
La mort est leur métier, et voici comment ils la vivent, promet en substance le pitch des Travailleurs de la mort, paru fin août 2025 aux éditions de l’Aube. Pour le décrypter, il propose de se plonger dans vingt drames – de ces drames que l’on n’ose plus appeler faits divers – contés par vingt narrateurs, employés de pompes funèbres ayant intervenu pour récupérer les cadavres. Vingt témoignages anonymisés, recueillis et remixés par Charles Guyard, dans un exercice associant récit de vie et aménagements pour planter le décor sans trop en dire. Vingt textes au « je » précédés d’un résumé de l’affaire, le « je » se chargeant de l’à-faire, et hop. Le premier coup de projecteur saisit dans son faisceau le crash d’un Airbus sur le mont Saint-Odile, en 1992, et ses quelque quatre-vingt morts racontés par un pompier volontaire, croque-mort de métier. Il dit
- la frustration de se faire dégager parce que le nombre de morts impose la réquisition d’une plus grosse boîte ;
- la colère quand il est rappelé pour s’occuper nos plus des corps mais de la charpie que ses concurrents ont laissée sur place ;
- l’émotion de l’après, en l’espèce l’enterrement d’un gars du coin qu’il connaissait et le retour sur le mont pour y disperser les cendres de vieux qui souhaitaient que leur poussière volette sur ce lieu d’ordinaire paisible ; et
- le non-débriefing qui a suivi.
Autre crash, en 2000 cette fois : celui du Concorde à Gonesse et ses quelque cent vingt morts. Le témoin raconte
- l’attente interminable pour accéder aux cadavres,
- les dépouilles tellement calcinés qu’elles « sont comme des troncs d’arbre »,
- la petite poupée aperçue par terre,
- la perte d’appétit et la grande fatigue,
- les vêtements du jour qui se retrouvent à la poubelle,
- les questions des copains (« Ça puait ? »),
- la gêne en entendant voler un avion et la panique à l’idée de le prendre,
- l’impression de s’être fait avoir, lui qui venait « juste pour rendre service » et dont le travail habituel consistait à « accompagner les familles » non à « aller sur les lieux où se sont produits les drames », et
- le détour qu’il lui arrive de faire « pour ne pas passer devant le lieu du crash ».
L’auteur procède par
- la fragmentation d’un regard qui cherche où et sur quoi se poser,
- le changement d’échelle entre the big picture et le petit détail qui reflète le réel mieux qu’un mégaécran 3D ne l’eut fait, et
- l’incapacité de l’individu à se situer dans l’événement, ce qui laisse souvent en creux la question de la mort pour mettre en évidence celle, souvent encore plus non-dite, de la vie,
- son sens,
- ses limites et
- notre façon de gérer cette idée que, 1) un tel drame pourrait nous arriver, et 2) si nous y échappons, nous mourrons quand même.
Thématique similaire, autres circonstances : le crash de la Germanwings, en 2015,
- son pilote autant meurtrier que suicidaire,
- ses cent trente morts et
- ses trois mille fragments humains.
Dans un kaléidoscope au ton plus professionnel que sensationnaliste, le témoin évoque
- le moment où, à l’annonce d’une mission d’ampleur, disparaissent les préoccupations habituelles telle la livraison de capitons pour la boutique de Brignolles ;
- le choix et la préparation de l’entrepôt ;
- les tracasseries administratives (ainsi des défunts domiciliés au Kazakhstan, où « l’anglais est un dialecte aussi courant que le bengali chez vous » et l’intervention du consulat aussi indispensable que celle d’un interprète) ;
- la mise en bière des restes dans un cercueil habituel « même s’il n’y a qu’un ongle », car « on ne va pas remettre une petite boîte à la famille en lui disant : toutes nos condoléances, il ne reste que ça de votre fils » ;
- le stockage des restes non identifiés dans des reliquaires ;
- le renvoi en Allemagne du meurtrier par la route car, en avion, il aurait été identifié par ses ex-collègues ;
- la dépollution du site et la correction de l’entreprise aérienne impliquée ;
- la fierté d’avoir garder secrète l’adresse où étaient stockés les corps ;
- l’importance de la collaboration entre différents corps de métier ; et
- l’impression d’avoir vécu « une sacrée expérience ».
On sent Charles Guyard soucieux de mêler
- l’attrait voyeuriste pour la catastrophe vue par un insider,
- les implications techniques liées à une crise spécifique, et
- l’écho plus ou moins déflagrant que l’intervention a eu voire a encore sur le narrateur.
Retour sur Terre avant de passer dessous avec l’attentat de Nice, en 2016, perpétré cette fois par un type autant suicidaire que meurtrier. En un bilan : près de quatre-vingt-dix morts et deux cents blessés. En une image :
- un enfant écrasé ;
- un portable qui vibre à côté de lui ;
- sur l’écran, l’auteur de l’appel : « MAMAN ».
Cette fois, le narrateur est le patron d’une grosse antenne funéraire locale. Il raconte
- les vacances imminentes à reporter,
- le réflexe clope-portable-gourde-bisou avant de partir,
- la découverte du massacre,
- l’organisation de l’évacuation des corps,
- les gens qui filment les corps,
- la difficulté d’encaisser la scène,
- le dégoût quand l’État remercie tous les intervenants sauf les croque-morts, et
- l’idée que cette expérience risque de resservir car l’hypothèse d’un massacre à venir (jamais le mot « islam » ou « islamiste » n’est employé) ne peut être exclue.
Il affirme aussi avoir reversé ce qu’il a facturé pour financer une opération organisée « dans le cadre de la journée nationale des gestes qui sauvent » tout en précisant avoir « choisi de ne pas apparaître sur les supports de communication. Un choix qui, s’il n’a pas été inspiré par les organisateurs, a dû les rassurer. Des pompes funèbres sponsorisant « les gestes qui sauvent », il y aurait sans doute eu matière à quelque ironie…
À suivre !