L’art de Sylvie Carbonel (Skarbo) – 16/24

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Verso du septième épisode du florilège Sylvie Carbonel fomenté par Skarbo

 

Enregistrée à Radio France en 1986 (et à ne pas confondre avec la version studio que l’on retrouve en seconde partie du disque Schumann à écouter par exemple ici), la grande humoresque dite humblement Humoreske op. 20 en Si bémol de Robert Schumann permet au florilège édité par Skarbo de revenir à l’art soliste de Sylvie Carbonel.
Composée presque frénétiquement en huit jours, 55 ans avant les Humoresques d’Antonín Dvořák, cette suite est réputée emmener l’auditeur du rire au larme. Elle commence “simplement” (“Einfach”), deux voix en longue encadrant des arpèges médians.

  • Balancement binaire permis par le frottement entre la dernière croche et la blanche grave,
  • netteté de la ligne mélodique,
  • alliance fine de régularité et de souplesse,

conduisent à la coda “un peu plus vivante” mais habilement grevée de ralentis. Très prompt et léger, le “Sehr rasch und leicht” qui suit embraye en 2/4 en hâtant le pas mais en gardant le même système en trio au début (mélodie – harmonie arpégée – basse). Sylvie Carbonel garantit le groove de la chose

  • en appliquant adroitement les nuances indiquées par le compositeur,
  • en soignant habilement les phrasés, gages de lisibilité et de musicalité, et
  • en travaillant des attaques (accent, détaché, quasi glissendi…) assez finement distribuées pour donner la pulsation sans briser l’allant.

L’accélération de tiers-mouvement se manifeste d’abord dans les graves avant de gagner l’ensemble des registres. Or, l’esprit de la tension schumannienne s’épanouit dans les mutations de couleur rythmique :

  • changement de tempo,
  • faux ralenti qui consiste à élaguer le nombre de notes par mesure sans détendre la battue,
  • illusion d’accélération par le décalage entre les triolets de la main droite et les rebonds pointés de la main gauche

ébaubissent d’autant plus l’oreille que ces stratégies sont rendues avec une économie d’effets de premier ordre.

  • Pas de gnangnantise,
  • pas de pédalisation outrancière en guise de surlignement autosatisfait,
  • pas d’excès de vitesse risquant de gommer l’intelligibilité du mouvement en faisant rutiler la technique de l’interprète :

le texte suffit, quand il est traduit par une musicienne assez sûre de sa virtuosité pour ne pas en tartiner les mérites dans les conduits auditifs de ses écoutants. Le retour au premier segment laisse subodorer une forme ABA… qui se dérobe quand le compositeur ajoute une coda reprenant le premier motif. Se construit ainsi une partition où dialoguent

  • allers-retours thématiques,
  • renouvellement des motifs et
  • rapprochement de couleurs en apparence très éloignées.

On se hâte à nouveau avec “Hastig”, dont la partition s’étale sur trois portées, la main droite en récoltant deux pour clarifier la ligne offerte à l’alto. Sylvie Carbonel en rend

  • le délicieux déséquilibre,
  • la soudaine explosion et
  • l’agitation persistante

avant qu’une nouvelle secousse ne précipite la musique vers

  • une pente accélératrice,
  • un crescendo quasi martial et
  • une double modulation (d’abord en ré mineur, ensuite en la) saisissante.

À une accalmie apaisante succède le retour au tempo primo. La pianiste y exprime la douceur et donne à entrevoir la chorégraphie claudicante d’un pantin désarticulé, hésitant, seul sur la piste du cirque dont les gradins ont été désertés. La coda adagio achève d’installer cet inattendu voile de noirceur fleurant mauvais

  • l’obscurité banale,
  • la nuit subie, voire, platement,
  • la pénombre qui n’a même pas l’élégance de laisser pressentir ce que sera la mort mais se contente d’être la caisse de résonance d’une solitude intérieure ensuquant l’âme ou ce qu’il en reste dans le goudron tiédasse de la mélancolie.

“Einfach und zart” (“simple et délicat”, d’après la traduction Google : les non-germanophones – ça existe – auraient sans doute préféré, à un livret assez peu fonctionnel, la traduction des indications placées en tête de mouvements) délie une mélodie charmante qu’enrubanne gracieusement un accompagnement joué avec

  • légèreté,
  • élégance et
  • assez de souplesse pour éviter le débitage sous-investi d’une musique qui, de jolie, deviendrait mignonnette.

Comme attendu dans cette terre de contrastes (si des offices de tourisme veulent me commander des éléments de langage, qu’ils n’hésitent pas à m’adresser une proposition par le truchement de la rubrique “contact” du présent site), surgit alors un intermezzo qui fait ruer des doubles croches à la tierce avec ce qu’il faut

  • d’accents,
  • de contretemps et
  • de nuances

pour animer ce bref mouvement perpétuel puis le laisser glisser avec art vers le rappel de la première partie. “Innig” (profondément) joue la carte du balancement propre au rythme pointé avant que le tempo ne s’emballe un temps. Avec intelligence et rigueur, l’interprète rend justice des

  • charmes harmoniques,
  • respirations à suspense et
  • mystères du chromatisme

qui contribuent à la beauté du mouvement. Le suivant est, tiens donc, “sehr lebhaft” (très animé). Les petites saucisses s’activent donc :

  • motorisme des doubles croches,
  • tonicité des croches pointées – doubles,
  • puissance des graves volontiers doublés en octaves,
  • jeu sur les différentes manières de manipuler les marteaux pianistiques (petites touches, à-coups, accents, coups puissants…)

happent l’ouïe. Pourtant, une courte strette parvient à repasser une couche de

  • célérité,
  • cavalcade et
  • groove des contretemps de la main gauche contrastant avec les harmonies égrenées par la main droite.

Annoncé fastueux, le mouvement “Mit einigem Pomp” contraste avec le précédent par

  • son esprit,
  • ses modulations et
  • son choix de confier la mélodie aux octaves graves.

Partant, on se laisse emporter par la solennité

  • rutilante,
  • percutante et
  • enveloppante

du piano, dont Sylvie Carbonel souligne astucieusement les tensions internes :

  • au BRAOUM tellurique des graves répond l’aspiration des accords répétés à l’élévation ;
  • à l’allant des doubles croches répond le long ralenti final ;
  • à la stabilité apparente de la pompe répond les mutations de tonalité.

Ainsi l’humoresque ne consiste-t-elle pas à changer de type de musique constamment. Robert Schumann arrive à créer une sorte d’incompatibilité intérieure dans chaque mouvement qui évite l’artificialité des contrastes et donne, au contraire, l’impression qu’ils jaillissent d’une nécessité stylistique. Son interprète, qui a auditivement beaucoup pratiqué la partition, confirme les qualités qui nous époustouflent depuis la première chronique en parvenant, par un miracle que l’on doit appeler art ou talent, sans doute, à garder l’évidence de la simplicité tout en distillant par

  • une insistance sur une note-clef,
  • un choix de pédale qui crée une harmonie particulière,
  • un phrasé qui contredit ce qui semble être l’idée générale

des indices nous laissant comprendre que, derrière l’évidence,

  • un tremblement est en jeu,
  • une vacillation s’opère, bref,
  • y a un truc qui cloche et qui doit n’être rien d’autre que la nécessité animant
    • le compositeur,
    • la musique et
    • l’interprète.

De la sorte, elle nous convainc que le contraste est à la fois diachronique (au fil des mouvements) et synchronique (à l’œuvre hic et nunc). Dernière occasion d’en profiter, le vaste mouvement “Zum beschluss” (décidé, peut-être) s’ouvre par un prélude suspendu puis se développe en profitant

  • des charmes du chromatisme,
  • des changements de tempi et
  • de la souplesse des mesures (ralentis, points d’orgue, silences ad lib.).

Face aux octaves de la main droite, le court allegro qui s’immisce fait gronder la main gauche. Après l’attente, le finale se refuse cependant au morceau de bravoure que l’on aurait pu imaginer. C’est le troisième contraste de l’humoresque :

  • après les différences entre les mouvements,
  • après les tensions au sein même des mouvements,
  • voici l’art de déjouer l’évidence, de désamorcer le stéréotype donc de saisir l’auditeur.

Avec

  • son piano narratif,
  • sa technique jamais intimidée donc jamais encombrante,
  • sa connaissance comme intime de la partition et
  • sa science de la musicalité,

Sylvie Carbonel porte haut cette prouesse schumanienne.


Pour acheter le coffret (env. 35 €), c’est par exemple .

Pour retrouver les critiques précédentes du coffret
Dix-sept pièces de Modeste Moussorgsky – 1
Dix-sept pièces de Modeste Moussorgsky – 2
Les Tableaux d’une exposition de Modeste Moussorgsky

Dix pièces pittoresques d’Emmanuel Chabrier – 1
Dix pièces pittoresques d’Emmanuel Chabrier – 2
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À suivre !