Les grands entretiens – Marion Leleu 2

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Marion Leleu. Photo : Mélanie Célébrin. Illustration publiée avec l’autorisation de l’altiste.

 

Deuxième épisode
La musique comme une liberté

 

Elle a été soliste dans plusieurs orchestres, elle est résolument soliste tout court : Marion Leleu est de ces instrumentistes qui rêvent sans cesse de transformer leurs vécus musicaux dans de nouvelles expériences artistiques. Ainsi en est-il de la direction d’orchestre, qui structure la musicienne, même si d’autres facettes de ses talents ont pu l’invisibiliser. Aujourd’hui, la virtuose et pédagogue se sent prête pour affronter sans faseyer ce nouveau défi. À cœur ouvert, elle nous explique pourquoi.

 

À la fin du premier épisode, où nous évoquions l’importance de la pédagogie et de la didactique, notre entretien a pu paraître s’éloigner de ton art, surtout quand nous avons avancé la parabole du marathon. Pourtant, on est au cœur du sujet : enseigner l’instrument, c’est formaliser sa pensée de la musique parce que – en musique savante, au moins –, sans maîtrise technique, l’art ne peut advenir.
Je m’en rends d’autant plus compte que je forme des pédagogues. Quand je leur mets le nez devant l’évidence, alors ils la voient. Mais ça prend du temps. C’est pour ça que c’est passionnant !

Enseignante, tu te considères donc comme le croisement entre une charnière et un levier. Avais-tu une posture différente en tant que musicienne d’orchestre ?
Honnêtement, je m’amusais bien. Quand tu es alto solo, si tu te travailles bien, tu peux établir un rapport privilégié avec le chef.

Comment ?
La base, c’est de le regarder beaucoup. Les chefs aiment qu’on les regarde. Et moi, je pouvais utiliser le fait d’être une femme blonde aux yeux clairs…

 

« Le but, c’est que le chef me regarde un peu plus »

 

À l’ère de #metoo, ta remarque va paraître audacieuse aux walkyries du néoféminisme !
Calme-toi, on parle de regard. Le but, c’est que le chef te regarde un peu plus.

Pourquoi veux-tu que le chef te regarde davantage ?
Parce que je joue une partie médiane. L’altiste, c’est lui qui fait les tierces et les changements de tonalité. Donc, depuis mon pupitre, je participe à la spontanéité de la musique, à sa fabrication dans l’instant. Mais j’ai aussi pas mal travaillé dans les églises avec des kantors. Ces maîtres de chapelle font des études d’orgue, de piano, d’harmonie, de direction chorale et un tout petit peu de direction d’orchestre, en passant, sur deux semestres. Si bien que, quand ils se retrouvent avec un orchestre professionnel devant eux, ils sont paumés et ils ont un peu peur. Ça les change de leur chorale d’amateurs ! Du coup, ils sont nerveux ; et ils étaient bien contents que je m’occupe de la traduction.

 

 

De quelle langue à quelle langue ?
De la langue du chef d’orchestre au dialecte des instrumentistes à cordes d’un ensemble baroque. Un musicien, si tu lui dis : « Est-ce que vous pourriez faire comme ça ? » et que ce « comme ça », ça n’est pas dans son idiolecte, il prend le chef pour un nul ou pour un fou. C’est alors que j’intervenais pour dire : « Ha, est-ce que vous voulez nous suggérer de… » et je reformulais, en langage instrumental, ce qu’il venait de dire ; et l’ensemble pouvait progresser.

Sans être encore 100 % bilingue, tu as fait des études de chef d’orchestre qui te permettent, j’imagine avec beaucoup de tact, d’aider les chefs…
Je comprends leurs problématiques ; et, comme j’ai une gestique assez claire, il m’est arrivé d’aller voir le chef dans sa loge pour lui suggérer de diriger le récitatif d’une manière plus appropriée. Ça m’arrivait aussi de le faire devant l’orchestre, en disant des trucs comme : « Peut-être que si, au moment où vous souhaitez un ralenti, vous subdivisiez, ça nous aiderait… »

 

« J’ai été mariée avec un quatuor »

 

Bien qu’il soit souvent ignoré, l’alto est un instrument-clef de l’orchestre, mais il s’épanouit aussi dans le répertoire colossal de la musique de chambre. Est-ce une fatalité pour l’altiste que tu es ?
Une ?

Une fatalité.
Mais la musique de chambre est tout sauf une fatalité ! C’est une joie, c’est un bonheur ; et mon regret est de ne pas en faire autant que j’aimerais. Du coup, j’ai un peu la larme à l’œil parce que j’ai travaillé avec deux quatuors. Peut-être que, de l’extérieur, on ne s’en rend pas compte mais, un quatuor, c’est comme un mari. Donc j’ai été mariée avec un quatuor quand j’étais au Sup de Lyon. On s’entendait extrêmement bien mais, fatalement, après, on se disperse : ta carrière se fait là, la carrière de l’autre se construit ailleurs. Le violoncelliste va travailler à Bloomington, aux États-Unis, le premier violoniste reste à Lyon et la deuxième violoniste trouve un poste à la Tonhalle de Zürich après une dizaine d’années à l’orchestre de Malaisie… et moi, je suis à Berlin.

 

 

Donc vous clashâtes.
Non, pas de clash, juste : c’est impossible ! Alors que, pour moi, le quatuor, c’était fascinant. D’ailleurs, les gens qui me connaissaient quand j’avais 22-23 ans étaient sûrs que je ferais une carrière dans le quatuor à cordes.

Et ça ne s’est pas fait.
Non. Du coup, pendant longtemps, je n’ai pas fait de quatuor. J’ai fait l’inverse : j’ai beaucoup travaillé dans la musique baroque.

Par goût ou par nécessité ?
Les deux. Parce que j’aime cette musique et que je voulais changer de voie. J’avais travaillé à l’opéra de Hambourg et ça s’était plutôt mal passé. J’avais détesté le chef ; et c’était un orchestre qui ne me correspondait pas.

Pourquoi ?
Il y a prescription, on peut le dire : je ne partageais pas le penchant de beaucoup de mes collègues pour des dérivatifs qui les éloignaient de la musique.

Du type ?
L’alcool, par exemple. C’était pénible. Mais le vrai problème, c’est que j’ai intégré l’orchestre à la fin du règne du chef ; et il était patent que son énergie s’essoufflait.

 

« Je craignais que le dieu de la musique me punisse »

 

Tu sembles sous-entendre qu’il était plus rigoureux que poète ?
La rigueur n’excuse pas tout. Cette direction-là créait une tension dont chacun avait conscience. Surtout, le chef que j’évoque venait de l’Ensemble Modern ; et, là, il se retrouvait à diriger des opéras de Mozart. Donc, pour lui, le phrasé était lettre morte ; la dominante devait être faible, mais la tonique forte. Ça me donnait des boutons. Je rentrais chez moi en pleurant et en me disant : « Voilà un opéra de plus que tu as massacré et que tu devras mieux interpréter plus tard parce que, sinon, le dieu de la musique te punira… » J’avais vraiment l’impression de blasphémer. Donc, au terme de mon année probatoire, je suis partie, et c’était sans doute une bonne chose pour l’orchestre comme pour moi.

Quel âge as-tu, quand tu te révoltes ?
Trente ans.

Quelle prise de risques !
Peut-être, mais c’était aussi une façon de sauver ma peau et mon âme de musicienne. Je n’avais pas le choix. Comme pour me laver de ce que j’avais subi, j’ai décidé de revenir à mes premières amours : la direction. Je me suis installée à Hanovre, et j’ai commencé à diriger. Un orchestre de chambre, d’abord, toutes les semaines, et un orchestre symphonique deux fois par an, pour deux sessions d’une dizaine de jours, avec de bons amateurs.

C’est quoi, des « bons amateurs » ?
Bah, des gens qui jouent, déjà, et aussi qui s’investissent dans l’élaboration des programmes. Par exemple, ils pouvaient me dire : « Tiens, on voudrait jouer la Troisième de Brahms. » Pour des amateurs, c’est plus qu’ambitieux !

 

 

Tu savais déjà que diriger un orchestre exige de gérer un collectif…
Oui, avec des spécificités, bien sûr, selon le niveau des musiciens, par exemple, et selon les petites communautés qu’il faut faire cohabiter à l’intérieur de l’orchestre le plus harmonieusement possible. Par exemple, les trombonistes pouvaient me demander de jouer dans toutes les pièces. Donc on y allait sur les Meistersinger et la Cinquième de Tchaïkovsky… même si, à la fin du concert, ça pouvait paraître un peu étouffe-chrétien !

Tu relates tes expériences polymorphes de chef ou de musicienne d’orchestre en insistant sur trois points fondamentaux :

  • diriger un orchestre, c’est diriger un orchestre, pas « un orchestre en général » ;
  • diriger des amateurs, ce n’est pas diriger des professionnels, et vice et versa ;
  • diriger un orchestre symphonique, ce n’est pas diriger un orchestre de chambre…

L’orchestre de chambre, c’était du velours. Les musiciens me mangeaient dans la main. J’étais la maman qui pouvait tout leur donner, y compris, bien sûr, des conseils sur les coups d’archet. Ils ont progressé tout azimut : placement, justesse, projection… Ils avaient droit à un deux-en-un : cours d’orchestre et cours d’instrument.

 

« Berlin est une ville où tout va très vite »

 

Tu pouvais ainsi mélanger ton versant altiste-prof et ton versant altiste-chef.
Hum, j’ai conscience d’être une chef assez pédagogique. D’ailleurs, j’aimerais bien changer ça ! On verra ce que l’avenir me réserve…

Arrivais-tu à préserver ton versant altiste-artiste, au sens d’interprète ?
À un moment, je me suis rendu compte que je ne jouais presque plus. Je m’étais réfugiée dans la musique baroque parce que ça finissait toujours bien – en mineur ou en majeur, mais avec un accord à trois sons. Ça m’allait. Et les chefs, souvent peu expérimentés, étaient contents quand je leur glissais un conseil. Donc ça marchait bien, même si la vie n’est pas toujours rectiligne. Après ma période Hanovre, j’ai obtenu un poste d’alto solo à la Kammerakademie de Potsdam, un orchestre intéressant. Ça prolongeait mon inclination pour le baroque. J’ai même créé un quatuor à cordes sur instruments anciens, à cette époque. On a joué les deux tiers des quatuors de Beethoven ; et, crois-moi, quand tu interprètes la grande fugue sur des cordes en boyaux, tu t’en souviens…

Au début de notre entretien, tu as décrit l’alto comme un médiateur. Est-ce cela qui t’incite à renouveler régulièrement ta façon de penser la médiation :

  • par la participation à des orchestres variés,
  • par la direction de formations diverses,
  • par un tropisme didactique protéiforme, et
  • par une conception plurielle des œuvres du répertoire ?

Je ne sais pas. Je ne théorise pas ce phénomène, je le vis. Tu vois, je viens de fêter mes cinquante ans. Pour l’occasion, mon chéri m’a offert un piano à queue.

 

 

Mazette, c’est mille fois mieux qu’une Rolex !
Comme il est accordeur et revendeur de piano, il a trouvé un p’tit bijou de 1937, il l’a rénové, j’ai passé des week-ends à astiquer les pédales en laiton… C’est magnifique ! En plus, il est dédicacé par Henry Wood, un chef anglais qui a vécu à cheval sur les dix-neuvième et vingtième siècles. Il a tellement marqué les Proms que, officiellement, depuis sa mort, ils s’appellent « Henry Wood Promenade Concerts ». J’adore ! Et, donc, pour mon anniversaire, j’avais une envie : plein de musique. Ni une, ni deux, j’ai invité plein d’amis musiciens, et on a joué du jazz au sous-sol, de la musique classique au rez-de-chaussée ; mes élèves sont venus, on a fait des quatuors d’altos, un quintette de Dvořák, la Truite de Schubert avec un collègue de l’Opéra qui arrivait à 23 h après son service… J’ai été extrêmement heureuse, ce jour-là. Voilà ce que j’aime et j’aimerais faire :

  • donner des cours, ça me passionne ;
  • me produire en concert avec Bertrand [Giraud], ça se passe extrêmement bien ;
  • continuer de diriger, ça me stimule beaucoup – ces trois activités, je les pratique ; et,
  • si je pouvais pimenter le tout en me produisant en quatuor ou en quintette tous les deux mois, par exemple, ça serait génial…

… mais ce n’est pas gagné ?
Pour le moment, ça n’en prend pas le chemin. J’ai des collègues sympa, à Berlin, mais on a tous le nez dans le guidon. Berlin est une ville où tout va très vite. Il y a plein de concerts de très haute qualité, tout l’temps, partout. Tu ne peux pas suivre. Tu rates toujours quelque chose de magnifique. C’est à la fois hyperstimulant et terriblement frustrant.

 

« La liberté m’inspire »

 

Dans cette frénésie musicale, tu n’es prête à renoncer à aucun petit plaisir…
Aucun. Déjà, parce que je ne renonce jamais. Et pourquoi renoncer à un plaisir, petit ou grand ?

… même pas à la direction.
Non, hors de question de renoncer à la direction. Au reste non plus, d’ailleurs ! Vraiment, pourquoi je renoncerais à quoi que ce soit ? Surtout à la direction ! La direction, pour moi, ça vient de très loin. J’ai quelque chose à réparer avec cet art. Ma mère aurait voulu être chef d’orchestre. Sauf que, vers 1950, les femmes n’étaient pas autorisées à se présenter dans les classes de chefs d’orchestre. En revanche, au cours de ses études pour devenir professeur de collège, ma mère a eu le droit d’étudier la direction de chœur. Moi, j’étais tout le temps dans ses pattes. Je chantais dans ses chorales et, quand j’ai eu quinze-seize ans, elle m’a dit : « Le prochain concert, c’est toi qui diriges ! » Bon, au départ, les gens étaient moyennement enthousiastes d’être dirigés par une gamine. Ça ne m’a pas refroidie. Comme j’avais un côté intello, à l’époque, je les ai impressionnés avec mes capacités d’analyse et de solfège. Le concert s’est plutôt bien passé. Donc j’ai commencé à suivre des stages de direction. Ensuite, je suis rentré au CNSM de Lyon en alto, et je me suis dit : « Ha, c’est dommage, je ferais bien un peu plus de direction… » Hélas, au Sup de Lyon, il n’y avait pas de classe de direction d’orchestre. J’étais bloquée à mon tour, comme l’avait été ma mère, même si les raisons étaient différentes.

La malédiction avait encore frappé !
Je m’en rends compte en te le disant, aujourd’hui, mais il y a de ça ! Du coup, j’ai fait… de la direction de chœur dans la classe de, bon, peu importe. Je me suis bien ennuyée pendant deux ans. Il ne se passait pas grand-chose. Ce que l’on nous proposait ne me remplissait pas. Des chœurs à quatre ou huit parties, ça m’était insuffisant. Je voulais du trente-deux parties, oui, et porter mon attention sur les petits détails autant que sur la ligne générale. Ça, ça m’aurait fait tripper. Pendant ce temps, je continuais d’assister à des stages de direction d’orchestre. Ils nourrissaient mon envie.

 

 

Bien des années plus tard, l’envie est toujours vive.
Oui. Parce que, ce qui est chouette, avec la direction d’orchestre, c’est que je n’ai pas d’enjeu de carrière. Je n’ai pas commencé enfant. Je ne me suis jamais vue « chef d’orchestre ». J’ai toujours été perçue comme une altiste qui pratique la direction. Par conséquent, là où il faut que je sois bonne, là où je n’ai pas le droit à l’erreur, c’est en tant qu’altiste. Marion Leleu doit jouer propre, en rythme, avec un beau son. Si, en tant que chef, Marion Leleu rate une mesure, bah, c’est pas grave. Je n’ai pas de prétention par rapport à ça. Chef, ce n’est pas marqué sur ma carte de visite. Résultat, quand je dirige, je suis très libre. Ce sentiment est terriblement inspirant. Je me suis promis de devenir aussi libre à l’alto qu’en direction. Et là, maintenant, j’y suis.

 

« Vivre, c’est franchir des caps »

 

À présent que tu es libre, il te faut un nouveau défi pour profiter de ta liberté.
Exact.

Lequel sera-ce ?
Aucune idée. Je ne sais pas ce qui va se passer.

Tu as quand même des pistes, j’imagine.
Disons que des perspectives peuvent s’ouvrir. Tu vois, je suis prof des altos de l’Orchestre des jeunes de Berlin depuis une éternité. Quand le Covid nous est tombé dessus, on s’est retrouvé à devoir choisir entre soit annuler un concert, soit inventer un nouveau programme, avec des formations plus petites, respectant les jauges sanitaires. Le problème, c’était le chef. Quel chef accepterait de venir pour trois francs six sous ? Du coup, on a décidé de diriger nous-mêmes. On s’est partagé le programme entre profs. Moi, j’ai dirigé une symphonie de jeunesse de Mendelssohn, avec des instruments à vent en plus des cordes, ainsi que le Concerto pour cordes de Nino Rota – une œuvre magnifique ; et ça s’est extrêmement bien passé. Les musiciens ont apprécié, le public a apprécié et, moi, je me suis sentie à ma place. Dans ma force, mes compétences, mon rayonnement. Et, après, les gens sont venus me voir en s’exclamant : « Mais je savais pas ! » Ben, maintenant, ils savent, et ils savent que j’ai envie. On verra si ça porte ses fruits.

L’envie est en train de se transformer en projet.
En effet. D’autant que j’apprends à sérier mes priorités. On ne peut pas tout faire. J’ai eu un enfant, j’ai rénové ma maison, j’ai enregistré et publié mon CD… Une chose après l’autre ! Mais je sais d’ores et déjà que je veux diriger dans des conditions professionnelles. Je n’ai plus envie de faire de la direction pédagogique. J’ai dirigé des orchestres d’amateurs ; j’ai dirigé des orchestres d’étudiants ; si je refais de la direction, je veux franchir un cap. La vie n’est constituée que de caps à franchir. En voici un qui me tient à cœur.

 

À suivre !