Quatuor Lontano et alii, “La montagne magique” (Cascavelle, 4/4) – “Folk songs” 2

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C’est le cœur un peu désabusé que nous abordons la seconde partie des Folk Songs de Luciano Berio par les Lontano et plus. En effet, nous avons relevé le bras du gramophone après avoir eu réponse aux deux questions dont on peine à imaginer que leurs enjeux puissent être surpassés : qu’est-ce qu’une femme idéale, comment la repérer, la conquérir et la conserver ?
Le compositeur lui-même semble démissionner, à l’orée du cinquième volet de notre recension censée n’en abriter que quatre. En témoignent les paroles du “Ballo” qui commencent, presto, sur un texte assez simple à comprendre, pour une fois : “Lalalalalala, lalalalala, lalalalala, lalalalalala”, etc. La suite fait écho à notre désarroi : l’amour fait tourner la tête ; pas facile de se calmer quand on a le feu au cœur (par exemple) ; même quand on vous bat froid, il est à craindre que, mordu, vous restiez chaud bouillant.

 

 

Pour déverser cette incandescence, flûte, clarinette, alto, violoncelle, harpe et mezzo sont de sortie. À la tarentelle liminaire ponctuée par le quasi scat de la chanteuse succède une mélodie à la fois sinueuse (les écarts entre notes dépassent rarement la seconde majeure) et glissante (difficile de la reproduire d’oreille a posteriori). L’accompagnement joue les perpetuum mobile et traduit harmoniquement le constat implacable du danger de l’amour. Même topo pour la mezzo qui tente, une dernière fois, de s’emballer jusqu’au fa# surplombant la portée mais finit par dégringoler jusqu’au sol sur la deuxième ligne. Pour le moral, pas sûr que l’on ait eu raison de reprendre notre exploration.
D’autant que, autobiographie liée à la désagrégation de son couple ou non, Luciano Berio en remet une louche avec son “Mottetu de tristura“, chanson triste piochée en Sardaigne. Comme le rossignol, le narrateur a le blues car il a perdu son amour. Aussi supplie-t-il le rossignol de siffler cet air quand on l’enterrera. Comme dirait Ricet Barrier, grand musicologue devant l’Éternel, “ben oui, c’est vachement pas gai”. Pour rythmer cette mélopée claudicante, oscillant entre 6/8 et 5/8,  petite flûte pour commenter librement, façon rossignol, alto et violoncelle (façon bourdon), harpe, tambourin basque, woodblocks et tam-tam entourent la mezzo. Après une intro entre ambient et psychédélique, Amaya Domínguez a troqué son timbre pressant et large pour un feulement concentré.

  • Les trouvailles d’orchestration,
  • la couleur du chant et
  • la finesse du travail des harmoniques

captent particulièrement l’oreille.

 

Le quatuor Lontano en concert. Source photographie : Pauline Klaus.

 

“Malurous qu’o uno fenno” nous permet de faire le point sur la philosophie de l’amour selon la sagesse auvergnate. C’est radical, tellement radical que de mauvaises langues soupçonneraient cette sagesse d’émaner d’un des personnages les plus méprisés de notre humanité occidentale : un célibataire malgré lui. Selon lui, il y a deux races d’humains. D’une part, les mecs, qui sont voués au malheur, qu’ils aient une femme ou non ; d’autre part, les nénettes, qui sont vouées au bonheur de base si elles sortent avec un type qui leur sied, et au pied maximal si elles ne sortent avec aucun représentant du premier sexe. Flûte, clarinette (en bourdon) et harpe (sans doute pas sa partie la plus difficile) lancent cette fredonnerie en Ré et en 6/8. Le charme naît

  • du contraste entre cette atmosphère pimpante et l’ensuquant lamento qui précède,
  • de la capacité des musiciens à enlever donc élever la simplicité du propos (Samuel Bricault soigne singulièrement les intensités de son souffle) et
  • de l’art de la mezzo de glisser du soleil dans sa voix

puisque, si les paroles sont plutôt down, la musique nous rappelle que tout cela n’est que chanson et que nous aurons bien le temps de chougnasser quand nous nous apprêterons à trépasser.

 

 

“Lo fiolaire” reste en Auvergne et en 6/8 pour nous donner une leçon de drague efficiente en mode ruralité sans chichi. Une bergère appelle un pastoureau, il accourt, il réclame une baise, elle lui en donne deux, et l’histoire s’arrête ici, la harpe étant chargée de nourrir notre imaginaire érotique, alors qu’alto et violoncelle (avec un riff façon vielle à roue) étaient jusqu’alors les seuls à accompagner la mezzo. Appuyée sur sa section rythmique au geste  la fois fluide (différenciation des moments libres et des parties d’accompagnement mesurées) et groovy, Amaya Domínguez déploie

  • un timbre souple,
  • une fausse désinvolture très appropriée et
  • un souci d’incarnation qu’il semble compliqué de prendre en défaut,

même si c’est toujours un plaisir de souiller une critique favorable par une petite chiure de mouche comme :

  • “pour savoureux que soit le grain du médium, il nous manque un zest d’agrume dans les tenues”,
  • “la vocalité intrinsèquement louable souffre d’un je-ne-sais-quoi qui semble s’excuser de ne pas oser l’extravagance”, et autres
  • “à force de ciseler le jubilatoire, l’artiste nous déprend hélas de nous-mêmes dans la gourmandise de son geste musical”,

ce genre de trucs.

 

 

Les Folk Songs se terminent toujours en 6/8 sur ce qui est censé être une chanson d’amour azerbaïdjanaise. Censée car, à notre connaissance, personne n’a jamais traduit le texte, supposé avoir été transcrit phonétiquement d’un dialecte local par Cathy Berberian herself. L’amour, ici, se vit Allegro vivace, avec petite flûte, clarinette, alto, violoncelle, harpe et percussions. Pour le dernier track, Luciano Berio a mis tous les ingrédients catchy nécessaires, et ses interprètes s’en donnent à cœur joie pour valoriser

  • la liesse du rythme pointé qu’attise le break plus respirant (ça ne veut pas vraiment dire grand-chose, mais j’imagine que des passages un peu mystérieux renforcent le caractère profond de cette notule, alors je tente de dire nébuleusement que, à un moment, dans la chanson, ça va moins vite),
  • la festivité d’un ternaire aux allures hispanisantes que les mutations vocales sans doute très typiques du dialecte vernaculaire exotisent, et hop, à souhait,
  • la jubilation d’une musique populaire réinvestie avec une modestie polymorphe par le compositeur savant qui ne boude pas son plaisir en le dissimulant sous des dissonances snob,
  • la tonicité de cet orchestre de chambre dirigé par Antonin Rey et porté par une mezzo kaléidoscopique, formidable dans l’ensemble des registres lyrique, chanté et parlé.

Cette love song et les chansons qui l’ont précédée ne forment donc pas une façon mais onze façons de finir ce disque miroitant de la plus tonique des manières.
En somme, en dépit de notre indécrottable déprime initiale, on n’a pas eu tort de terminer cette chronique. Tantôt chafouin, nous voilà désormais, grâce au nouveau disque du quatuor Lontano, en train de fredonner un dialecte azerbaïdjanais en chorégraphiant devant notre clavier. Comme l’écrirait Jack Kerouac, nous aurons vécu

 

et tous les sentiments
dans la gorge riante
de la mésange-tilleul
et toutes les pensées
dans la tignasse ébouriffée
du cerveau

Mexico City Blues [1959], trad. Pierre Joris [1976],
Gallimard, “Poésie”, 2022, p. 198.

 

Vive la musique !


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À suivre !