n’est pas forcément un gage de qualité mais peut pimenter le plaisir du regard ou de la découverte, apparaît peut-être encore plus dans les portraits. Ainsi, dans La Mélancolie, Eugène Loup, spécialiste des intérieurs déprimants, crée moins un portrait – bien que le visage du modèle soit représenté avec habileté et rigueur – qu’une impression.
Le titre l’indique : le sujet du tableau, c’est cette mélancolie que laissent parfois sourdre les passantes (inutile folie) plus que la fixation d’un visage et d’une posture. L’inexpressivité expressive de la moue et la perfection trop parfaite de la coiffure dialoguent avec la raideur corsetée du vêtement et le violent écrasement du spectre chromatique. Le modèle semble comme aspiré dans des tons éteints qui ont contaminé l’ensemble du tableau. Les couleurs fanées écrasent la jeune femme sur la fatalité de sa condition. Elle se fond littéralement dans le décor. Il n’y a point de révolte, ici, et c’est le plus tragique, plutôt le saisissement d’un fatum domestique, d’une impossibilité de secouer sa condition, son rôle social, son destin écrit à l’avance.
Ne réécrivons pas l’Histoire : Eugène Loup ne milite pas pour la libération de la femme, il croque une déprime qui dépasse de loin la condition du beau sexe. Il croque une déprime qui nous touche car elle fait écho à la vie de celui qui regarde et est regardé.  Il croque une déprime qui a l’élégance modeste de ne pas être une dépression, de ne pas déranger, d’être intégrée au flux de l’existence. Pas de vagues, pas de remous, du mou tout au plus, un coup que l’on va encaisser et qui va passer.
Un portrait, La Mélancolie ? Une histoire, plutôt, dans la mesure où le modèle n’est portraituré ni à des fins mémorielles, ni à des fins purement esthétiques, ni à des fins simplement et pas si simplement que ça virtuoses : le visage fait narration parce qu’il peine à surnager dans le creuset du décor et du vêtement, chaque contemplateur demeurant libre d’interpréter à sa guise ce tableau à la fois énigmatique et sans ambiguïté.

 

Daniel de Monfreid, « Portrait de sa fille Agnès à trois ans » (1902). Photo : Rozenn Douerin.

 

Le pastel paraît donc être une terre de contrastes, dans la mesure où les codes d’antan (pastel = portrait) sont mis en lumière par le déplacement du geste artistique. Certes, le pastel fricote toujours avec le genre du portrait, mais il en déjoue pour partie les codes, les enjeux, la substance. La question n’est plus de savoir si le portrait est ressemblant ou, comme tel tableau de Turner loué par le professeur Rollin, « très bien peint », elle devient une question plus profonde : pourquoi un portrait ? que dit-il ? que nous dit-il ? Au-delà de l’émotion esthétique, quelle est l’interrogation qu’il porte pour nous transporter ?
En ce sens, grâce au portrait, le pastel devient consubstantiellement interrogation. Ça, c’est une révolution. Jusqu’à présent, le portrait était au contraire le lieu de l’affirmation, de la posture, d’une certaine préséance. Les pastélistes présentés dans l’exposition du musée d’Orsay explorent cette veine de façon multiple. Ainsi du Portrait de sa fille Agnès à trois ans de Daniel de Monfreid. Contrairement à ce que l’on pourrait supputer en comparant son vêtement avec les habits en cour aujourd’hui, Agnès de Monfreid ne pose pas en costume d’apparat : elle porte son vêtement ordinaire. Elle n’est pas dans un décor luxueux : son père crée un fond contrasté qui pourrait bien traduire la rêvasserie un brin ennuyée dans laquelle la gamine est plongée. Elle pose dans un instant suspendu, trop long, entre deux jeux avec sa poupée.
Après l’impression de mélancolie saisie par Eugène Loup, c’est cette imminence de la lisière que saisit Daniel de Monfreid. C’est cette urgence de l’art luttant contre l’impatience de l’enfant. C’est ce moment de bascule entre la vraie vie d’une gamine et sa transformation en œuvre d’art. Ce n’est donc ni une glorification de sa progéniture par le peintre, ni une valorisation de son statut social par descendante interposée. En creusant la veine du trait plutôt que de l’à-plat de la peinture, Daniel de Monfreid saisit le regard du visiteur par cette représentation d’une suspension, dans laquelle il n’est pas interdit, manquerait plus qu’ça, de lire une autre image du destin : l’enfance est-elle pas parfois l’âge des choix, des possibles, des premiers impossibles aussi, suscitant chez certains la nostalgie d’une époque d’insouciance où beaucoup, souvent, s’aurait pu mieux nouer, « on l’apprend plus tard » eût stipulé le barde philosophe Jean-Jacques Goldman ?

 

Mary Cassatt, « Mère et enfant sur fond vert » (1897). Photo : Rozenn Douerin.

 

Terre de contrastes, le pastel le serait dès lors à double titre. D’une part, les contrastes seraient internes, opposant l’ombre des codes passés à leur réinvestissement par les artistes sévissant au tournant du vingtième siècle. D’autre part, les contrastes seraient externes, immédiatement perceptibles par celui qui regarde. Ainsi, Auguste Renoir se délecte des effets de lumière, de frictions entre les couleurs, donc de volumes dans son Portrait de jeune fille brune assise, les mains croisées où il joue du pastel avec gourmandise, travaillant les traits, orientant le regard, associant les striures à une apparence d’unité. Ainsi aussi de Mary Cassatt dont Mère et enfant sur fond vert (titre apocryphe) est un modèle du genre. De fait, il contraste

  • les techniques (approximations dynamiques des silhouettes versus précision des visages),
  • les couleurs (bleu paisible et rouge rageur) et
  • les énergies (visages tendres et zigouigouis furibonds).

La construction du tableau oppose une partie supérieure résolument classique à une partie inférieure privilégiant la suggestivité à l’effet de réel. Pour autant, elle ne concentre pas le regard sur les visages mais oblige celui qui regarde à vibrer de l’apparente contradiction comme si l’aspect paisible des deux personnages, la femme et le bébé, masquaient bourgeoisement les tourments intérieurs que jeunes et vieux humains connaissent… mais rarement sur les portraits d’enfant.
Dans cette perspective, si le pastel est une terre de contrastes, ce n’est pas seulement parce que des œuvres jouent, comme moult autres, sur l’art de contraster. Plus sûrement, il semble que cet outil artistique puisse être ontologiquement un outil contrasté. Déjà parce qu’il contraste avec la peinture (l’exposition présente la Femme accoudée à une table de Paul-César Helleu, qui rend hommage à sa femme en version pastel alors que John Singer Sargent l’avait croquée à l’huile peu avant). Ensuite parce qu’il contraste avec des us ancestraux et de nouvelles perspectives. Enfin parce qu’il porte en lui la complémentarité entre une richesse pigmentaire puissante et une vocation au mouvement, à l’impromptu, à l’énergique qui étincelle avec la générosité de la couleur travaillée. L’exploration de cette incompatibilité apparente contribue éminemment à l’intérêt de la collection rassemblée au musée d’Orsay.

 

Paul-César Helleu, « Femme accoudée à une table » (1889). Photo : Rozenn Douerin.

 

À suivre…

 

Pastels, de Millet à Redon – Musée d’Orsay – 30 juin 2023 – 3

Eugène Boudin, « Plage » (1870). Photo : Rozenn Douerin.

 

Après

observons le pastel comme médium de la suggestivité en cela que sa spécificité dans la représentation des sujets consiste pour partie à ne pas représenter ce qu’il représente. Eugène Boudin le suggère précisément dans « Plage » par une double orientation.
D’une part, ce pastel sur papier témoigne d’une poétique quasi impressionniste consistant à considérer le sujet (des gens sur une plage) comme l’élément d’un ensemble. L’homme est à peu près au centre du tableau mais il n’est qu’au centre du tableau. Alentour, la plage et le ciel constituent l’essentiel du sujet. Le sujet humain n’est qu’un objet planté dans le sujet plus vaste du décor, de la nature, de l’infini cosmique. Le titre court en dit long : il dit « Plage », non « Promeneurs sur la plage ». La plage est le lieu où trois éléments – la terre, l’eau et l’air du ciel – se rencontrent et cherchent leur ligne de démarcation. Ce décentrage du regard inscrit les silhouettes dans un ensemble plus vaste, qui dépasse l’individu, non pas dans une perspective transcendantale mais dans une logique d’interconnexion. Ce que nous ressentons, éprouvons, vivons ne dépend pas que de nous. Nous sommes inscrits dans une époque, un lieu, des éléments qui nous imprègnent, nous impressionnent, et qui nous habitent autant que nous les habitons.
D’autre part, « Plage » procède d’une épure de la silhouette qui institue le regard comme co-constructeur du tableau. C’est au regard de traduire tel magma noir en silhouette mâle, tel trait blanc en ombrelle surmontant une dame, tel fouillis obscur en présence de plusieurs personnes. Le trait de Boudin tient serrée la contradiction entre l’énigmaticité du trait et l’évidence du sens. Par

  • la dynamique du pastel posé sur le papier,
  • la mise en scène d’un espace où la polychromie se fait narration (la géographie n’étant rien d’autre qu’une météorologie de l’âme),
  • l’architecture d’un tableau où l’humain n’est qu’une esquisse entre ciel et terre,

l’artiste profite de la scène de genre (on sait de quoi ça parle) et de la spécificité du pastel pour revenir à la substance de son art, qui pourrait bien être moins

  • de représenter que de suggérer,
  • de montrer que de donner à voir, et
  • d’imiter que d’inventer au sens de découvrir et révéler.

 

Edgar Degas, « Danseuses » (1885), détail. Photo : Rozenn Douerin.

 

De même, Edgar Degas libère ses danseuses de leurs traits de visage comme si leur fonction sociale les rendait sinon interchangeables du moins non identifiables en tant qu’individus. Ce qui les personnalise, c’est

  • la couleur donc la lumière,
  • la posture,
  • le mouvement et
  • la position dans le groupe.

Représenter une danseuse en tant que danseuse conduit à suggérer le corps plus que la personne, peut-être parce que, dans un ballet, les danseuses ne forment qu’un seul corps. En tant que médium de la suggestivité, le pastel

  • évite la redondance,
  • incite à l’épure,
  • concentre la représentation sur
    • le plus important,
    • l’indispensable ou, les trois éléments se pouvant cumuler,
    • ce qui inspire particulièrement l’artiste.

Se joue ici une sorte de mise à l’os de l’évocation artistique, séparée de la graisse qui l’alourdirait. On retrouve cette stratégie de liposuccion ou d’équarrissage, allez savoir, dans la « Danseuse assise : penchée en avant, elle se masse le pied gauche » (1883), où la danseuse n’a pas non plus de visage identifiable car elle est penchée. La précision

  • du corps,
  • de l’action en cours et même
  • de la chevelure très ordonnée

contraste sciemment avec l’arrière-plan et le sol, strié par des zigouigouis énergiques de plusieurs couleurs. En renonçant à créer un fond riche ou à croquer un parquet impeccable, Edgar Degas concentre le regard sur ce qu’il a voulu représenter et que le long titre exprime sans barguigner.

 

Maurice Denis, « Nu, femme assise, de dos » (1891). Photo : Rozenn Douerin.

 

Le souhait de privilégier la suggestivité sur le détail peut avoir une fonction esthétique mais aussi une fonction pratique. Ainsi, les experts expliquent l’imprécision de certains contours dans le « Nu » de Maurice Denis par le fait qu’il s’agit d’une esquisse préalable à la réalisation d’une peinture. Reste qu’opère aussi dans ce pastel le charme de l’union entre précision et suggestion. Ce que tâche de croquer l’artiste, ce n’est ni la peau, ni le corps, ni quelque érotisme que ce soit : c’est la nudité. Et le pastel travaille précisément ce dépouillement. L’épure, ici, renverse la logique qui cantonnait le pastel au portrait : nous voici au contraire du portrait. Le sujet est de dos. On ne voit pas son visage. Pour tout costume, l’inverse du costume : le corps.
On aurait donc mauvaise grâce d’opposer le pratique à l’esthétique. La suggestivité du pastel s’empare ni plus ni moins de la suggestivité du corps féminin… au point que celle-ci peut être celée. Avec « Camille Redon brodant », Odilon Redon en donne une bonne illustration par le titre. Les spécialistes, ça existe, estiment que la dame ne brode pas. Ils pensent que le portrait ne date pas de 1880, date donnée en tout bien tout honneur par Odilon Redon (après tout, Victor Hugo réinventait bien les dates de ses poèmes avant publication…). En revanche, ils notent l’opposition entre la noirceur des cheveux et de la vêture de la dame, d’une part, et, d’autre part, l’irradiant orange qui suggère une chaleur sans doute moins chaste que celle que voudrait évoquer  l’image d’une bonne épouse, yeux baissés, toute à son ouvrage. Bien sûr, cela ne nous regarde pas, puisque c’est nous qui regardons. Toutefois, la marge est fine entre suggestivité et fantasme, et c’est sans doute heureux que le pastel titille cette frontière de pacotille !

 

Odilon Redon, « Camille Redon brodant » (officiellement 1880), détail. Photo : Rozenn Douerin.

 

À suivre…

 

Pastels, de Millet à Redon – Musée d’Orsay – 30 juin 2023 – 2

Photo : Rozenn Douerin

 

Dans un premier épisode, nous avons montré pourquoi le pastel était un jeu de dupes à plusieurs titres en concluant que l’élargissement de son champ d’exploration, fors le seul portrait, s’était accompagné d’une double réflexion des artistes sur la spécificité de ce médium dans l’art de représenter le réel. Loin de se contenter d’entrer en concurrence avec la peinture, le pastel a gagné en autonomie en creusant ses particularismes plutôt qu’en les gommant. La mise en scène du monde du travail offre ainsi un espace artistique où la scène de genre se retrouve animée par les caractéristiques propres au pastel.
Ainsi, « La baratteuse » de Jean-François Millet, déployée sur un grand format, est propulsée par un travail paradoxal sur le mouvement. En effet, c’est moins le mouvement de la paysanne qui est saisi que celui du monde qui l’entoure : le chat se frottant à ses pieds, la poule et peut-être ses poussins picorant devant la porte, même l’ustensile – pourtant immobile – où est battu le beurre semblent animés par une énergie qui tranche avec l’immobilité stoïque des brocs alignés sur des étagères en arrière-plan. Au milieu, le personnage principal est partagé entre son immobilité dans la partie supérieure et la vivacité des traits figurant son tablier. Tout se passe comme si l’artiste avait fait le point pictural sur le visage, le buste et les mains de l’agricultrice afin de valoriser moins l’exotisme rural de la scène que la pénibilité d’un travail à laquelle la protagoniste est rivée ad vitam aeternam.

 

Léon Lhermitte, « Moissonneurs » (non daté). Photo : Rozenn Douerin.

 

À l’inverse, les « Moissonneurs » de Léon Lhermitte sculptent en une dimension l’opposition entre

  • les amas de paille, figés,
  • le fouillis de la terre pendant la récolte et
  • le mouvement particulièrement pénible à la longue des travailleurs penchés vers le sol.

Le ciel en quasi sfumato qui parle de la chaleur dialogue avec les ombres portées par la paille, et les verts profonds du flanc de colline contrastent avec les touches de verts semées dans le champ. De la sorte, le mouvement est à la fois ligne, direction, mais aussi

  • construction de l’espace,
  • gestion des oppositions,
  • richesse du chromatisme et
  • efficacité des suggestions optiques
    • (formes évocatrices,
    • floutage donnant de la profondeur,
    • énigmaticité captivante des mélanges de couleurs…).

Il appert que la question de la représentation par le pastel explore le mouvement dans la fixité. Dans « La femme au puits », où le crayon noir prête main forte au pastel (comme souvent chez Jean-François Millet), la contemplation du bas du tableau trahit l’énergie qui irrigue nécessairement le pastel tel qu’il est alors travaillé.

  • C’est l’énergie de l’eau qui passe du seau à la cruche ;
  • c’est la houle qui semble agiter la terre ;
  • c’est la verticalité sérieuse du mur qui se heurte à l’horizontalité désordonnée du sol.

La tonicité indispensable au pastel, par opposition à la possibilité des à-plats lisses de l’aquarelle, par exemple, met en mouvement le système de représentation quel que soit le sujet du tableau.

 

Jean-François Millet, « La femme au puits » (vers 1866), détail. Photo : Rozenn Douerin.

 

Edgar Degas a, lui aussi, exploré cette dynamique consubstantielle au médium, en lui associant la netteté du fusain et la granularité de la craie. Sa « Repasseuse » de 1869, par exemple, associe trois dynamiques :

  • les lignes horizontales, parallèles (la table et la jupe) ou opposées (la ligne des épaules et le fer) ;
  • les traits verticaux de pastel ou de fusain ; et
  • les à-plats chaotiques de couleur (blanc, bleu, noir) dialoguant avec le beige original du papier.

Sous cet angle, la représentation par le pastel s’apparente à une gestion de l’énergie incluse dans le maniement du médium. Dans ce domaine, « Le nageur » de Gustave Caillebotte est presque un parangon. De fait, il profite à plein de la maîtrise technique et de l’œil de l’artiste pour associer

  • l’immobilité de l’eau,
  • l’importance des traits horizontaux semblant ordonner la scène (les rayures du costume alors moderne y contribuent évidemment) et
  • la promesse du mouvement qu’appelle la préparation du plongeon.

Il est patent que

  • les effets de profondeur donnés
    • au centre par le reflet de l’arbre et
    • alentour par l’encadrement du plan d’eau,
  • le jeu sur le miroitement aquatique ainsi que
  • l’apparent dénuement de la scène renforçant l’attente du grand plouf

contribuent à saisir le regard du visiteur et son intérêt pour l’exposition fomentée à son intention.

 

Gustave Caillebotte, « Le nageur » (1877), détail. Photo : Rozenn Douerin.

 

À suivre…

 

Pastels, de Millet à Redon – Musée d’Orsay – 30 juin 2023 – 1

Jean-François Millet, « Le Bouquet de marguerites » (vers 1871). Photo : Rozenn Douerin.

 

C’est à une série de jeux de dupes qu’invitait le musée d’Orsay à travers l’exposition Pastels, de Millet à Redon. Le premier jeu de dupes est celui qui consiste à contourner l’acception courante d’exposition, laquelle désigne la réunion d’œuvres de provenances diverses autour d’une thématique, d’une période ou d’un artiste. La présente exposition, centrée autour du médium qu’est le pastel et concentrée autour de la période réservée au musée d’Orsay (milieu du dix-neuvième – tout début vingtième), présentait des pièces exclusivement tirées de l’exceptionnelle collection du musée d’Orsay. Une centaine d’œuvres, soit un cinquième des réserves, était livrée à la curiosité du public.
Il s’agit donc davantage d’une valorisation du patrimoine que de la création d’une collection provisoire, mais même cette affirmation est un deuxième jeu de dupes, tant la présentation des pastels est complexe, la commissaire jugeant que, après une telle exposition, les pastels doivent être préservés pendant trois ans. Autant dire que c’est une chance rare de découvrir ce florilège avec ses facéties dont témoigne le tableau initial reproduit supra : il représente une série de cadres sertissant un bouquet de marguerites derrière lequel se cache presque la fille de Jean-François Millet… qui s’appelle Marguerite. Il est même suggéré d’y voir une métaphore du pastel au dix-neuvième siècle, quand le médium s’émancipe de son genre de prédilection – le portrait – pour s’aventurer sur de nouvelles zones d’exploration, telles que le paysage, la nature morte, la scène de genre, les intérieurs, etc.

 

George (sic) Desvallières, « Portrait d’homme » (1891), détail. Photo : Rozenn Douerin.

 

Pour autant, le portrait ne disparaît pas du champ des pastels. Le genre est trop riche pour cela. Aux représentations d’une impressionnante virtuosité, façon Edma Pontillon-Morisot par Berthe Morisot ou Mme Zola par Édouard Manet, s’ajoutent les portraits qui assument davantage la spécificité apportée par le pastel : effets graphiques, mouvements, travail sur la matière, etc. S’associent l’épaisseur du pigment, la vigueur du geste et la virtuosité technique, qui n’est plus seule en cause. Ainsi, dans le « Portrait d’homme » de George Desvallières, la recherche de l’illusion du réel se dérobe quelque peu devant l’aventure d’un graphisme qui s’approprie pour partie le sujet représenté, sans chercher à être ce miroir que l’on promène le long d’un humain.
Aussi le portrait au pastel croque-t-il aussi bien des notables que des vedettes et des anonymes.

  • Il s’attarde sur des drapés plus que sur des visages,
  • il investit l’arrière-plan sans craindre certaines audaces
    • (flou,
    • surcharge,
    • approximations opposant la netteté du personnage et l’à peu près de ce qui l’entoure), et
  • il joue volontiers de la tension propre au médium.

Car c’est un autre jeu de dupes proposé par le pastel : cet outil ne ressortit ni du dessin (même si le crayon, entre autres, lui prête main forte à l’occasion) ni du tableau. Si certains effets waouh naissent de ce que des œuvres créées au pastel ressemblent à s’y méprendre à des peintures à l’huile, d’autres pièces fascinent par la manière dont, au contraire, elles s’approprient le médium pour honorer sa spécificité.

 

Karl Bennewitz von Löfen, « Portrait d’Yvette Guibert » (1899), détail. Photo : Rozenn Douerin.

 

Dès lors, le pastel inscrit le portrait dans un spectre de sujets et de projets dont l’exposition du musée d’Orsay soulignait avec pertinence l’élargissement et l’enrichissement dans la période historique concernée. Ainsi de l’autoportrait « en trompe-l’œil » de Jean-Marie Faverjon qui dissimule l’artiste derrière une peinture aux motifs mythologiques, de même que les marguerites celaient la Marguerite. On entend presque la Castafiore crier : « Est-ce toi, Marguerite ? » tant la question de la représentation devient prégnante à mesure que l’on avance dans l’exposition. Et cette quasi illusion sonore, si elle ne travaille pas l’ensemble des œuvres présentées, n’en retient pas moins l’attention car elle poursuit la question posée par les jeux de dupes.
Au fond, le pastel donnant l’illusion d’une peinture n’est ni plus ni moins qu’une version spéculaire de la peinture donnant l’illusion du réel. Un dessin de pipe est-il une pipe, nom de nom ? Plus précisément, à partir de quand un dessin de pipe est un dessin de pipe ? L’effet de réel, l’impression de vérité, le mirage d’une forme de réalité sont des questions stimulantes que pose avec acuité cette exposition. Un exemple : « La petite gardeuse de porcs » de Paul Gauguin tire vers l’épure la représentation d’un visage constitué de quelques traits. Cette épure est un jeu de dupes car elle profite d’une abondance liée à la spécificité du médium. En effet, le pastel permet aux artistes de talent d’exprimer le réel grâce, notamment,

  • à la vivacité des traits verticaux,
  • à la surcharge de certaines lignes de démarcation,
  • à l’opposition entre les accumulations de pigments et les zones plus légères, et
  • au dialogue que nouent
    • les formes,
    • les traits,
    • les couleurs et
    • le grain.

 

Paul Gauguin, « La petite gardeuse de porcs » (1889), détail. Photo : Rozenn Douerin.

 

Tout se passe comme si le pastel, fréquenté de longue date par les artistes, se révélait peu à peu comme un médium spécifique – non plus en concurrence avec l’huile, et non plus appliqué à quelques sujets très balisés donc très limités. Les artistes ne sont plus dupes et nous dupent d’autant mieux. Si la bretonnitude vestimentaire inspire Charles Milcendeau, elle permet à Odilon Redon de transformer le visage de son fils en celui d’une Bretonne à la coiffe bleue. Si le pastel est l’art du trait donc du mouvement, il permet à Giovanni Segantini, par oxymoron, de planter les porteurs de fagots dans une fuite impossible figurée avec une force impressionnante. En effet, les traits des énormes fagots que portent les travailleurs s’ancrent dans les traits du sol où s’enfoncent les traits représentant les travailleurs happés par l’obscurité du « dernier labeur du jour ». On ne résume pas mieux la fatalité ensuquante que vivent les laborieux, que les tâches pénibles fixent sinon à leur terre du moins à la misère d’une absence de choix.
Le monde du travail – le monde, en somme – s’ancre profondément dans l’art du pastel à travers le mélange du portrait et du paysage. Le magnifique « Départ pour la pêche » de Piet Mondrian illustre cette tentation de la fusion puisque non seulement il mêle portrait et paysage, mais de surcroît il mêle pastel, aquarelle et fusain. Or, cette double fusion montre bien que le médium n’est pas neutre. Il raconte en soi une histoire. Il porte une idée de la représentation. Il pose déjà une perspective. C’est un énième jeu de dupes qui rend si palpitant le pastel : en s’autonomisant, il devient un outil artistique dont les spécificités peuvent être mêlées aux spécificités des autres média.

  • Les à-plats généreux de l’aquarelle,
  • la rigueur sans concession du fusain et
  • la dynamique roborative du pastel

se frictionnent, se défient, se complètent, se chevauchent et témoignent d’une créativité artistique qu’il est joyeux de contempler.

 

Piet Mondrian, « Départ pour la pêche » (vers 1900). Photo : Rozenn Douerin.

 

À suivre…

 

Entrer dans la couleur avec Hélène El Bacha

Hélène El Bacha, sans titre (détail). Photo : Bertrand Ferrier.

 

Habituée des petites galeries parisiennes (elle exposait fin 2022 à Montmartre), Hélène El Bacha se dévoile actuellement à l’Atelier M & Co, un lieu vivant qui a commencé par être un endroit mêlant brocante simple et atelier de bricolage DIY. L’endroit est devenu un corner éphémère prisé de designers et, donc, une galerie où se croisent autochtones, curieux et connaisseurs.
Hélène El Bacha y présente deux types de tableaux. D’une part, des paysages (ou du moins ce qui s’apparente à des paysages) ; d’autre part, des fleurs émergeant ou surgissant du noir. Dans les deux cas, l’artiste joue sur le seuil entre figuration et abstraction ; et elle ne néglige pas notre tendance à la paréidolie. En ce sens, l’absence de titres est moins une coquetterie qu’une invitation à entrer dans son travail sur les couleurs, le mouvement et la gestion de l’espace. Papier et toile accueillent une proposition où l’abstrait se dérobe autant que le concret référencé. Les fleurs sont parfois difficiles à attribuer à une espèce en particulier ; les paysages ne sont pas rattachés à un lieu, un toponyme ou une définition. Pour la peintre, il s’agit moins de peindre ce qui est que de laisser advenir ce qui la saisit. Au regardant, ensuite, de jongler entre la similitude rapprochant ses ressouvenances paysagères ou florales, et l’objet présenté à ses yeux. Tout se passe comme si la peinture était une illusion d’optique qui, par le truchement d’un étrange et banal réflexe mental, poussait à écosser l’abstraction pour la rapprocher d’une représentation figurative.
Alimentée par l’habileté plaisante avec laquelle l’artiste concatène des couleurs tantôt par mutations spectrales, tantôt par oppositions franches, c’est cette tension, cet aller-retour imprévisible, ce pas de trois entre

  • objectivité,
  • représentation et
  • déréalisation

qui éveille et nourrit l’intérêt du visiteur. Ajoutons un troisième pôle d’attractivité à cette exposition même si, dans un premier temps, il pourra paraître contradictoire. En effet, il sourd à la fois de la similitude et de la diversité. Nous captive la similitude puisque, sur la vingtaine de tableaux proposés, les deux catégories fleurs / paysages creusent le sillon

  • d’une série bithématique,
  • d’une patte spécifique et
  • d’une inspiration double mais clairement assumée.

On pense, dans un genre différent, à David Twose, roi de la couleur et de la forme, qui revendique de « chercher les structures abstraites sous-jacentes du réel pour y déceler les sources de beauté profonde » en développant des séries dont l’une des plus développées célèbre les toits de Paris.

 

Hélène El Bacha, sans titre (détail). Photo : Rozenn Douerin.

 

Dans cette perspective, quoique avec sa spécificité, Hélène El Bacha ne peint ni des fleurs, ni des marines, mais le monde dont fleurs et marines sont sinon la traduction, du moins des prismes privilégiés. La peinture de l’artiste paraît alors non pas abstraite absolument mais abstraite du monde ou, selon le titre d’une pièce d’Olivier Py créée jadis par les élèves du Conservatoire national supérieur d’art dramatique, « au monde comme en n’y étant pas ». Le bouquet ou la vague ou le coucher de soleil ou le lever du jour

  • cristallise un certain rapport au réel,
  • s’inspire d’une objectivité que la peinture dégage de sa gangue réductrice, et
  • ouvre ainsi celui qui contemple l’œuvre à une réflexion stimulante sur ce que nous voyons
    • quand nous voyons le monde,
    • quand nous sommes au monde et
    • quand nous nous positionnons dans le monde par rapport à ce que nous avons cru en percevoir.

Incontestablement,

  • la dimension sérielle de l’exposition,
  • sa propension à la rumination et
  • sa revendication d’un droit au ressassement

écrasent d’autant moins l’accrochage sous une impression de répétitivité ou de redondance qu’elles se déploient dans une importante diversité de formats. En effet, si saisit d’emblée le bithématisme, l’attractivité de l’exposition est alimentée promptement par le jeu sur la multiplicité des surfaces. Certes, l’aspect pratique peut jouer son rôle – on n’est peintre qu’en vendant ses créations, et tout le monde ne peut acquérir des tableaux imposants. Toutefois, pour le visiteur de l’exposition, ces zooms et dézooms produisent un effet d’échelle captivant qui escamote la possible raison d’être pragmatique car, très vite, la répétitivité du motif devient simultanément similitude (les tableaux se ressemblent) et dissemblance (ce ne sont pas les mêmes). Les effets d’écho visuels sont

  • renforcés,
  • déformés,
  • interrogés

par la profusion de presque-même jeté en pâture à nos regards. Les différences de tailles obligent le visiteur à redéfinir à chaque fois sa position dans l’espace muséal ce qui, métaphoriquement, revient à interroger sa position dans le monde. De la sorte, similitudes d’inspiration et dissemblances de format paraissent travailler la même interrogation philosophique que la peinture concrétise : celle du rapport entre notre perception et notre être-au-monde. Partant, l’exposition d’Hélène El Bacha,

  • plus vivifiante qu’abstraite,
  • plus tonifiante que conceptuelle,
  • plus séduisante que démonstrative,

donne l’occasion

  • de jouir d’un style personnel,
  • de nous laisser inspirer par l’artiste et
  • de dynamiser notre réflexion si nous le souhaitons.

Une seule condition, accessible à tous, paraît s’imposer : ne pas nous contenter de regarder mais, sans ambages, entrer franchement dans la couleur avec Hélène El Bacha.


Atelier M and Co, 69, rue La Condamine, Paris 17. Jusqu’au 30 mai (finissage à 18 h). Entrée gratuite.