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Charles Guyard, « Travailleurs de la mort » (L’Aube) – 1/4

 

Première de couverture (détail)

 

La mort est leur métier, et voici comment ils la vivent, promet en substance le pitch des Travailleurs de la mort, paru fin août 2025 aux éditions de l’Aube. Pour le décrypter, il propose de se plonger dans vingt drames – de ces drames que l’on n’ose plus appeler faits divers – contés par vingt narrateurs, employés de pompes funèbres ayant intervenu pour récupérer les cadavres. Vingt témoignages anonymisés, recueillis et remixés par Charles Guyard, dans un exercice associant récit de vie et aménagements pour planter le décor sans trop en dire. Vingt textes au « je » précédés d’un résumé de l’affaire, le « je » se chargeant de l’à-faire, et hop. Le premier coup de projecteur saisit dans son faisceau le crash d’un Airbus sur le mont Saint-Odile, en 1992, et ses quelque quatre-vingt morts racontés par un pompier volontaire, croque-mort de métier. Il dit

  • la frustration de se faire dégager parce que le nombre de morts impose la réquisition d’une plus grosse boîte ;
  • la colère quand il est rappelé pour s’occuper nos plus des corps mais de la charpie que ses concurrents ont laissée sur place ;
  • l’émotion de l’après, en l’espèce l’enterrement d’un gars du coin qu’il connaissait et le retour sur le mont pour y disperser les cendres de vieux qui souhaitaient que leur poussière volette sur ce lieu d’ordinaire paisible ; et
  • le non-débriefing qui a suivi.

Autre crash, en 2000 cette fois : celui du Concorde à Gonesse et ses quelque cent vingt morts. Le témoin raconte

  • l’attente interminable pour accéder aux cadavres,
  • les dépouilles tellement calcinés qu’elles « sont comme des troncs d’arbre »,
  • la petite poupée aperçue par terre,
  • la perte d’appétit et la grande fatigue,
  • les vêtements du jour qui se retrouvent à la poubelle,
  • les questions des copains (« Ça puait ? »),
  • la gêne en entendant voler un avion et la panique à l’idée de le prendre,
  • l’impression de s’être fait avoir, lui qui venait « juste pour rendre service » et dont le travail habituel consistait à « accompagner les familles » non à « aller sur les lieux où se sont produits les drames », et
  • le détour qu’il lui arrive de faire « pour ne pas passer devant le lieu du crash ».

L’auteur procède par

  • la fragmentation d’un regard qui cherche où et sur quoi se poser,
  • le changement d’échelle entre the big picture et le petit détail qui reflète le réel mieux qu’un mégaécran 3D ne l’eut fait, et
  • l’incapacité de l’individu à se situer dans l’événement, ce qui laisse souvent en creux la question de la mort pour mettre en évidence celle, souvent encore plus non-dite, de la vie,
    • son sens,
    • ses limites et
    • notre façon de gérer cette idée que, 1) un tel drame pourrait nous arriver, et 2) si nous y échappons, nous mourrons quand même.

Thématique similaire, autres circonstances : le crash de la Germanwings, en 2015,

  • son pilote autant meurtrier que suicidaire,
  • ses cent trente morts et
  • ses trois mille fragments humains.

Dans un kaléidoscope au ton plus professionnel que sensationnaliste, le témoin évoque

  • le moment où, à l’annonce d’une mission d’ampleur, disparaissent les préoccupations habituelles telle la livraison de capitons pour la boutique de Brignolles ;
  • le choix et la préparation de l’entrepôt ;
  • les tracasseries administratives (ainsi des défunts domiciliés au Kazakhstan, où « l’anglais est un dialecte aussi courant que le bengali chez vous » et l’intervention du consulat aussi indispensable que celle d’un interprète) ;
  • la mise en bière des restes dans un cercueil habituel « même s’il n’y a qu’un ongle », car « on ne va pas remettre une petite boîte à la famille en lui disant : toutes nos condoléances, il ne reste que ça de votre fils » ;
  • le stockage des restes non identifiés dans des reliquaires ;
  • le renvoi en Allemagne du meurtrier par la route car, en avion, il aurait été identifié par ses ex-collègues ;
  • la dépollution du site et la correction de l’entreprise aérienne impliquée ;
  • la fierté d’avoir garder secrète l’adresse où étaient stockés les corps ;
  • l’importance de la collaboration entre différents corps de métier ; et
  • l’impression d’avoir vécu « une sacrée expérience ».

On sent Charles Guyard soucieux de mêler

  • l’attrait voyeuriste pour la catastrophe vue par un insider,
  • les implications techniques liées à une crise spécifique, et
  • l’écho plus ou moins déflagrant que l’intervention a eu voire a encore sur le narrateur.

Retour sur Terre avant de passer dessous avec l’attentat de Nice, en 2016, perpétré cette fois par un type autant suicidaire que meurtrier. En un bilan : près de quatre-vingt-dix morts et deux cents blessés. En une image :

  • un enfant écrasé ;
  • un portable qui vibre à côté de lui ;
  • sur l’écran, l’auteur de l’appel : « MAMAN ».

Cette fois, le narrateur est le patron d’une grosse antenne funéraire locale. Il raconte

  • les vacances imminentes à reporter,
  • le réflexe clope-portable-gourde-bisou avant de partir,
  • la découverte du massacre,
  • l’organisation de l’évacuation des corps,
  • les gens qui filment les corps,
  • la difficulté d’encaisser la scène,
  • le dégoût quand l’État remercie tous les intervenants sauf les croque-morts, et
  • l’idée que cette expérience risque de resservir car l’hypothèse d’un massacre à venir (jamais le mot « islam » ou « islamiste » n’est employé) ne peut être exclue.

Il affirme aussi avoir reversé ce qu’il a facturé pour financer une opération organisée « dans le cadre de la journée nationale des gestes qui sauvent » tout en précisant avoir « choisi de ne pas apparaître sur les supports de communication. Un choix qui, s’il n’a pas été inspiré par les organisateurs, a dû les rassurer. Des pompes funèbres sponsorisant « les gestes qui sauvent », il y aurait sans doute eu matière à quelque ironie…


À suivre !

Monica Leone et Michele Campanella jouent Schubert (Odradek) – 7/9

Première du disque

 

La quatrième des six marches op. 40 de Franz Schubert est un allegro maestoso en Ré qui, poli, ne crache pas sur la solennité mais veille à l’aménager

  • en frottant le dactyle binaire aux triolets de croche,
  • en contrastant les nuances, et
  • en posant çà et là de coquettes appogiatures.

Point de reprise médiane pour laisser le fil du morceau se dérouler. Le choix est heureux car le compositeur paraît chercher, en vain, un motif satisfaisant. On l’entend presque maugréer tandis qu’il mâchonne la rythmique liminaire sans parvenir à en faire jaillir une mélodie convaincante. Les interprètes rendent avec une belle hauteur de vue le mélange

  • de recherche,
  • de frustration et
  • d’obstination

qui semble habiter la page.

 

 

Le trio en Sol va son chemin, propulsé par des staccati graves. Un contrechant éclaire sa dernière partie, avant la seule reprise effectuée par les pianistes dans cette œuvre. Comme sur l’ensemble du disque, Monica Leone et Michele Campanella ébaubissent par

  • leur finesse de toucher,
  • leurs variétés de nuances piano et
  • leur remarquable synchronisation.

D’abord ancrée dans la vicieuse tonalité de mi bémol mineur, la cinquième marche – la plus longue – est un andante aux allures de procession. Une partie intermédiaire en fa# mineur alterne

  • rythme pointé,
  • ornements  et
  • échos graves pendant la modulation

revenant au motif et à la tonalité liminaires. Les musiciens tirent le meilleur d’une partition souvent étique, où une forme de méditation peut sourdre

  • de la retenue,
  • de l’aspect souvent motorique de la partie du piano II, façon walking bass, et
  • des redondances
    • (répétitions de motifs,
    • itération de progressions, et
    • recours massif aux unissons octaviés).

 

 

Le trio, majeur et bariolant, semble chercher à s’emporter sous ses airs tranquilles.

  • Intervalles répétés,
  • modulations très provisoires et
  • crescendi avortés

font frémir une pâte sonore toujours finement battue par les porte-voix de Franz S. La sixième et dernière marche est un allegro con brio en Mi. Le brio est ici multiple. L’évoquent

  • les flonflons des fanfares,
  • le lustre d’ornements rares mais pimpants,
  • l’éclat d’un piano dont les registres s’élargissent vers le très aigu, et
  • la fougue des contrastes
    • (attaques,
    • intensités,
    • tonalités).

Le compositeur associe à l’emphase l’éclat d’une mélodie qui perce au milieu des feux d’artifice.

 

 

Le trio en Ut – avec reprise des deux segments – tranche par

  • son calme,
  • ses aigus octaviés, et
  • les jolis mouvements inverses du piano I.

Cette sérénité donne tout son suc à la tonicité de la marche, réinjectée en guise de da capo. Monica Leone et Michele Campanella ont cependant l’habileté de ne pas stabyloter la dimension vigoureuse de la pièce. Ainsi évitent-ils la caricature (une partie pétaradante, une partie mollichonne) pour évoquer davantage

  • l’ambiguïté de la forme ABA,
  • la continuité entre deux états d’esprit, et
  • la contamination des deux humeurs par-delà l’apparente inviolabilité de la frontière (des rythmes pointés dans le trio laissant percer la nature martiale du projet, des pulsions mélodiques affleurant çà et là dans la marche, tempérant ainsi son caractère fondamentalement rythmique).

Une interprétation peut-être plus captivante que les marches elles-mêmes, bien que l’on se réjouisse d’écouter, après

  • une fantaisie,
  • des polonaises,
  • une danse,
  • un rondo et
  • un thème + variations,

un autre aspect de l’œuvre pour piano à quatre mains de Franz le prolifique… alors qu’une fugue et une seconde fantaisie nous attendent une prochaine notule pour tournicoter sur notre gramophone.


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Nouveauté de l’habitude

Jann Halexander en juillet 2018. Photo : Bertrand Ferrier.

 

J’ai toujours détesté les featurings. Notamment

  • ceux, obligatoires, chez les grandes stars, pour promouvoir un autre poulain produit par le même fumeur de cigare ; et notamment aussi
  • ceux, obligatoires, chez les petits chanteurs, pour qu’il y ait au moins une personne dans l’assistance, ou, top of the top, une personne qui attire une autre personne, même si tu dois l’inviter pour qu’elle économise dix putain d’euros.

En revanche, comme l’expliquait Dio, j’ai toujours aimé quand la musique solo se jouait à plusieurs, que ça devenait « you against the world ». J’aime me produire – au sens pécuniaire du terme – avec des acolytes choisis (j’avais écrit « des membres choisis », par la grâce de Dieu je me suis relu), qui acceptent de venir pour pas cher parce qu’ils savent que pas de budget, mais qui viennent parce que, ensemble, on raconte une histoire qui est à la fois un non-sens économique, ce qui est un oui-sens dans un monde ultralibéral, et un oui-projet artistique. Travailler avec Jann Halexander comme avec tous les zozos, quel que soit

  • leur sexe,
  • leur couleur de chemisette ou
  • leur diplôme en licornisme,

qui, euphémisme, acceptent malgré leur talent et l’estime que je leur porte, de rogner sur leur valeur numéraire officielle pour embarquer dans une galère joyeuse, ressortit pleinement de ma phobie de l’hypocrisie de l’exercice. Avec Jann, je suis tranquille, je suis peinard, j’suis même accoudé au comptoir. Jann ne m’a jamais engagé comme pianiste parce que ses spectateurs seraient venus pour me voir (il est plus malin que moi mais pas assez con pour ça, vous êtes foufous) ; et je ne l’ai jamais invité parce que, à l’abri des Grands Médias, le zozo trace sa route dans le monde de la chanson cabaret

  • en remplissant des salles,
  • en tentant des trucs différents,
  • en refusant de cliver ses projets artistiques-et-pas-que si différents les uns des autres

parce que nous sommes multiples, bordel, nous-sommes-mul-tiples ! De sorte que, pour la première de mon nouveau tour de chant, fomenté fin mai au théâtre du Gouvernail, j’avais envie d’inventer un duo avec lui qui soit un vrai duo. Ç’a donné ce remix de « C’était mieux avant » ; et comme Jann sait que je n’aime pas que mes invités scéniques fassent mon truc et s’exilent en coulisse (j’suis prétentieux mais pas assez pour ça), il a accepté de fredonner un de ses tubes enseguida. Bien sûr,

  • c’est capté avec les moyens du bord, qui portent bien leur substantif ;
  • c’est donné en one-shot sans résidence subventionnée par les milieux motorisés ;
  • mais c’est de la chanson en direct, pour et avec les gens.

Ce sera sans doute plus perfectionniste à l’Olympia. Qui sait ?

 

Monica Leone et Michele Campanella jouent Schubert (Odradek) – 6/9

Première du disque

 

Comme l’ancêtre de Georges Brassens, souvent, devant la musique, nous tombons à genoux – exceptées toutefois les marches militaires que nous écoutons en nous tapant le cul par terre. Point de militaire, ici, alléluia, mais six grandes marches op. 40 dites D.819. Même si la musique qui marche au pas, cela ne nous regarde pas, ce bouquet schubertien porté par le piano à quatre mains de Monica Leone et Michele Campanella, qui nous accompagne depuis le début du moi(s), formera-t-il un escalier menant vers le plaisir des esgourdes ?
La première marche est un allegro maestoso en Mi bémol. Au rythme borné propre au genre, Franz Schubert essaye de donner du groove
grâce

  • aux appogiatures,
  • au rythme pointé et
  • aux triolets de doubles croches,

à quoi s’ajoute l’utilisation d’un registre comprimé entre médiums et aigus, donnant un soupçon de légèreté à cet hymne solennel. On se réjouit de l’art que déploient les interprètes pour aspirer à l’évasion par la façon

  • d’amener délicatement à une modulation,
  • de construire un large spectre de nuances, et
  • de trouver le toucher juste pour fabriquer
    • du rebond,
    • du ressort et
    • du peps.

 

 

Le trio contraste.

  • Reflux des décibels,
  • délicatesse du toucher mélodique et du bariolage d’accompagnement (pour ce cycle, Michele Campanella a pris la partie du piano I, et les interprètes ont choisi un Yamaha CFX moderne),
  • ajout d’un trille en fin de première partie qui est logique mais n’est pas sur toutes les partitions, contrairement à celui qui clôt la seconde partie :

tout charme avant le retour terrien à la marche. Le deuxième épisode du cycle est un allegro ma non troppo en sol mineur. La légèreté, contradictoire avec le genre mais indispensable à la musique, naît

  • de l’anacrouse énergisante,
  • des appogiatures propulsantes et
  • des contrastes entre,
    • d’une part, sforzendi et staccati, et,
    • d’autre part, forte (voire double forte) et piani.

 

 

Un système de réponses entre les partenaires anime la seconde partie, qui conduit à un trio en majeur. On y goûte l’art des musiciens pour

  • valoriser une harmonie,
  • lisibiliser une partition,
  • iriser les nuances piano pour en révéler différentes couleurs.

Le da capo tonique secoue l’auditeur avant la troisième marche, un allegretto en si mineur lancé par le piano II. La première partie surprend par ses foucades :

  • l’introduction très martiale est contredite par l’entrée guillerette d’une mélodie octaviée ;
  • la tonalité prend plaisir à vaciller telle une flamme de bougie ; et
  • les interprètes décident de ne pas faire la reprise médiane.

La seconde partie s’anime

  • de fanfares sporadiques,
  • de flux et de reflux, et
  • de vagues modulantes.

 

 

Le trio, majeur, minaude, guilleret, avec

  • notes et intervalles répétés,
  • rythme pointé,
  • appogiatures insouciantes et
  • accompagnement discret.

La reprise de la marche mineure réinjecte de l’influx dans le moteur jusqu’à la suspension du discours. Dès le prochain épisode, nous évoquerons la seconde partie de cette suite. Que voulez-vous, à mon âge, au milieu de l’escalier, il arrive que l’on fasse une pause en émettant l’hypothèse, ténue mais précieuse, que, pendant ce temps, quelqu’un finira d’installer un ascenseur…


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Michel Tirabosco, « Le Souffle de ma vie » (Favre)

Première de couverture (détail)

 

Comme Michel Petrucciani en son temps, comme Jean-Michel Alhaits aujourd’hui, et même s’il refuse l’écrasement des artistes à leur statut physique, Michel Tirabosco fait partie de ces musiciens pour lesquels les critiques tournent sept fois leurs doigts sur le clavier avant de se résoudre à lâcher un mot ou deux. Par son parcours davantage incrédible qu’incroyable, il révèle le malaise des gens obsédés par la normalité et obséquieux devant la difformité. Mettons donc les pattes dans la ratatouille, puisque c’est écrit en quatrième de couverture : contrairement à ce que laisse entendre la première de couv sirupeuse, Michel est né « avec deux bras atrophiés », une caractéristique qui ne prédestine pas un gamin à devenir un virtuose diplômé du plus prestigieux conservatoire suisse. La question que pose son livre, écrit par Zahi Haddad (l’auteur l’assume avec une franchise remarquable), n’a rien à voir avec les limites de l’acceptation de la différence, même si le livre gravite autour du sujet. Elle est double et beaucoup

  • plus profonde,
  • plus large donc
  • plus puissante :

qu’est-ce qui fait de nous ce que nous sommes ? et dans quelle mesure faisons-nous ce que nous sommes plutôt que de nous laisser façonner par un fatum plaqué sur nous par

  • les stéréotypes,
  • l’habitude et
  • la paresse

de ceux qui aiment à s’appeler les sachants ? OK, je suis différent de toi, mais c’est pour une raison simple : tu es différent de moi. Je peux te sembler

  • indigne,
  • dégoûtant,
  • ignoble

par exemple parce que,

  • selon toi, j’ai trop bu,
  • je profère ce que tu juges être des gros mots,
  • j’ai un bout de jambe en moins

mais, toi, crois-tu que tu n’as pas de raisons de me paraître

  • commun,
  • fatigant,
  • à gerber ?

Sans sombrer dans un plaidoyer pour l’inclusivité, le récit de Zahi Tirabosco et Michel Haddad

  • bouscule,
  • chamboule,
  • rue dans les brancards.

Il débute, ainsi qu’il est séant, par un passage in medias res autour d’un concerto de David Chappuis, mais il ne néglige pas de revenir là où tout a commencé. Au milieu

  • des couleuvres,
  • des cerfs-volants (les coléoptères, pas les engins) et
  • des martinets

(j’ai bien souri en lisant le sauvetage d’un oiseau qui ressemble fort à celui raconté par Jérôme Pensu dans Sauvage, paru très récemment chez Max Milo, auquel j’ai prêté une main ou deux, et qui s’ouvre presque sur une saynète similaire). Michel Tirabosco raconte

  • sa volonté d’apprivoiser un corps prothésé,
  • son envie de dépassement et
  • sa lutte,
    • concrète,
    • obsédante,
    • exténuante parfois,

pour « trouver des réponses » à ses problématiques, à l’aide

  • de la médecine,
  • de la controversée kinésiologie et
  • de l’entêtement personnel, façon Cyrano, à « y arriver seul ».

Paradoxal, pour un personnage qui ne cesse de rendre hommage à ceux qui l’ont aidé ? Oui, donc intéressant. Fan

  • de Souchon (on est en 1974),
  • de Sardou (on est en 1976)
  • de Montagné (on est en 1985),
  • de Béart,
  • d’Isidore le tailleur de pierre et même
  • de Jacky Galou (on est vachement plus tard, mais moi, j’ai croisé sa camionnette quand on partait en famille sur l’autoroute et il nous a fait coucou, et je veux pas me vanter, bref),

le gamin regarde la flûte de Pan que son père vient de lui construire/offrir avec une idée, celle qu’ont normalement tous les jeunes mâles en zyeutant leur gratte :

  • je vais devenir une star grâce à elle ;
  • comme je serai une étoile, on va m’admirer ;
  • l’amour que j’aurai eu pour ce bout de bois va susciter l’amour pour moi de toutes les bonnasses de la planète.

Classique. Cela passe par

  • le contact avec les vedettes façon Gheorghe Zamfir,
  • le soutien d’une mère décidée, et
  • les rencontres de hasard et pas que.

Livre sponsorisé, le volume trouble parfois son propos jusqu’à se confondre avec des miscellanées d’intérêt secondaire incluant témoignages dispensables (comme celui de l’institutrice) et album photo inessentiel. La quatrième prévient que le propos est censé entre gnangnan et lénifiant afin de délivrer « une véritable leçon de courage ». Le résultat, finement pensé par l’auteur et habilement conçu par la vedette, est beaucoup plus intéressant que ce genre de connerie. Y a pas de chougne. Y a

  • de la colère,
  • de la mauvaise foi (on veut t’aider pour la prise de notes, même musicien, tu prends ça comme une insulte),
  • de la rage même, et c’est heureux.

Certes, le parcours de Michel Tirabosco impressionne, c’est peu de le dire, mais, plus fort, il ne cherche pas à

  • inciter à la larmichoune sur le brave handicapé qui « se bouge un peu »,
  • faire la morale aux moins handicapés, ou
  • donner des leçons aux indifférents, aux haters ou aux gens normalisés qui se sentent mal à l’aise devant le handicap, qui plus est physique.

Comme chantait le honni Bertrand Cantat, il s’illumine de visages, de figures tels Patrice, le prof qui ne cherche pas à niquer sa mère sous prétexte de donner des cours au gamin, et tel Pascal Jaermann, une révélation pour le jeune Michel. Poursuivant sa route virtuose sans souligner combien ce doit être chaud de night, le flûtiste reconnaît ce qu’il doit à la musique « populaire », rejetant le fight avec une musique « élitiste ». Il ne masque pas la stupidité que doivent subir tous les musiciens (« ton fa dièse était un peu haut ») et sa capacité à s’abstraire de ce genre de farce grâce à la « paix intérieure » ancrée dans la certitude que « des hirondelles doivent faire [s]on printemps ». Survivant

  • de catastrophes aériennes,
  • de plans foireux,
  • de remplacements in extremis,

Michel glisse quelques compliments à celle qui a porté ses enfants et corrigé son livre, non sans laisser passer quelques billevesées de Zahi Haddad censées ponctuer son tour du monde de quatorze mois (« l’Inde et sa culture millénaire », wow, comme c’est spécifique !). On peut être consterné par son autopromo de couple (dans son premier one-man, « Sophie (…) me fait embarquer (…) pour une heure et quart de rires et délires », « les artistes y célèbrent leur joyeuse amitié », c’est « un véritable petit bijou », bref), qui n’a pas sa place ici, à supposer qu’elle l’ait ailleurs. Pour autant, le mec a joué avec Gergiev, Rieu (« pourrais-tu jouer Hijo de la luna ? ») et, surtout, lui-même.

  • Une traversée étonnante,
  • un doigt d’honneur stimulant,
  • un cri d’espoir soufflant

que racontent un livre

  • inégal,
  • secouant souvent et
  • déflagrant parfois,

un livre que l’on peut acheter en librairie ou ici.

Monica Leone et Michele Campanella jouent Schubert (Odradek) – 5/9

Première du disque

 

Contemporaine de l’écriture du grand duo D.812 (non choisi par les interprètes), les Huit variations sur un thème original op. 35, dites D.813, complètent le panel de formes piochées par Monica Leone et Michele Campanella dans l’œuvre pour piano à quatre mains de Franz Schubert : après

  • une fantaisie,
  • quatre polonaises,
  • une danse allemande et ses petits légumes puis
  • un rondo,

voici une démonstration de l’art de divaguer dans un cadre précis offerte par le compositeur. Le thème est manière de marche en La bémol tendant à mitan vers l’Ut mineur. Les interprètes ont le bon goût d’alléger l’aspect martial pour garder le plaisir

  • de l’impulsion,
  • du dialogue et
  • de la variété des attaques.

La première variation frotte la logique binaire à la fantaisie des triolets essentiellement énoncés par le piano I.

  • Notes répétées rythmées par le piano II,
  • effets d’écho joliment nuancés et
  • contrastes habilement synchronisés

donnent du charme à cette page. La deuxième variation confie le moteur à doubles croches au secondo piano.

  • La tonicité du rythme pointé et des triples croches du piano I
  • les échanges de rôles entre les musiciens, ainsi que
  • des crescendi-decrescendi très progressifs

captent l’esgourde. La troisième variation, « un poco più lento », répartit clairement les tâches : au grave la pulsation des intervalles répétées, au médium et à l’aigu le rappel rythmico-mélodique du motif matriciel. On y goûte notamment

  • la fraîcheur du balancement,
  • l’acidulé du chromatisme, et
  • la grâce toujours parfaite de l’exécution.

La quatrième variation, qui revient au tempo primo, ferait presque oublier que, comme certains sont tactiles, Franz Schubert est dactyle (il utilise souvent une cellule d’une note longue suivie de deux brèves). Monica Leone et Michele Campanella savent

  • être carrés-carrés dans ces échanges de doubles croches,
  • laisser une place minime donc juste pour l’agogique et la respiration, et
  • aller leur chemin sans oublier de dialoguer donc de caler leurs intensités et leurs phrasés sur l’ensemble de la partition, non sur leur seule partie.

Dès lors, les tips du compositeur pour pimper ce solide quatre temps peuvent se déguster comme du citron sur une huitre fraîche : ainsi

  • deux-en-deux gambadants,
  • staccati bondissants,
  • allègres appogiatures et
  • extension des registres vers un suraigu tant aérien qu’éphémère

propulsent-ils cette section avec une efficacité singulière.

 

 

La cinquième variation s’effondre en la bémol mineur (tous les bémols sont de sortie pour l’occasion). Sur un thème dont l’incipit rappellera peut-être à certains le tube de la Septième symphonie de Ludwig van Beethoven, le  piano primo se révèle très sage puisque la mélodie, seule ou octaviée, est à peine troublée par quelques ornements

  • (mordants,
  • appogiatures et
  • trilles finales).

Le secondo piano, lui, se contente de barioler et d’égrener la basse en octave.

  • La finesse des piani,
  • la délicatesse du toucher, et
  • la maîtrise qui permet d’être lent sans être pesant

ne manqueront pas de saisir l’auditeur. La sixième variation, un maestoso de retour en La bémol majeur, est le royaume des sextolets de doubles croches. Dans la première partie, les deux compères

  • se rendent doubles pour doubles,
  • se répondent et
  • se rodomontadent, hé hé,

avec une feinte sérénité avant de laisser la dextre du piano I faire, tonique, la course en tête. La septième variation, « più lento » et officiellement « con sordini » (accessoire ici peu audible), s’ouvre par un premier segment à la fois

  • solennel,
  • chromatique et
  • modulant (entre
    • La bémol,
    • fa mineur et
    • Ut).

L’épisode, plus harmonique que mélodique, se présente comme

  • un interlude,
  • une suspension et
  • une retenue

qui lâche brusquement pour laisser place sans transition à la huitième variation, un allegro moderato en 12/8. Les rôles,

  • d’abord divisés,
  • bientôt complémentaires,
  • enfin inversés,

festonnent autour

  • d’une pulsation,
  • de sextolets de doubles croches souvent octaviées, et
  • d’effets
    • d’échos,
    • de prolongements et
    • de divisions

qui étoffent un tissu initial volontairement étique.

  • Modulations énergisantes,
  • gammes tonifiantes,
  • légers ritendi permettant ensuite de lâcher la bride à des chevaux disciplinés

alimentent cette conclusion brillante d’une pièce qui sait animer un classicisme de bon aloi par d’indispensables

  • surprises,
  • trouvailles et
  • astuces

admirablement serties dans le jeu

  • précis,
  • fin et
  • toujours délicat

de Monica Leone et Michele Campanella. Ainsi se concluent les soixante-quatorze premières minutes du double disque. Bientôt débutera l’exploration des soixante-quatorze minutes suivantes !


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Éclats de rires divins, première série : le rire des Cieux – 3/5

Collégiale Saint-Martin de Montmorency, côté sacristie (détail), dorée par le soleil d’été, le 21 juin 2025. Photo : Rozenn Douerin.

Le 21 juin, en la collégiale de Montmorency (Val-d’Oise), la nuit des églises était l’occasion de glisser un récital autour des rires de Dieu. La troisième improvisation de la Suite fantasque improvisée autour de cinq rires de Dieu s’enfilochait autour du quatrième verset du deuxième psaume, traduit

  • çà « Celui règne dans les cieux s’en amuse »,
  • là « Celui qui siège dans les cieux rit ».

Cette double proposition est signifiante car le deuxième psaume est résolument ambigu. Il a

  • un côté « vanité des vanités, tout est vanité », façon l’Ecclésiaste, où la finitude humaine est un assommoir poussant à la soumission désenchantée ; mais il a aussi
  • un côté « tout est foutu, donc carpe diem », poussant à la YOLO attitude et à la revendication d’une forme d’interdiction d’interdire.

Au début du texte est l’amusement insouciant. Double, l’amusement :

  • celui des hommes qui rêvent de vivre sans entrave ; et
  • celui de Dieu qui les regarde faire, bonhomme et gentiment moqueur.

L’orgue en rend brièvement compte, entre

  • rebonds toniques,
  • légèreté ornementée et
  • libération de la gravité.

Puis une première anicroche musicale laisse entendre que le carnaval risque de claudiquer un tantinet. Le ver est dans la pomme. Il grignote. Parfois à bas bruit, parfois comme une évidence dont il devient compliqué de dissimuler les dissonances. Le doute

  • s’insinue,
  • devient inquiétude,
  • contamine l’insouciance plus enfantine qu’infantile de l’incipit.

Le motif liminaire s’effiloche mais demeure reconnaissable, écho nostalgique d’un désir de libération et d’ivresse. Les cornets de l’instrument tentent de redonner de la vigueur à ce cri de ralliement des festoyeurs. Cependant, des secondes dissonantes semblent subir les vibrations du rire moqueur de Dieu.

Un bourdon de pédale, sourd, installé dans le tréfonds des grave évoque cette déstabilisation inquiétante, d’autant qu’il apparaît comme le seul élément stable dans cet épisode où

  • tournoiement vain,
  • ressassement obstiné et
  • entraînements grégaires

dessinent, en modifiant le tempo, un espoir désormais désespéré d’échapper à la pesanteur et à la fatalité humaines. Comme en écho au rire liminaire, j’ai volontairement laissé la fin de l’histoire doublement en suspens :

  • en fragmentant la coda et
  • en évitant de la résoudre.

L’efficience du rire divin est à la fois manifeste et contenue. Certes, elle a renversé l’insouciance et la révolte. Certes, elle a vaincu l’autodétermination anthropique et la volonté de démissionner les Cieux. Toutefois, elle ne l’a pas annulé. Le motif liminaire reste dans la tête. Il faudra

  • rire,
  • rire encore,
  • rire toujours,

mais ça ne suffira pas à dompter les créatures. Dieu ne s’y trompe pas. Après le quatrième verset du psaume, qui a inspiré cette improvisation, l’heure est

  • à la fracasse,
  • à l’humiliation,
  • à la brisure.

Dieu tout amour n’existe pas, s’il a jamais existé dans l’imaginaire juif. Soudain, Dieu tout lui-même parle aux hommes « avec fureur, et sa colère les épouvante ». Il enjoint à son fils de tout détruire avec son « sceptre de fer » ; il ordonne aux hommes de choisir entre se soumettre et « être perdus ». Dans la gamme du psalmiste, le rire était n’était rien de plus

  • qu’une note de passage,
  • une inquiétante bizarrerie,
  • une fausse note vite cautérisée.

Et dans le recueil vétérotestamentaire comme souvent, les meilleures blagues restent toujours les plus courtes. Ce qui paraît long, c’est le reste.

 

Monica Leone et Michele Campanella jouent Schubert (Odradek) – 4/9

Première du disque

 

Après une fantaisie, quatre polonaises, une danse allemande et deux danses paysannes, Monica Leone et Michele Campanella continuent d’effeuiller la marguerite des genres abordés par Franz Schubert pour piano à quatre mains.  Voici à présent le rondo, à travers l’opus 107 dit D.951, composé en 1828, donc à la fin de la vie du compositeur. La friction avec l’opus 138 dit D.608, qui conclura le disque et notre série de chroniques, composé, lui, en 1818, promet d’être captivante. C’est toujours sur un Steinway de 1892 qu’est abordé cet allegretto quasi andantino (un piano plus moderne colorera trois pièces ultérieurement). Le refrain est abordé avec

  • la sérénité,
  • la tranquillité mais aussi
  • l’allant

requis. On goûte notamment

  • la netteté des octaves du piano I,
  • la douceur de l’accompagnement du piano II et
  • la précision rythmique de l’énoncé
    • (ornementation,
    • triolets,
    • quintolets,
    • sextolets,
    • rythme pointé…).

L’usage judicieux de la pédale de sustain assure une résonance qui n’est jamais floutage mais, au-delà du confort d’écoute,

  • prolongement,
  • accompagnement et, en quelque sorte,
  • gestion du son,

lequel est autant pensé et pesé que posé.

  • La variété des couplets,
  • le recours au mode mineur, et
  • les différenciations
    • d’accents,
    • de touchers et
    • de phrasés,

pour partie écrits, pour partie propres aux interprètes, alimentent la richesse d’une partition qui paraît pourtant simple et benoîte si l’on l’entend au lieu de l’écouter.

 

 

  • La complexification des échanges entre les deux musiciens,
  • la sûreté du tempo et
  • l’art de respirer de concert

permettent de savourer les embardées étonnantes que ménage la partition, notamment en matière de modulations,

  • ici tuilées logiquement,
  • çà fondues-enchaînées,
  • là secouantes (le Fa à 5’48, pour préparer le Sol7 !).

Plus énergique, la partie en Ut ne se dépare point toutefois d’une élégance dont témoigne le dialogue entre les deux partenaires.

  • L’instabilité tonale,
  • le motorisme du piano II,
  • le pétillement de notes répétées dans les registres aigus du piano, mais aussi
  • le plaisir du refrain

alimentent l’intérêt de l’auditeur. Le rapprochement entre la main droite du piano II et la main gauche du piano primo concentre un temps la sonorité vers le médium, ajoutant une couleur à la palette jusqu’ici utilisée par Franz Schubert. Ce nonobstant, ici comme ailleurs,

  • nulle affèterie mignarde,
  • nulle agogique minaudante,
  • nul stabylotage intempestif.

Triomphent

  • l’écoute mutuelle des pianistes,
  • une profonde intelligence de la partition, et
  • un sens de la musicalité impressionnant (jusque dans le détail de la walking bass autour de 9’50, par exemple, avec la sélection des blue notes à faire sonner plus que les autres…)

Le lead confié au piano II pour le retour du Fa signale le louable souci de renouvellement du compositeur, par-delà la cyclicité propre à la forme du rondo. La coda associe

  • la liberté de la presque cadence rubato,
  • la netteté du finale commun, et
  • la jubilation du point d’orgue avalant le son dans le temps long du silence.

Une proposition jamais spectaculaire, toujours délicate : de quoi mettre en appétit pour les 8 variations opus 35 qui concluent le premier disque et que nous évoquerons très prochainement !


Pour acheter le double disque, c’est par exemple ici.
Pour l’écouter en intégralité et gracieusement, c’est par exemple .

De l’art d’avoir la patate

Sleepy from Sleepy & Partners, le 11 août 2025 aux Batignolles (Paris 17). Photo : Rozenn Douerin.

 

Les Anciens habitués à fréquenter le présent site se souviennent sans doute des trente-cinq analyses organologiques sur la granularité sonore des instruments d’église signées par Sleepy & Partners. Or, ce tout tantôt ou quasiment, quelle ne fut point notre stupeur quand, coulant un regard par la fenêtre, nous aperçûmes le Grand Vénérable de la congrégation qui cultivait son jardin – sans doute en attendant un nouveau défi.
« Ce n’est pas parce que l’on inspecte les orgues célestes qu’il ne faut pas garder les pieds sur terre », nous a-t-il lancé avant d’aller son petit bonhomme de ch’minounet. Dont acte, comme l’on dit quand on ne sait guère comment conclure.


Retrouver les trente-cinq expertises organologiques esquissées par la congrégation coopérative Sleepy & Partners en cliquant ici.

Monica Leone et Michele Campanella jouent Schubert (Odradek) – 3/9

Première du disque

 

Les danses pour piano de Franz Schubert sont souvent considérées, en grande partie, comme la petite monnaie des grosses coupures que seraient les chefs-d’œuvre du compositeur. Pourtant, même s’il est évident que les quatre polonaises opus 75, évoquées dans le deuxième épisode de cette chronique d’Insieme, n’ont ni l’ambition ni la puissance de la fantaisie en fa mineur opus 103, évoquée dans le premier épisode. Néanmoins, Monica Leone et Michele Campanella semblent résolus à ne pas s’en tenir aux mastodontes du catalogue pour élargir un peu notre image gentiment étriquée et sagement conventionnelle de la geste schubertienne. Dans cette perspective, l’auditeur doit admettre qu’il ne sera pas soufflé par la force émotionnelle émanant de la musique ; il est appelé à profiter de divertissements bien troussés et exécutés avec soin.
En témoigne le D.618, composé en 1818 et constitué de deux parties. La première est une danse allemande agrémentée de deux trios. La danse allemande, un trois-temps en Sol, est d’une élégance confondante en dépit de son côté terrien

  • (rythme,
  • simplicité harmonique,
  • cyclicité des motifs)

Nulle bourrinade dans cette version, mais une dose ébouriffante de finesse :

  • le pianissimo exigé par le compositeur unit les quatre mains dans une même douceur ;
  • l’appui sur le premier temps se fond dans l’anacrouse swing ;
  • les petits mordants ajoutent une révérence à la chorégraphie imaginaire des danseurs.

 

 

Le premier trio trouve un nouveau souffle en transformant le 3/4 en 6/8.

  • Ça gambade,
  • ça sautille avec plus de mordants,
  • ça contraste entre
    • forte piano,
    • piano,
    • sforzendi,
    • forte

Tout est senti :

  • les ralentis modérés et parfaitement synchrones,
  • les crescendi et
  • l’accompagnement à la fois discret et efficace assuré par Michele Campanella.

Le second trio, invitation non dissimulée à boire chopine, brille par

  • ses accents,
  • ses tierces simples et entraînantes, et
  • ses changements d’intensité.

On applaudit

  • le contraste franc et assumé entre la tonalité d’Ut et le retour du thème en Sol sans penser par le Ré7,
  • la friction de couleurs entre un trio franc du collier et un premier motif beaucoup plus intérieur, et
  • la capacité de Monica Leone d’user d’une large palette d’attaques, de touchers et de phrasés.

 

 

L’opus se poursuit avec deux Ländlerid sunt deux danses paysannes. On est toujours à trois temps, évidemment, pour le swing, mais on passe dans la tonalité de Mi. La première danse saisit par la ligne escarpée de la mélodie, jouée dans des aigus cristallins. La grâce de Monica Leone est parfaitement soutenue par la maîtrise du clavier que déploie Michele Campanella pour en tirer des piani refaisant l’éloge du Steinway 1892 que jouent les deux artistes.
La seconde danse, enchaînée, joue sur les différences de sonorité provoquées par les changements d’octave, avec une tendance à l’alanguissement quasi chopinienne… La première danse est alors un da capo délicieux. Comme quoi, des pièces mineurs (en majeur) peuvent faire fondre le petit cœur sensible de l’auditeur et lui faire avaler son chapeau sur une hiérarchie de plaisirs mélomaniaques qui n’existe pas toujours ! Dans ces conditions, manger son chapeau est un plaisir qui relance notre intérêt pour ce disque que les quatre polonaises, en dépit de l’excellence de l’interprétation, avait presque mis en question.


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