Les grands entretiens – La maison soufie et Dervish Spirit 5

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Le Dervish Spirit à la collégiale de Montmorency. Photo : Bertrand Ferrier.

Le Dervish Spirit à la collégiale de Montmorency. Photo : Bertrand Ferrier.

« Des soufis et des hommes »,
épisode 5

Des musulmans à l’honneur dans une église : ouverture, dissonance ou scandale ? Depuis le début de cet entretien-fleuve, nous essayons de donner du sens à cette question, parfois posée avec une virulence excessive mais non illégitime, en compagnie du maître spirituel de la Maison soufie et du maître musical du Dervish Spirit. Et nous le faisons sans tabou – en témoigne cet épisode où le parler vrai n’empêche pas, je crois, manière de réflexion pas si bébête à l’heure où d’aucuns privilégient le cocon de leur p’tit communautarisme fétide.

Enris et Abd El Hafid, abordons le point nodal de cet entretien, ce qui a motivé ma sollicitation d’interview. Le Dervish Spirit se produit souvent dans des édifices sacrés, majoritairement chrétiens. Comment cela s’intègre-t-il dans votre démarche artistique et spirituelle ? Autrement dit, pour reprendre la substance des récriminations que j’ai reçues après ma recension de votre succès, quel est le sens d’envahir la collégiale ? Bref, sous-titrons avec juste un brin d’emphase le non-dit des commentaires virulents que l’on m’a envoyés : venez-vous voir de près comment vous transformerez, bientôt, cette église en mosquée ?
Enris Qinami – Nous avons souvent été reçus dans des lieux prestigieux – par exemple à la chapelle royale de Senlis, lieu emblématique s’il en est, dans le cadre du Premier festival d’art sacré. Nous étions même les derniers à passer ! Or, quand nous nous produisons dans des lieux prestigieux, c’est parce que nous sommes invités par des gens qui nous connaissaient pour nous avoir vus, ou que quelqu’un qu’ils connaissaient nous connaissait, ou parce qu’ils avaient vu des vidéos sur YouTube. Par conséquent, nous ne sommes jamais invités par hasard. Avant, les gens nous ont entendus s’ils ne nous ont pas vus. Résultat, en trois années musicales assez pleine – disons le mot, même si je ne l’aime pas : de tournée –, je n’ai sollicité personne pour jouer quelque part. Je n’ai rien demandé à personne. Je n’ai pas envoyé un seul courriel. Nous avons toujours été invités spontanément, voire réinvités comme à Saint-Merry dans le cadre de la Nuit sacrée. En juin, nous y étions pour la quatrième année consécutive, contrairement à d’autres groupes soufis qui n’étaient plus là. Le Dervish Spirit est le seul à être réinvité. J’imagine que c’est parce que nous dispensons quelque chose de positif.

Cette “positivité” que vous faites passez à travers votre musique semble vous importer énormément.
Bien sûr, sinon, à quoi bon ? Moi, à la base, je suis enseignant de musique. La vie artistique, comme pour beaucoup de musiciens, c’est du bonus. Pourtant, c’est à la fois du bonus et la base. Reste que je n’ai entamé aucune démarche de promotion pour le Dervish Spirit. Honnêtement, notre succès s’est échafaudé tout seul ; et j’insiste car, souvent, ça n’est pas le cas. Les musiciens le savent : la plupart du temps, il faut se débrouiller pour démarcher, trouver des concerts, des cachets… Nous, nous n’en avons pas besoin. Chaque fois, nous sommes invités. C’était aussi le cas à la collégiale.

Comment vivez-vous ce succès, d’un point de vue artistique ?
Nous sommes touchés par les sollicitations de nos frères musulmans – nous avons joué dans beaucoup de lieux soufis, heureusement ! –, chrétiens – catholiques, protestants et orthodoxes –, juifs, car nous avons collaboré avec une chorale juive –, et complètement athées ou ressortissant d’autres obédiences – je pense à des obédiences asiatiques comme les hindouistes ou les bouddhistes. D’autant que, toujours, nous avons été bien accueillis. À titre personnel, en toute sincérité, en tant qu’Enris Qinami fondateur du groupe, je n’ai jamais eu un retour négatif ou même dubitatif.

À quoi attribuez-vous cette flatteuse unanimité ?
À la sincérité de notre démarche. L’implication artistique, spirituelle et émotionnelle qui est la nôtre, se ressent. Ce n’est pas à nous de le dire : à chaque fois, ça s’est vu.

Envisagez-vous l’éventualité selon laquelle certains déçus aient pu rester cois ?
Il est vrai que, par pudeur, certaines personnes peinent à s’exprimer, réservant leurs impressions aux réseaux sociaux, par exemple. Il peut être intéressant de les rencontrer. Si j’avais le temps et les moyens, j’aimerais rencontrer tous ceux qui ont donné un avis, aussi bien positif que moins positif, car ce n’est que par l’échange et l’interconnaissance que l’on peut mieux se comprendre. Faute de quoi, l’on tombe dans un dialogue de sourds ; et n’oublions pas que, après la surdité, guette l’absurdité, qui se fonde sur un état fondé sur le refus d’écouter l’autre – en fait, sur le refus de l’autre : comment accepter quelqu’un que l’on n’a même pas écouté ? Donc, il m’est impossible de répondre à votre question liminaire, puisque personne ne m’a jamais reproché en direct d’envahir un lieu de culte au nom du soufisme.

Mauvaise plaisanterie à part, ne pensez-vous jamais que des croyants d’autres religions puissent voir d’un mauvais œil l’invitation de musulmans dans « leur » lieu de culte ? Je me souviens du premier mariage que j’ai joué dans une synagogue. Après m’avoir affublé d’une kippa, on est venu me dire : « Et surtout, quand il y a de l’orgue seul, tu ne joues que des compositeurs juifs, hein ! »
Moi, ma démarche, c’est de partager ce que j’aime, et de le faire à 100 %, pas à moitié. Partout où je suis, je souhaite être vrai, être moi-même ; et, pour cela, je dois explorer, connaître et faire connaître l’héritage soufi. À mon sens, il n’est pas assez mis en valeur, fût-ce dans le respect de l’autre, dans sa foi, dans sa croyance ou dans sa non-croyance. En effet, si quelqu’un d’autre était venu dans ma maison ou dans un lieu de prière que je fréquente, je l’aurais accueilli de la même manière.

Que vous le vouliez ou non, vous héritez aussi des problèmes liés à certaines pratiques estampillées « islamiques ». Cela se voyait aussi à Montmorency, où le mot « islam » était banni de votre présentation ; et, quand je l’ai signalé avec étonnement, tel ou tel a pu me répondre : « C’est parce que les soufis, ce n’est pas l’islam… »
Les problèmes qu’il peut y avoir avec l’islam, dans la société française, c’est une chose. Parfois, on vit avec. Que peut-on y changer ? Oui, certains faits ne sont pas tels que nous aimerions qu’ils soient. Néanmoins, autre chose est la démarche dans laquelle nous nous situons et que nous essayons de vivre.
Abd el Hafid Benchouk – Honnêtement, nous n’aimons pas trop ces questions.

Quelles questions ?
AeHB – « Pourquoi des musulmans chez nous ? Pourquoi pas des catholiques chez vous ? » Regardez : dans cette maison, il est arrivé que soient interprétés des Ave Maria par un groupe baroque avec une chanteuse ; et recevoir ces musiciens était une grande joie pour nous.

Interroger votre place dans une église ou une synagogue n’est pourtant pas que stigmatisation. C’est aussi l’occasion de vous demander si, pour vous, ces concerts « hors les murs » sont une façon d’engager un dialogue interreligieux par l’art ?
AeHB – À notre échelle, nous participons à l’interconnaissance. C’est notre désir et notre devoir. En effet, un verset essentiel du Coran (49, 13) dit : « Ô vous les humains ! Nous vous avons créés d’un homme et d’une femme, et nous avons fait de vous des peuples et des tribus afin que vous vous entre-connaissiez. » Par conséquent, on ne peut vivre autrement. Dialoguer avec chacun est une nécessité, pour nous mais pas que pour nous, comme en témoignent les invitations auxquelles nous répondons. Aucun peuple, à aucun moment, n’a vécu totalement reclus. Nul ne peut survivre entièrement replié sur soi-même. Nous produire dans le cercle soufi permet de revivifier nos traditions auprès de nos frères soufis ; et nous produire hors du cercle soufi valorise l’islam en révélant à nos frères d’autres confessions une facette de notre religion différente de celles que les médias mettent le plus en avant.

Si je comprends bien, vous ne dénoncez pas le fait que les médias fassent leurs gorges chaudes des exactions fondamentalistes – tant d’un point de vue politique quand sont bafoués ce que nous avons appelés les « droits de l’homme », que d’un point de vue criminel en assassinant des humains au nom d’une certaine conception de l’islam. Vous dénoncez plutôt le fait que ces mêmes médias ne jugent pas bon de s’intéresser à l’islam paisible, capable d’entrer en dialogue artistique voire spirituel avec d’autres religions, dont le catholicisme.
AeHB – Nul ne peut nier – j’ai insisté sur ce point lors de la Nuit sacrée, à Paris – qu’il existe un grave problème de relais médiatique concernant les multiples initiatives interreligieuses pourtant à l’œuvre. Même si ce n’est pas directement notre problème, si les médias montraient que les gens savent vivre ensemble, cela aurait une influence positive sur la société. On ne voit jamais ça ! Non, on ne voit jamais d’émissions où l’on constate que les musulmans et les chrétiens se rencontrent et passent un super moment ensemble. Du coup, certains peuvent encore avoir l’impression que l’islam est une religion à vocation hégémoniste, voire exclusive, donc incapable de vivre en harmonie avec les autres confessions. Le Dervish Spirit, entre autres, illustre le contraire.

Est-ce à dire que, selon vous, certains médias contribuent à entretenir un climat d’hostilité interreligieuse en France ?
Ce que je dis, ce sont deux choses : un, il y a une intelligence à avoir ; et deux, quand on veut construire la paix dans une société, il faut montrer aussi que certains posent des pierres pour bâtir un tel projet. Ne médiatiser que des choses moches plus ou moins liées à l’islam contribue à ce que les gens se fâchent.

À l’inverse, montrer des choses belles fâche aussi ! Quand je me suis fait l’écho de votre concert à la collégiale de Montmorency – avec, j’espère, un brin d’objectivité, donc en avouant mon ignorance de votre art et en saluant le succès formidable que vous avez rencontré –, des voix se sont émues d’une part contre votre prestation dans un lieu catholique, d’autre part contre le fait que, en quelque sorte, je fasse la promo de l’islam.
Vous savez bien que la plupart des gens qui ont dû réagir ainsi sont des gens qui n’ont pas vu notre concert. C’est extraordinaire, tout de même ! Cela me fait penser à ceux qui votent Rassemblement national – et encore, je ne leur jette pas la pierre : je comprends qu’ils éprouvent le sentiment d’être dépossédés de leur tradition. Sauf que les musulmans n’y sont pour rien ! Nous n’avons dépossédé personne de sa tradition ; au contraire, nous pourrions servir d’exemple voire de conseil à ceux qui veulent revivifier leurs traditions ! Et là, on retrouve la même logique : les gens qui votent Rassemblement national, ce sont souvent des électeurs qui vivent dans des endroits où il n’y a pas du tout de ce qu’ils considèrent comme des étrangers.

… même si cette observation, très répandue, ne dénonce nulle absurdité.
Comment ça ?

Sans être politologue, on peut se demander s’il n’y aurait pas une logique mécaniste à ce vote « préventif ».
Laquelle ?

Par exemple, le fait que l’appétence RN est parfois plus élevée dans des zones à faible immigration récente ne s’explique-t-il pas aussi par le fait que les électeurs de ces aires sont surtout des autochtones dont le vote n’est que faiblement contrebalancé par de nouveaux arrivants – qu’ils soient musulmans ou « souchiens », pour reprendre un sème RN, récemment débarqués donc potentiellement moins favorables à un discours fondé sur le repli communautaire ? En gros, est-il pas cohérent que le vote RN puisse toucher des zones où certains s’effraient de l’immigration, par rejet, et d’autres zones où peu d’immigrés peuvent contrebalancer le vote de peur ?
Je vais vous dire ce que je constate : les gens qui vivent avec ceux que d’autres percevraient comme des étrangers, ces gens ne votent pas autant RN que les autres. Cela met en évidence une distorsion entre le discours de haine, fondé sur l’ignorance, et la réalité. Tout se passe comme si on voulait à tout prix maintenir les Français dans une espèce de peur. Tenez, hier ou avant-hier, j’ai vu une amie sur Facebook qui écrivait : « Des gens ont tapé dans ma porte, j’ai cru que c’était Daesh. » Or, vérification faite, c’était le mari d’une dame qui, etc. Mais on est où, là ? Ça veut dire quoi : « J’entends du bruit chez moi, je crois que c’est Daesh » ? Ça n’a aucun sens, enfin ! Et ça se passe en plein Paris !

Ce que cela signifie, et c’est aussi la raison de cet entretien, c’est que vous suscitez la peur. Vous êtes musulmans, ce que revendiquent aussi d’être d’importantes organisations terroristes ; vous êtes habillés différemment ; vous valorisez une musique et une danse différentes, jouez des instruments différents, portez des vêtements différents…
Peut-être que les musulmans suscitent la peur. Moi, jusqu’à présent, je n’ai jamais suscité la peur, grâce à Dieu. Et le Dervish Spirit non plus : partout où nous nous sommes produit, nous n’avons jamais eu un incident désagréable à vivre. Peut-être parce que les gens, quand tu es en face d’eux, ils te voient tel que tu es. Après, ils peuvent préjuger par rapport à ton apparence, donc ils ne viendront pas ou ils s’en iront – mais ça, ça se passe avant de t’avoir connu. Finalement, à la rigueur, on ne leur en veut pas. Moi, je vois ce genre de personnes comme des victimes d’un enfermement. La preuve ? Ceux qui ont pris le temps de venir à nos concerts sont toujours repartis avec joie. Surtout à Montmorency ! Nos deux sections – la section entièrement musicale et la section spirituelle – ont suscité un même élan du public : les deux fois, les gens ont applaudi pendant plus de cinq minutes.

Cette question des applaudissements me paraît une bonne transition vers le point suivant de notre entretien, à savoir la gestion du public. En effet, nous avons évoqué :

Je vous propose à présent d’approfondir la question de la réception en passant de l’autre côté de la barrière – du vôtre, donc. Lors du concert que vous avez donné à la collégiale de Montmorency, vous avez laissé le public très libre de ses réactions ; vous avez limité les explicitations ; vous avez évité d’assommer vos spectateurs sous une pédagogie que vous estimez, à l’évidence, superfétatoire voire contre-productive mais, ce faisant, vous avez aussi renoncé à des sous-titrages et des explications qui auraient pu donner plus de profondeur à votre prestation. Je vous propose donc que nous abordions, dans notre prochaine partie, la question presque technique, de la « construction de la réception » : en clair, comment s’adresse-t-on à un public pour l’essentiel ignorant tout des tenants et des aboutissements de votre art.