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Dans le malheur de son décès inattendu (de nos jours, le grand âge n’est même plus une excuse), Jean Guillou a néanmoins une triple chance :

  • pouvoir compter sur l’envie de promouvoir son œuvre de créateur et d’interprète qui anime le discret producteur des disques posthumes, Giampiero del Nero ;
  • avoir fédéré autour de sa personnalité les membres de l’association Augure, parmi lesquels les éminents Vincent Crosnier et Frédéric Brun, fins connaisseurs
    • du bonhomme,
    • du créateur et
    • de l’artiste ;
  • avoir laissé une foultitude d’enregistrements, souvent de très bonne qualité, tant de ses récitals que de ses compositions, y compris les plus abracadabrantesques vues au prisme de notre temps frileux en termes d’instrumentarium.

C’est ce dont témoigne le récent coffret de trois disques paru chez Augure, un travail

  • de collection,
  • de sélection et
  • de mise en valeur

pour le moins impressionnant devant cette musique éminemment narrative et polymorphe. Cette plasticité du “colloque” ne doit pas être masquée par l’unicité sémantique désignant les dix partitions au programme. Les mots sont trompeurs, de même que l’affirmation “premier enregistrement intégral” est une maladresse : il s’agit de la première collection intégrale d’enregistrements variés des colloques, et non d’une entreprise unifiée d’enregistrement des Colloques de Jean Guillou. Pêché presque véniel tant est réjouissante l’ambition qui a présidé à la finalisation de cet ensemble généreux de trois disques passionnants passant chacun les 70′ !

 

Colloque n°1

Foin d’épithètes et de louanges en ce début d’ascension d’un Everest guilloutique. En effet, tout commence loin des flonflons et de la pompe. Le Premier colloque, qui fut d’abord au pluriel, rejette même l’orgue pour privilégier une formation chambriste. En l’espèce, la pièce associe

  • le compositeur au piano,
  • Agense Ferraro au violon,
  • Fabrizio Oriani au hautbois et
  • Anna Mancini à la flûte.

Le prélude de l’opus 2 oppose la tenue des bois et les accords répétés du piano. Toutefois, le lyrisme du hautbois et le soutien du violon ne peuvent rien contre l’obstination des marteaux, au point que, à son tour, le hautbois est contaminé par le motif pianistique. Si tout le monde s’écoute, personne ne s’entend. Tour à tour, les quatre protagonistes reprennent les trois mêmes éléments de langage :

  • notes répétées,
  • motif de quatre notes et
  • tenues.

Irrité par cette vague uniformité, le piano tente de s’imposer dans les graves dont il est le seul à disposer. Le violon n’est pas impressionné. Alors, l’instrument marteau tente de le prendre de haut, dans les aigus. Son attitude a le don d’agacer les compères. Le piano s’en émeut et tente d’imposer sa primauté. Le montage fait alors ce qu’il peut à 5’15 pour risquer un changement de prise difficile à dissimuler, peut-être entre répétition et version live. Indifférentes à ces basses considérations matérielles, les volutes de la flûte puis, en écho, celles du hautbois, tentent de tenir le cap face à l’entêtement du piano. Le violon prétend alors jeter son grain de sel et, soudain, c’est le drame. Le piano trouve que c’en est trop et fait ouïr sa grosse voix. Ses opposants ne s’en laissent pas compter et insistent, les insolents. Sourd à la proposition d’apaisement de la flûte, le piano s’en tient à ses toniques itérations.
Un p’tit montage plus tard, à 8’17, voici le violon contaminé par les tenues longues qu’égrenait tantôt le piano. Tandis que ce dernier commente, les deux autres protagonistes s’offusquent d’une telle trahison. Finalement, à force de reprendre les mêmes sèmes à défaut d’adopter une grammaire identique, le quatuor semble se mettre à parler la même langue avec, pour seule arme, un faux canon. Le triomphe du piano est de courte durée, car le violon l’imite et vient le défier. Le hautbois en rigole. La flûte se joint au challenge. Les doubles cordes du violon, réminiscence d’un motif initial, ont au moins la vertu de dresser un constat d’échec. Chacun renonce à trouver une position partagée par tous et, franchement, c’est tant mieux : regarder ensemble dans la même direction, ce n’est pas de l’amour, c’est de l’ennui ou du béni-oui-ouisme, l’un n’empêchant certes point l’autre. Ou alors, c’est qu’on roule en voiture et, comme c’est l’heure du casse-croûte, personne ne dort, mais ça n’est pas le sujet.

 

Colloque n°2

Jean Guillou a écrit trois colloques pour orgue et piano (en concert, il s’attribuait la partie de piano). Le premier de ces duos est le Deuxième colloque, presque deux fois plus long que le Premier colloque (22′ contre 12′), et même quatre fois puisqu’il est proposé en deux versions – en bonus est proposée une version donnée en concert par le compositeur et Zuzana Ferjenčíková (l’éditeur du livret profus a démissionné devant les accents de l’artiste, la paresse n’a pas de pitié), laquelle a bouclé tantôt le crowdfunding nécessaire à son prochain disque. Pour compliquer la chose, on ajouterait volontiers que le deuxième colloque est en réalité le troisième chronologiquement, et c’est vrai que ne pas compliquer est toujours regrettable, dans une notule de disque, ça fait super amateur. Dans la version du 27 juillet 1974, enregistrée en concert au Grossmünster de Zurich, Cherry Rhodes est aux orgues. L’orgue zurichois est un Metzler quatre claviers de 1960, en partie tiré du Kuhn précédent. En 1974, il n’avait pas encore de combinateur ce qui n’a pas vraiment dû réjouir les assistants de Cherry Rhodes. Comme nombre d’orgues massifs de cette époque, il est multifonctions. À titre d’exemple, Louis Robilard y a gravé du Liszt ; Jean Guillou et Lionel Rogg y ont enregistré du Bach. Sa composition de 67 jeux associe des styles différents et s’enorgueillit de puissantes chamades à déneiger un sapin dans son manteau d’hiver.
Quasi à l’unisson, piano et orgue entament leur cheminement fondus l’un dans l’autre, sur un rythme posé qu’une inquiétude zèbre bientôt. Le rythme pesant des accords répétés par les tuyaux s’opposent aux éclairs du piano. Puis une anche tremblante cherche l’ouverture sans que les marteaux n’acceptent le défi. Des cellules pianistiques, bientôt octaviées, se confrontent aux piaillements de manière de plein jeu aigu. La séquence se prolonge assez pour que l’orgue, comme ébaubi par l’audace de son collègue, tâche d’y mettre fin par le truchement d’un grand jeu. Les accords répétés du piano montrent assez qu’il n’en a cure. L’orgue profite du silence qui suit cette révélation pour risquer une série de questions auxquelles son collègue paraît indifférent. Cependant, les deux zozos reprennent leur chemin en devisant de concert. La paix ainsi revenue semble exaspérer le piano qui fracasse tout rageusement. L’orgue le calme et et le clame. Dès lors, voici les deux ex-partenaires qui se regardent en chiens de faïence. Sur la pointe des doigts, le piano risque quelques accords aigus répétant des motifs entendus plus tôt. L’orgue semble l’imiter dans le même registre. Puis le grave de la pédale grogne. La tension réapparaît, le piano se lovant dans l’orgue comme pour se préparer à imploser son adversaire. Pour nous faire vivre ces expériences, en dépit de quelques sautes, l’équilibre de la prise de son restituée par Jean-Claude Bénézech contribue à plonger l’auditeur dans le défi lancé mutuellement et sous différentes formes par les duettistes – et tant pis si, parfois, cet équilibre paraît bizarrement trop reconstitué donc trop peu réaliste. Ce revers de la médaille permet de saisir la richesse des types d’opposition que le pianiste-organiste-compositeur précipite dans le creuset où il forge l’opus 11.
L’équilibre comme arme du déséquilibre : la saveur du colloque s’en nourrit, par-delà

  • la virtuosité bondissante exigée des interprètes,
  • la précision des échanges en dépit de ce que l’on imagine être une configuration complexe, et
  • la multiplicité des sonorités de chaque instrument et des instruments mêlés.

Soudain, de grands traits pianistiques semblent s’envoler vers le néant. Derrière eux se fracassent des accords servant de terreau aux anches de la grosse bête à tuyaux. Pas de quoi empêcher une transmutation du piano en dynamite, avec percussions et fusées. Tous décibels dehors, l’orgue semble remettre à sa place le zozo, qui fulmine et revendique de poursuivre un solo qui s’emballe. L’orgue sent que le piano n’a pas bien compris qui est le maître ; et les deux coqs, éprouvant un sentiment similaire, s’affrontent avec une virulence qui n’a pas peur de la brutalité. En clair, ça pète. Le silence qui suit ne paraît pas calmer le piano impétueux même si, en apparence les motifs piano signent une trêve au goût de cromorne grave. Difficile de croire que les hurluberlus vont rester jusqu’au point d’orgue à ressasser les éléments de leurs premiers échanges. Pourtant, parfois, l’échange sain de points de vue contradictoires et tempétueux permet de trouver des accords autrement passionnants que l’échange de billevesées convenues et douces comme du saindoux…

 

Colloque n°2 bis

Évidemment, à peine finie cette histoire, on se précipite sur le troisième disque pour entendre la même pièce dans la version Guillou – Ferjenčíková enregistrée dans l’antre du maestro 35 (!) ans plus tard. On ne présente plus le Van den Heuvel de 1989, ses 101 jeux et quelque huit mille tuyaux, dont le titulaire iconique a obtenu qu’il soit doté d’une console mobile. Celle-ci a peut-être simplifié le dialogue visuel entre organiste et pianiste dans la seconde version choisie par Augure. Sera-ce une des raisons de la durée de cette exécution, inférieure de deux minutes à la précédente ?
Le tempo liminaire n’est pourtant pas si différent ; l’écoute ne révèle point de précipitation ; nous nous refusons à faire une écoute parallèle afin de nous concentrer sur le plaisir propre à une musique bombardée d’événements et de trouvailles. En dépit de certaines faussetés d’anches – un aussi gros instrument que celui de Saint-Eustache serait-il totalement juste, pour un concert d’été, on crierait au trucage – et du surgissement de quelques curiosités (1’54),

  • les tensions,
  • les échanges presque harmonieux,
  • les explosions d’irritation

sont également prenantes… et moins artificialisées, ce qui les rend moins clinquantes mais plus compréhensibles (le son semble essentiellement capté à proximité du piano, laissant les tuyaux en haute distance).

  • D’un point de vue dramatique et pour une première approche, le choix de la version de 1974 est une évidence, même pour le côté vintage qui participe du charme de son son (si) ;
  • d’un point de vue de la profusion organistique et de l’intelligence des oppositions, celle de 2009 est saisissante ;
  • d’un point de vue discographique, l’écoute des deux propositions à la suite ne manque pas de sève, même si le duo de 1974 semblait parfois mieux synchronisé sur les breaks.

En somme, pour caractériser les options d’écoute du Deuxième colloque,

  • ceux qui préfèrent qu’on leur raconte une histoire écouteront le premier disque ;
  • ceux qui préfèrent une musique moins narrative qu’impressionnante écouteront le troisième (d’autant que, sur le point d’orgue, cette fois, force reste à Jean Guillou le pianiste !) ; et
  • les mélomanes curieux pourront avec profit se plonger dans l’écoute des deux exécutions en sachant, gourmandise oblige, qu’il reste huit colloques et des répliques à découvrir.

À suivre !


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