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L’on chroniqua tantôt le Bach and friends d’Estelle Revaz. Voici Brahms & friends (ou “Brahms and his friends” en quatrième), une série portée par le piano de Saiko Sasaki (devenue en première de livret Sasaki-Schmidt, mais restant Sasaki en quatrième et sur les pages de publicité). À ses côtés, pour ce volume, le violon – un Guadagnini de 1779 – de Rainer Schmidt. La saga explore le répertoire romantique autour de pièces de Johannes Brahms et, accessoirement, de Heinrich von Herzogenberg, Julius Röntgen ou Joseph Joachim (on suppose que d’autres volumes rendent hommage à leurs semblables du type Felix Draeseke). Sous la caution de Johannes, voici l’occasion de donner à entendre des compositeurs qui ont notamment écrit à la fin du dix-neuvième siècle, puis que l’on a violemment discrédités en les taxant de “petits maîtres post-romantiques”… avant de les oublier à dessein car, comme Brahms, pas si faciles à jouer et, en sus, contrairement à Brahms (parfois), pas bankable.
Enregistré à Zürich en deux temps, aux mois d’août 1996 et 1999, le disque Divox que Solo Musica nous manda est le sixième tome de la série. Il articule la Sonate n°2 op. 100 en la majeur pour violon et pianoforte (ici joué au piano) de Brahms, les trois Phantasiestücke op. 43 de Carl Reinecke pour piano et alto (ici joué au violon) et la Sonate en si majeur pour violon et clavier de Gustav Uwe Jenner. Les trois compositeurs ont vécu de nombreuses années simultanément, mais les dates d’écriture contrastent : les pièces de Reinecke sont publiée en 1848 ; celles de Brahms et Jenner, en 1886 et 1893. Nous les évoquerons donc dans l’ordre chronologique.
Les “trois morceaux de fantaisie” de Reinecke, compositeur qui complète souvent les disques-avec-du-Brahms, sont ravissants, et – doit-on le préciser ? – cette caractérisation désuète n’a rien de négatif, au contraire. Certes, le piano assume souvent son rôle d’accompagnement sans disputer le lead au violon, mais quel accompagnement ! Notes égrenées, ponctuations harmoniques, effets d’écho, réponse en brefs contrepoints et reprises à l’unisson – cette variété de complément rend l’oreille attentive par-delà les réminiscences schumaniennes que pointe avec pertinence Avrohom Leichtling dans sa riche notice. Ça chante ensemble, ça mélodise, ça module et ça virtuose tout en n’ayant l’air de rien – sans doute ce que les philosophes contemporains appellent “que du zizir”.

Rainer Schmidt. Photo : Marion Gavrand.

Le tube du disque fait l’ouverture. La Sonate en la majeur de Johannes Brahms donne l’occasion aux deux musiciens de briller par leur précision et leur synchronisation. Sur ces trois mouvements d’une durée totale d’une vingtaine de minutes, ils sont les serviteurs attentifs de l’art du développement, du contrechant et du leitmotiv selon Johannes le barbu. Le deuxième mouvement, alternant passages “tranquillo” et plus “vivace”, est un exemple d’interprétation où la continuité de la mélodie fonctionne à merveille grâce à l’écoute réciproque des deux musiciens. À l’opposition farouche que proposent certaines interprétations avec tout autant de pertinence, Rainer et Saiko Schmidt substituent la complémentarité entre leurs instruments. Tant pis si, sporadiquement, hélas, la prise de son saisissante mais trop rapprochée perturbe l’écoute en laissant au premier plan des bruits parasites (voir par ex. entre 4’07 à 4’30) qui auraient peut-être gagné, pour un enregistrement studio, à être allégés.
La sonate la plus tardive, celle de Jenner, s’étend sur quelque 23′ et poursuit cette vision musicale où la complicité l’emporte sur le duel. Si cela allège sciemment la virulence de la discussion entre les artistes, cela n’évite pas totalement la saturation de la bande-son lors de puissantes attaques communes, par exemple dans le premier mouvement. En effet, et c’est heureux, Rainer et Saiko Schmidt ne laissent pas la mollesse dissoudre le sens mélodique de Jenner dans ce que la postérité a caricaturé comme du gnangnantisme post-romantique. En témoigne un guilleret “Allegro non troppo” final où la variété des atmosphères fait briller la musique en étouffant le choix de la pianiste, un brin regrettable à notre sens, de ne jamais descendre en-deçà de la nuance piano – comme si elle souhaitait avancer sans cesse le tapis rouge de son jeu sous les pas du violoniste, elle préfère garder son Steinway au-dessus du niveau pianissimo, rechignant même parfois à respecter les soupirs, comme dans le premier mouvement de Brahms.
En conclusion, même si le titre du disque aurait pu lier Brahms à ses contemporains plutôt qu’à ses supposés friends, même si certains montages sont un peu réalisés à la hache et même si la prise de son, signée Charles Suter et Andreas Werner, privilégie la proximité à l’esthétique (tourne de plusieurs secondes à 4’03, sur la septième plage), ce disque est un enchantement pour l’oreille. Belle musique – bien faite et inventive –, dialogue intelligent, doigts sûrs, options d’interprétation assumées et défendues avec opiniâtreté : tant Brahms que les compositeurs à l’ombre de la star sont ici joués avec goût et exigence. Fort plaisant !