Gérard Morel au PIC (ex-Forum Léo Ferré, Ivry-sur-Seine) le 6 juin 2025. Photo : Rozenn Douerin.
Malgré
polémiques et coteries,
cahots et accalmies,
soubresauts et résilience,
ce qui fut le forum Léo Ferré et devint le PIC est toujours un lieu aussi agréable à fréquenter pour qui se sent assez étranger aux ressentiments dont certains se font parfois l’écho.
Les bénévoles sont serviables,
la restauration d’avant-concert préservant le concept de cabaret est toujours conviviale voire gentiment troussée, et
la programmation resserrée réserve son lot de bonnes idées,
parlant ou non au chaland. Le 6 juin 2025, c’était au tour de Gérard Morel de venir gratter guitare et cordes vocales avec un projet clair, comme j’aime bien, qu’il énonce d’emblée : « Ce soir, on va chanter des chansons. » Aussi se présente-t-il
sans micro,
sans amplification pour la six-cordes qui l’accompagne,
sans plan de feux pour valoriser le régisseur,
bref, comme aurait sous-titré Ricet Barrier : tel quel voire, sinon, à poil, volontiers pêcheur mais sans filet. L’affaire s’enclenche sur le jeu phonique du « Bon gars pas dégueu », donnant le triple mode d’emploi de la soirée :
Se réjouissant de son retour au Forum (chez lui, en somme), le chanteur dégaine ensuite « Quand tu viendras dans ma maison », sa collab’ de 2011 feat. Romain Didier, pour
croquer la pie sous le tipi,
le Cornas dans le palace,
la muse dans la cambuse,
dans un marabout d’ficelle qui s’emballe jusqu’à chanter l’éloge de la chanson en général, celle qui nous fait nous sentir chez soi dès qu’on la partage. Aucun doute : l’homme sur scène envisage de « faire chanson engagée » quand il s’ra grand, option chanson d’amour – projet diététique dont il connaît tous les régimes depuis son CD culte de 2011. Cependant, bien qu’il vienne de l’Ardèche (non, « bien qu’il vienne de la Vienne », là, ça marche pas, dommage), il revendique son goût pour la sieste – sport que je crois à peu près maîtriser – même si, quand on se risque à cet exercice, « on est souvent dérangé ». Avec « Y a plus d’saisons dans ma pampa », Gérard Morel raconte la frustration fantasmée des commerciales à domicile qu’il incite à riper de sa pampa puisqu’elles veulent lui vendre des trucs ou des métaphysiques quand lui envisage juste de leur proposer un cinq à sept. Peut-être l’une de ces fantasmées aurait pu « se nommer Aimée », sujet du fantasme suivant, saupoudré de mots fleurant tantôt Georges Brassens, tantôt Serge Gainsbourg. La mousmé en question a certes « un dos à s’appeler Anne » ; elle aurait pu s’appeler Blandine si elle n’avait bouffé le lion ; au lieu de quoi, elle s’appelle « Aimée », et le chanteur de conclure : « Vous devin’rez jamais pourquoi. » Appelé à « écrire ces chansons lui-même » lors d’un « stage de reconversion professionnelle », Gérard Morel apprend qu’il est déconseillé d’utiliser des chuintantes dans les textes parce que ça passe mal dans les micros. Dépourvu de cet accessoire et chaud comme un marron prêt à péter, selon l’expression du susnommé Ricet Barrier, il décide donc d’écrire « La vache de greluche », laquelle se révèle être aussi « la coqueluche de [s]es nuits blanches ». Si l’exercice peut paraître artificiel, le chanteur l’enrubanne en coda d’un joli decrescendo rappelant que, de même que
l’humour n’est pas antinomique de l’émotion,
les contraintes ne sont pas toujours contraires au plaisir, pas plus que
la chansonnette n’est hermétique à la musicalité.
Cette conviction judicieuse bénéficie ici du savoir-faire du saltimbanque capable d’embarquer une salle avec lui pour un tour de chant souriant qui ne fait – presque – que commencer. À suivre !
Après avoir fait peau neuve, le site est de retour. Merci de votre curiosité persistante, bonnes visites et rendez-vous dès demain pour les griffonnages bloguistiques qui vont bien.
Aujourd’hui, nous parcourons les derniers articles inclus dans la deuxième partie de Face à l’obscurantisme woke, publié aux PUF sous la direction d’Emmanuelle Hénin et alii. Cet examen confirme la problématique d’un ouvrage inégal (c’est en général la qualité des des ouvrages collectifs) et parfois confus (ça, non), mélangeant en l’espèce les torchons scientifiques avec les serviettes non-scientifiques. Le premier article à passer sur le grill aujourd’hui est signé Florent Poupart, non référencé dans les bios des auteurs quoique prof de psycho clinique à Toulouse. Comme on sort d’un article sur l’oncologie, la prétention de la psychologie à être une science fait un peu rigoler le sceptique, mais voyons en quoi cet article éclaire le propos général. L’auteur y dénonce d’emblée l’hypermoralisation et le culte du Bien, à l’opposé de sa conception qui pose que l’inconscient est immoral – donc que la conscience consiste à moraliser nos actes sans feindre d’ignorer l’immoralité de ce qui nous traverse. Freudien apparemment convaincu, il pose avec le barbu que « la névrose est le prix à payer à la vie civilisée ». Or, notre époque souffrirait du « désaveu des grandes différenciations structurantes » telle que la sexuation, typique de la domination de l’autre, c’est-à-dire de celui qui impose des limites à ma jouissance de la liberté. La cure psychologique tend donc à se départir de « la neutralité en faveur de l’empathie » afin de produire un récit « auquel le patient puisse s’identifier ». Communautarisation simplificatrice et victimisation stéréotypée participent de la construction d’un combo associant « assignation et revendication identitaires ». Comme ces femmes noires traduisant des femmes noires parce qu’elles sont femmes et noires, des psychologues se revendiquent « situés », c’est-à-dire assumant une « fascination spéculaire » (je vais voir un gros psy parce que je suis psy, un psy homosexuel parce que je suis homo). C’est ce que Florent Poupart appelle « l’approche identarisée du soin psychique », participant de la « confusion entre réalité et représentation ». Claude Habib enquille avec un article sur la « situation des Lettres à l’université ». Comme son titre le laisse entendre, l’article est vague et met un moment à connecter avec le sujet collectif. Il s’embourbe dans une volonté fondée mais mal argumentée de dénoncer la volonté de « promouvoir la résistance féministe et d’incriminer le patriarcat » ou la lamentable lame de fond qui dénonce les stéréotypes vingt-et-uniémistes de textes du dix-neuvième siècle. Selon elle, la volonté de dénoncer « la culture du viol » chez André Chénier ou le refus du mariage homosexuel chez Jean-Jacques Rousseau fait écho non pas à la soumission des enseignants à la connerie mais à la feignantise des étudiants qui, vieux totem des vieux profs, « cherchent avant tout des raisons de ne pas lire ». Des embardées vaseuses sur Michel Barnier et l’homosexualité visent maladroitement et hors sujet à dénoncer le « présentisme », idest la dénonciation de faits anciens non conformes à la morale actuelle. Pour elle, comme « quelqu’un » (ça donne une idée du niveau d’exigence de l’article) a dit, « la littérature est à la boîte noire de l’avion accidenté », donc doit être étudiée en tant que production livresque de l’instant, non selon les critères de jugement moral d’aujourd’hui. L’article se conclut pesamment sur une charge contre le libéralisme qui prône la tolérance « envers tous les goûts » sauf la bestialité (sic) et la pédophilie, Jack Lang, Roman Polanski et Daniel Cohn-Bendit étant là pour prouver que c’est totalement faux. Après cet article plutôt creux, un article à deux voix s’approche, associant Claire Laux, prof d’Histoire à Sciences-Po Bordeaux, et Xavier Labat, « ingénieur d’études », syntagme pompeux qui fait doucement rigoler, qui travaille sur « l’Histoire des relations commerciales et diplomatiques dans la Méditerranée ». Là encore, prétendre que l’Histoire est une science souligne la faiblesse de la construction de l’ouvrage collectif : l’Histoire n’a jamais été, n’est pas et ne sera jamais une science, et c’est pas sûr que ce soit un reproche à lui adresser. D’emblée, les deux associés, dont on devine qui tient la plume pour qui, vue la différence de statut, dénoncent la cancel culture et le wokisme entendu comme « une nouvelle culture morale où le statut de victime devient une ressource sociale ». S’ensuit une charge convenue et non étayée sur des faits concrets contre « un certain nombre » de problématiques liées à la « décontextualisation et au troncage des événements » censés combler les « étudiants plus idéologiquement zélés que soucieux de pertinence et de rigueur scientifique. C’est assez dingodingue de voir, encore et encore, comment les profs ont les bullocks de dénoncer les étudiants et jamais leur propre attitude ou leurs confrères, non ? Bordel, les étudiants sont là pour avoir des diplômes délivrés par des profs. Si problème estudiantin il y a, les sacrosaints profs devraient-ils pas se mettre en première ligne plutôt que de stigmatiser leurs ouailles avec une généralité sans vergogne ? L’idée des co-auteurs est surtout de dénoncer une vision téléologique de l’Histoire (en gros, cela consiste à juger ce qu’il s’est passé au vu du résultat actuel). À son époque, Colbert n’était pas si méchant que ça, et le Code noir proposait des cadres aux maîtres d’esclaves, un peu comme le gouvernement autorise les néonicotinoïdes tout en disant qu’il faut préserver la planète. Les plaidoyers historiques, trop généraux, sonnent creux alors qu’ils visent à pointer le narcissisme de l’homme contemporain, à l’aune morale duquel devrait être estimé ce qui fut. Reste, par-delà le remplissage sur la lutte entre colorblinds et coloraddicts dont le rapport avec l’histoire de Colbert et du Code noir échappe au non-initié, la charge contre « une déconstruction par la focalisation sur le point qui heurte. Selon les co-auteurs, l’Histoire serait en prise avec l’émergence – prédite par Paul Ricœur, dont le banquier président est censé avoir été plus ou moins le bras droit, le poumon unique et l’essence spirituelle – d’une « conflictualité sociale qui se nourrirait (…) de revendications fondées sur des injustices commises dans le passé ». En clair, je ne réagis pas contre ma situation mais contre ce que j’évalue de la situation de mes pairs, réels ou recréés. D’où la punchline de l’article :
Pierre Desproges fustigeait en son temps les courageux intellectuels qui osaient attaquer le général Pinochet à 12 000 km de Santiago ; aujourd’hui, la distance se compte en siècles, et les nouveaux héros déboulonnent Colbert 340 ans après sa mort.
Est-ce à dire, comme l’affirment les auteurs, que si l’on se victimise, le fiel aidera le chougneur ? Nous continuerons de l’explorer dans la troisième partie de l’ouvrage consacrée aux fracturations identitaires. À suivre !
À l’orgue de Saint-André de l’Europe (Paris 8) le 17 mai 2025. Photo : Bertrand Ferrier.
Cette nouvelle improvisation du samedi soir s’enroule autour de l’Évangile où Jésus déclare à ses disciples : « Je vous donne un commandement nouveau », avec cette bizarrerie que « Aimez-vous les uns les autres » paraît un projet éculé quoique rarement suivi. La musique prend acte de cette bizarrerie et la plonge dans un contexte humain qui n’est pas propre à l’époque christique ! Aussi le début évoque-t-il les habitudes sociales d’entente sinon cordiale, du moins correcte, avec les bisbilles dissonantes qui rendent la vie plus sapide quand elles ne la submergent pas au point de la rendre indigeste. Ce constat liminaire d’intentions calmes et presque paresseuses se refuse à l’univocité. Tantôt, il est porté par la fraternité évoquée par un large registre ; tantôt, il se révèle traversé de désirs plus troubles ensuquant l’orgue dans les profondeurs de l’orgue. Le nouveau commandement semble alors mettre tout le monde sur la voie de l’accord parfait, comme s’il essayait d’infuser chez chacun. Le graal se révèle cependant difficile à trouver, et les vieilles habitudes évoquées dans l’incipit persistent dans le grave du clavier et à la pédale. Elles menacent l’espérance portée par un commandement fraternel, mais celui-ci, habité par la solennité du Verbe, finit par triompher. Pour les uns, ce triomphe sera une vue de l’esprit ; pour d’autres, un but à atteindre dans la prière et dans le monde. L’improvisation ne tranche pas : elle raconte une histoire que chaque auditeur est libre de s’approprier selon sa foi ou sa non-foi !
À la salle Pleyel (Paris 8), le 26 mai 2025. Photo : Bertrand Ferrier.
Après avoir ébaubi la salle Pleyel avec l’interprétation en première partie de The Overview, son dernier album, Steven Wilson et les garçons qui l’accompagnent rembarquent dans le vaisseau spécial de l’imagination avec « The Harmony Codex », qui a donné son titre au disque de 2023. Propulsé par le fantasme astronomique de l’artiste, le morceau – d’une dizaine de minutes – s’ouvre sur une longue méditation aux claviers. Adam Holzman et la vedette nous entraînent « miles above the surface of the earth » à la poursuite d’un but oublié comme tous les rêves, « ultimately forgotten ». Pour embarquer avec eux sans avoir l’impression qu’une voix va nous annoncer que « bientôt, un nouveau journal sur France Info », il faut se laisser
hypnotiser par les boucles modulantes,
aspirer par une vidéo léchée au storyboard volontairement mécanique, et
séduire par une caractéristique rare dans la variété contemporaine : la capacité du compositeur à jouer du temps long.
La basse de Nick Beggs secoue la torpeur en lançant « Luminol » où nous nous retrouvés « nés dans la difficulté pour arriver là mais finir par retourner à la poussière ».
Chœurs impeccables,
puissance du riff de basse,
breaks au cordeau avec un Craig Blundell en feu derrière ses fûts,
qualité des soli
offrent au concert une musicalité appréciable d’autant que, même s’il connaît les codes, Steven Wilson s’échappe du carcan
« No part of me », chanson de rupture (« Avant que je ne te perde, arrête de faire semblant / Je sais que, pour toi, l’amour n’était que sécurité / Il n’y a rien de moi en toi »), est introduit par un aparté parlé, précisant que la set-list étant modifiée chaque soir, notamment pour complaire les spectateurs ne manquant pas une date, les musiciens pourront connaître des moments oups. Les non-spécialistes les chercheront en vain. Grâce à sa capacité à donner de la texture aux moments planants, Steven Wilson peut développer un art consommé
du crescendo,
de la rupture et
de la caractérisation d’atmosphères.
« Dislocated Day », une chanson de 1995 qui rappelle les années Porcupine Tree de l’artiste, en joue pleinement, associant
nappes de clavier,
pulsation de la basse,
guitares saignantes et
synchronisations dynamisantes.
C’est alors que Steven Wilson son tube « Pariah », en duo virtuel avec Ninet Tayeb, pénible caricature de la voix des télécrochets modernes. Sans doute n’est-ce pas le plus passionnant de ses chefs-d’œuvre, mais l’on y salue
le savoir-faire du compositeur de ballade,
son métier d’arrangeur sachant comment envoyer la sauce pour dissiper la tentation de la mollesse, et
son plaisir de mélanger les styles de chansons.
Tiré d’Insurgentes (« un de mes album favoris – je peux pas dire que j’aime pas les autres, mais, celui-là, je l’aime vraiment »), « Abandoner » assume un texte torturé et énigmatique évoquant l’incomplétude du narrateur et sa désorientation comparée à « une peste qui, dans l’obscurité, gémit comme un chien ». Le musicien y sculpte singulièrement
Avec les dix minutes de « Remainder the black dog », Steven Wilson évoque
les secousses psychiques qui nous hantent,
les pilules qui peuvent nous assommer, et
la perspective, faute de solutions, d’une dissolution (« si tu osais franchir le pas, / tu atteindrais l’état / auquel tu aspires depuis tellement longtemps »).
Il y travaille le groove de la boucle – ici dévolue au clavier – associant
régularité obsessionnelle,
durée bancale (le riff est réparti sur 15/8 en 8/8 + 7/8, ce qui lui donne une apparence de banalité et une claudication magnifique), et
arythmie des accents qui, paradoxalement, équilibrent le déséquilibre.
Accompagné par une vidéo comme souvent inquiétante, le morceau se déploie ensuite avec l’arsenal habituel dont on ne se lasse pas :
breaks,
synchro,
variation d’intensités et de sonorités,
solo de Randy McStine,
twists,
trouvailles harmoniques et
temps long qui, grâce à ce qui précède, paraît court.
Au fil du concert, on savoure avec une force grandissante
Augmenté d’une vidéo apocalyptique, « Harmony Korine », titre de 2008, fonctionne lui aussi sur un riff ternaire, cette fois investi par la guitare. Et nous voici à nouveau happé par
les contrastes de décibels,
l’efficacité de l’hypnotisation perpétuelle,
la concentration des paroles dans quelques syllabes percutantes, ainsi que par
le spectre vocal entre timbre fatigué de rocker pop anglais et falsetto polnarévien
Après les monosyllabes de l’avant-dernier titre, la voix se tait complètement pour « Vermillioncore », titre énigmatique qui peut suggérer un sulfate rouge de mercure encore plus rouge que rouge. La basse de Nick Beggs lance cette dernière salve avec une cellule double qui servira de grille pour la suite de l’instrumental. Avec ce matériau a priori étique, le groupe éblouit à nouveau grâce, notamment, à
la large palette de sonorités et à leur habile confrontation,
la chorégraphie de Steven Wilson,
la jubilation de l’itération miroitante (on garde la même structure mais on modifie les couleurs de ce qui l’habille), et grâce à
l’agencement bien pensé de registres très caractérisés
Publié en 2015, « Ancestral » et son petit quart d’heure ouvrent la séquence des encore, toujours fondé sur la conviction que rien n’est pérenne mais tout continue d’advenir « quand nous fermons les yeux ». Sur un mid-tempo, la batterie de Craig Blundell assume son triple rôle :
beat,
percussion dynamisante, et
musicalité variant les sons.
On regrette un énième solo de guitare de Randy McStine, quoique valeureux, mais on eût préféré ouïr le chorus de basse ou de batterie qui n’arrivera jamais. Faute de quoi, l’on se goberge de
loops étranges,
beats profonds et
breaks d’apparence parfois biscornus – sans prétendre atteindre la folie vertigineuse d’un Spock’s Beard.
La glaçante vidéo de dix minutes réalisée pour accompagner « The Raven that refused to sing » rappelle que l’univers de Steven Wilson n’est ni rayonnant ni pupute. En revanche, il est
d’une richesse impressionnante,
d’une musicalité passionnante, et
d’une singularité vibrante.
Joie d’avoir partagé cette dernière date parisienne du zozo, en dépit de prix oscillant entre une soixantaine d’euros et cent quarante bouboules ce qui, pour une salle devenue aussi horrible que la salle Pleyel, est quelque peu outrecuidant, olé !
Le wokisme est-il soluble dans la science, et réciproquement ? Si, par wokisme, on entend la tendance
à fabriquer des communautés (les femmes, les Noirs, les homosexuels…), parfois au corps défendant de ceux qui sont censés s’amalgamer donc se réduire à l’une de leurs caractéristiques,
à les désigner comme des victimes, et
à en conclure qu’il faut « déconstruire de façon systémique » le sous-jacent des fondements socioculturels historiques et actuels,
il est inévitable que la science risque d’être contaminée. À titre anecdotique, en témoigne le supplément « Sciences & médecine » du Monde daté du 28 mai 2025, pp. 1, 4 et 5. L’affaire s’y déroule en trois temps, trois mouvements.
D’abord, Pascale Santi y déplore que « le microbiote vaginal » soit « un écosystème trop peu connu » à cause d’un « biais masculin prégnant dans la recherche ». Première victimisation et première tentative de mise en confrontation : les femmes sont délaissées parce que les savants sont des hommes. De même que, pour traduire une femme noire, il faut désormais être une femme noire, de même, semble insinuer la journaliste, pour prendre soin d’une femme, c’est-à-dire comprendre ses problématiques spécifiques et y apporter, si nécessaire, des solutions, il faut être une femme (ce qui relève d’un binarisme pré-woke, mais allons-y step by step). Ensuite, Pascale Santi note que « ce microbiote essentiel à la santé féminine » a été « trop souvent étudié à travers le prisme limité des pays occidentaux ». Deuxième victimisation et deuxième tentative de mise en confrontation : le savant blanc, structurellement colonialiste, ignore la réalité de la femme, d’une part, mais aussi, d’autre part, de la femme non-occidentale, essentialisée par la journaliste. Par conséquent, ledit savant blanc méprise et maltraite ces personnes doublement stigmatisées (contrairement aux mâles non-occidentaux qui, comme chacun sait, prennent, eux, le plus grand soin des personnes du beau sexe). En l’espèce, pour contrebalancer le biais misogyne et raciste de la science médicale, selon la journaliste, il conviendrait de « dresser une carte plus représentative du microbiote vaginal mondial ».
Enfin, Pascale Santi signale que Samuel Alizon espère « pouvoir réanalyser » des échantillons d’une étude. L’objectif : « Explorer les microbiotes dans la population générale, hors des biais habituels. » Troisième victimisation et troisième tentative de mise en confrontation : la science est biaisée par la domination de mâles blancs non déconstruits ; des mâles blancs doivent donc réécrire ce qui fut posé car, volontairement ou non, les résultats étaient forcément faussés. Mutatis mutandis, c’est à genre de
convictions,
postures et
réactions
qu’est confronté Joseph Ciccolini, professeur de pharmacocinétique (pour ceux qui, comme moi, ignoraient ce domaine, il semble s’agir d’une discipline décrivant le devenir d’un médicament à partir du moment il pénètre dans un organisme). Dans un article sur « l’emprise idéologique en oncologie clinique » remixant un papier de 2023 pour intégrer Face à l’obscurantisme woke, l’ouvrage collectif dirigé par Emmanuelle Hénin et alii (PUF, 2025), l’universitaire-praticien dénonce l’idée que
premièrement, la cancérologie serait une discipline essentiellement raciste tuant volontairement les minorités visibles ou invisibilisées et, deuxièmement, la cancérologie serait une science blanche, patriarcale et furieusement européo-centrée.
Pour conjurer ces accusations de « racisme systémique » grâce à un « ripolinage woke », les gros laboratoires – tels Gilead et Merck – ont déployé des moyens importants à l’aune du clampin quoique epsilonesques à leur aune, afin d’assurer « l’équité dans le traitement sanitaire » des populations et d’en finir avec « les injustices
systémiques,
structurelles et
institutionnalisées
fondées, par exemple, sur
la race,
le sexe ou
l’orientation sexuelle »
en « démontrant l’emprise du patriarcat blanc hétéronormé ». Des thésards ont profité des bourses offertes par ces grosses boîtes, avec un « o » (je sais, mais pas pu m’en empêcher) pour enquêter sur les différences de traitement entre hommes et femmes ou entre Blancs et Noirs, excluant de facto une large partie de la population puisque « le sort des Asiatiques ne donne pas lieu à des financements justifiant qu’on s’y intéresse ».
Le fond de sauce utilisé pour l’exercice s’appuie sur des biais connus : les facteurs de confusion et les phénomènes de colinéarité. Pour nous autres, non-initiés ces termes désignent l’effet icecream, qui consiste à démontrer, statistiques à l’appui, que « la consommation de glaces en Californie est associée à une prédisposition aux attaques de requins », comme si les requins attaquaient en priorité les nageurs goût pistache ou noix de pécan caramélisées. En réalité, dans l’étude évoquée, « la consommation de glaces atteint un pic lors des journées les plus chaudes de l’année », journées où la probabilité de croiser les dents de la mer est la plus grande… puisque l’on a tendance à aller volontiers faire un plouf.
Joseph Ciccolini plaide donc pour une attention particulière à la multifactorialité, un seul élément de preuve ne pouvant être considéré comme une preuve car il peut représenter un biais. C’est en confrontant différents éléments (par exemple la consommation de glaces, le nombre d’attaques de requins, mais aussi la température, la période de l’année, les habitudes sociales, etc.) que statistiques et probabilités gagnent en pertinence. Inversement, c’est en allégeant la multifactorialité que l’on est susceptible de prouver, avec bonne ou mauvaise foi, le résultat que, par idéologie ou contrat, l’on est payé pour trouver.
Sur la différence de traitement entre Blancs et Noirs aux États-Unis, par exemple, le professeur, sagace, s’agace, et hop : « Il n’est pas nécessaire d’être grand clerc pour penser que la minorité noire étant économiquement paupérisée et défavorisée, subit des conséquences dans son accès aux soins. » Selon lui, ce fait n’est pas la conséquence du racisme mais de la pauvreté et de la faiblesse de l’instruction d’une partie des populations noire et hispanique. Selon cette contre-logique, « le patient blanc, sans éducation et pauvre d’une ville sinistrée de l’Illinois, présentera un risque de surmortalité par cancer supérieur à celui d’un patient noir, éduqué et riche vivant à Manhattan ».
Pourtant, adopter le biais woke facilite l’acceptation des articles dans les revues éditées par les principaux acteurs du secteur, type Elsevier ou Wiley. Notons que ces éléments de facilitation ne sont pas spécifiques à la science. Du temps que j’étais universitaire, écrire sur
les héroïnes féminines et les réécritures féministes des contes (tarte à la crême avariée s’il en est),
l’importance de l’éducation à l’antiracisme grâce à des fictions transformées en manuels de propagande univoques et tristement stéréotypés, ou alors sur
l’apport merveilleux
des enseignants,
des bibliothécaires ou
des libraires,
était un point d’entrée bien connu pour des chercheurs en manque de publications. S’y jouaient déjà, toutes choses étant égales par ailleurs, des éléments du « totalitarisme » que Joseph Ciccolini pense avoir repéré dans le domaine de l’oncologie médicale : la volonté, fût-elle mue par cette inclination terrible que sont les bons sentiments,
d’infiltrer la culture,
de réécrire l’Histoire,
de réinventer le langage et, enfin,
de manipuler la science pour contrôler les esprits et transformer des hypothèses en dogme.
De telles inquiétudes font écho à celles du psychologue Florent Poupart devant l’ultramoralisation de la société. Nous les évoquerons dans une prochaine notule. À suivre !
Bertrand Ferrier et un extrait de Claudio Zaretti à la librairie Publico (Paris 11). Photographe inconnu.
La lobotomie était une idée de malade mental pourvu d’une blouse et d’un scalpel qui consistait à trifouiller de la substance blanche dans le cerveau – surtout celle des femmes, apparemment – en perforant le crâne des deux côtés. Cette pratique désormais interdite continue d’inspirer maints entrepreneurs, publicitaires et influenceurs (entre autres) tentant de s’insinuer dans notre machine à réfléchir pour la mettre hors d’état de nuire, donc pour nous nuire. C’est en substance (blanche) ce que constatait Mama Béa Tekielski, au point de lui inspirer la chanson revisitée ci-d’sous à l’occasion d’un concert à la librairie Publico (Paris 11).
À la salle Pleyel (Paris 8), le 26 mai 2025. Photo : Bertrand Ferrier.
Steven Wilson est
un enregistreur quasi frénétique (même s’il brouille les appellations),
un guitariste multicartes et
un explorateur esthétique éclectique
qui pratique encore un sport passionnant mais – ou donc – désormais rarement pratiqué : le rock progressif, une musique électrique fondée sur des morceaux souvent longs et émaillés de breaks savoureux. Le concert de ce 26 mai 2025 est articulé en deux parties.
D’abord, l’interprétation intégrale de The Overview, le passionnant nouveau disque récemment publié par le croisement visagal entre Kurt Cobain et Tom Cruise ;
ensuite, des morceaux d’autres albums dont la set-list a évolué au fil des trois concerts « pour remercier ceux qui sont venus les trois soirs », commentera l’artiste.
Le récital du lundi – auquel nous assistons – est d’ailleurs la victime du succès : devant le remplissage trrrès rapide des deux premières propositions, une troisième édition du show a été ajoutée. Tant mieux pour nous, mais un peu moins pour l’artiste car, cette fois, la salle est loin d’afficher complet.
La première partie du concert décline deux plages d’environ vingt minutes pièce inspirées par l’exploration astronomique. Elle s’ouvre sur « Objects Outlive Us ». Dans une atmosphère planante et prenante, Steven Wilson ne rate pas son entrée dans les hautes sphères du falsetto pour narrer la découverte d’un espace sans empreinte de singe, où les objets inanimés ont
une existence,
une voix et
une envie d’exister malgré l’oubli.
La vedette est accompagnée par
Nick Beggs à la basse,
Craig Blundell derrière les fûts,
Adam Holzman aux claviers et
Randy McStine à la gratte et aux chœurs.
D’emblée, dans cet univers intergalactique, tout transporte :
le son,
excellent,
précis,
défini avec netteté dans tous les registres ;
la variété de l’inspiration et néanmoins l’art de Steven Wilson pour assurer la continuité narrative
(itérations,
tuilages pour fondu-enchaînés,
contrastes brutaux, etc.) ;
la capacité à
forger une mélodie,
surprendre l’esgourde,
fomenter une ambiance
folk,
méditative ou
rock ;
la maîtrise collective
des synchronisations,
des intentions et
des nuances ;
les mélanges et les agencements rythmiques, tant du tempo que de la battue (usage malin du ternaire qui swingue, mais aussi superbe quasi récitatif à 5/4 pour « The Buddha of the Modern Age ») ;
l’équilibre entre les parties instrumentales et chantées ;
la diversité des sons de tous – en tant que collectif – et de chacun personnellement (feat. le superbe lancement de basse bien grasse et saturée dans le second instru de « Objects Meanwhile »).
Il y a tout ce qu’il faut pour ébaubir les portugaises et l’esprit :
énergie des mélanges,
musicalité des soli,
qualité des musiciens,
mystère des paroles qui assument que la seule question relative à notre disparition est celle du quand nous serons « still, back there, in dust, the Earth destroyed » ainsi que le stipule la fin de la partie intitulée « Ark », et
poésie étonnante des vidéos qui, certes, distraient l’attention auditive mais contribuent également à porter le souffle du morceau.
Au point que l’on craint d’aborder « The Overview », le second titre de cette première partie : saura-t-il nous saucer autant que son prédécesseur ? Au disque, cette saga nous avait enserré dans ses rets mais moins secoué. Les vibrations du concert changeront-elles notre légère réticence ?
Du moins le début technoïsant nous rassure-t-il sur les recoins qu’il reste encore à explorer dans l’univers et sur la palette de Steven Wilson. La section « Perspective » égrène des distances entre objets célestes. Le côté planant, qui permet aux artistes de souffler deux minutes, dialogue avec la vidéo spatiale, prenant le temps qu’il faut – et c’est appréciable – pour permettre au spectateur de quitter l’atmosphère en douceur. La trajectoire des machines sonores s’infléchit en souplesse pour se diriger vers un folk à la Toad The Wet Sprocket, que paillettent (et hop)
une batterie tranchante,
des chœurs ciselés, presque post-Yes par moments, et
des changements de registres vocaux maîtrisés,
tandis que le narrateur se connecte à l’univers (« I see myself in relation to it all », « Each moment for me is a lifetime for you ») à la « beauté infinie », au point que cette réalité pourrait bien n’être qu’un rêve. Aussi se laisse-t-on volontiers subjuguer, notamment par
les différentes sonorités du bassiste (changement d’instruments, jeu coll’arco ou senza quand la basse s’y prête),
la puissance du beat que sait mélodiser – popopo – l’usage séduisant des percussions métalliques,
la parfaite connexion entre
la vidéo,
la musique et
les questions posées par les paroles sur ce moment où « all permanence of matter disappears » comme il est stipulé dans la section intitulée « Infinity measured in moments »,
l’efficacité des breaks, et
la musicalité millimétrée de l’exécution, soli compris.
Moins spectaculaire que « Objects Outlive Us », « The Overview » n’est pas moins inventif et ensorcelant, bouclant ainsi une première partie soufflante. Plus d’épithètes à retrouver dans une prochaine notule pour la suite du compte-rendu !
Le wokisme est un objet d’études doublement paradoxal.
D’une part, ceux qui incarnent ce courant dont nous avons déjà eu huit occasions d’analyser certains aspects nient l’existence des tendances qui les caractérisent
(communautarisation,
victimisation,
volonté d’agréger des revendications pour « déconstruire de façon systématique » la domination oppressante de l’homme blanc cisgenre)
mais dénoncent l’existence d’un courant antiwokiste. D’un point de vue logique, cette posture est très curieuse. Je peux être antisémite, anticatholique voire misogyne, car juifs, catholiques et femmes existent – mais si, mais si. En revanche, si je pense que les extraterrestres n’existent pas, il m’est difficile de les vouer aux gémonies ou de pourfendre au fil de mon verbe et ma verve (nul « g » dans ces mots), les ignobles chérubinistes, dont le projet consisterait à remettre le pouvoir politique à des anges afin de pacifier notre monde et de nous faire connaître une béatitude molle, ennuyeuse voire contradictoire avec mon statut d’humain porté sur la castagne, la jalousie et le conflit permanent – autant de qualités constitutives de mon espèce et garantissant, comme chacun sait, le progrès. Lubies farfelues mises de côté, il appert que, pour qu’il existe un antiwokisme, un préalable rationnel serait qu’il existât, par chance ou par malheur, quelque chose que l’on pourrait désigner sous le vocable « woke ».
D’autre part, et les deux éléments sont beaucoup plus liés qu’il n’y semble au premier abord, le wokisme s’attache à contester le constatable, et hop, pour tenter de remplacer l’objectivité par la subjectivité (je ne suis pas plus victime de la société qu’un autre mais, si je me déclare victime, c’est que je le suis, qui es-tu pour me refuser cette caractéristique ?). Le sport est un bon exemple de cette absurdité. Il oblige les dirigeants de ce commerce à tenir un double langage.
D’un côté, les grands manitous du sport n’ont de cesse d’affirmer l’absurde « égalité des sexes ». Puisque Roland-Garros s’étale dans les gazettes, rappelons que, dans les grands chelems de tennis, les prize money sont identiques pour les deux sexes, même si les femmes gagnent en deux sets, les hommes en trois. De même, dans la perspective des Jeux olympiques de Los Angeles où l’épreuve fera son apparition, la première finale européenne de duo mixte en gymnastique s’est tenue à Leipzig. Mais pourquoi ne pas ouvrir la compétition des anneaux aux femmes et de la poutre aux hommes ? Serait-ce pas avancer vers la reconnaissance effective de l’égalité entre les hommes et les femmes ?
Sauf que, d’un autre côté, les grands manitous du sport contredisent ce mythe de l’égalité entre les sexes. Jadis, les pays de l’Est trafiquaient les hommes pour en faire des athlètes féminines ; aujourd’hui, le débat sur la partition des compétitions entre hommes et femmes trouble à nouveau les débats avec insistance. En 2018, Caster Semenya a été exclue des compétitions d’athlétisme car sa production d’hormones mâles était « susceptible d’accroître sa masse musculaire et d’améliorer ses performances ». Très gentille, la World Athletics (la fédé mondiale d’athlé) lui a proposé de subir un traitement hormonal pour faire baisser son taux de testostérone et être réautorisée à « participer aux compétitions internationales dans la catégorie féminine ». Caster Semenya a refusé ; elle a donc été bannie. Ironie de l’histoire, à la mi-mai 2024, elle a plaidé sa cause devant la Cour européenne des droits de… l’homme, dont on imagine que le nom devrait être bientôt changé.
De même, en mai 2025, World Boxing, instance « reconnue par le CIO comme la Fédération internationale régissant la boxe au niveau mondial au sein du mouvement olympique », réagissant à la polémique sur l’hyperandrogénie d’Imane Khelif, a rendu obligatoire des « tests de genre » afin de « répondre aux préoccupations concernant la sécurité et le bien-être de tous les boxeurs » dans le cadre d’une nouvelle politique sur « le sexe, l’âge et le poids ». Serait-ce à dire que, comme le démontre toute compétition, hommes et femmes ne seraient pas aussi égaux les uns que les autres, de sorte qu’il reste pertinent de proposer des compétitions distinctes ? D’un côté, hommes et femmes sont égaux ; de l’autre, non. Qu’en conclure ? Sans doute que la logique woke est un illogisme. On peut la décrire, mais elle s’offusque d’être nommée telle quelle, criant à la stigmatisation. On peut montrer ses contradictions, mais elle ne remettra jamais en cause le bienfondé
de son credo,
de son combat et
de sa pertinence.
C’est en cela aussi qu’elle apparaît comme un « obscurantisme », selon la terminologie employée dans l’ouvrage collectif dirigé par Emmanuelle Hénin et alii ; et cet obscurantisme est double, lui aussi. Certes, le projet de remédier, si faire se peut, à certaines injustices, paraît noble et méritoire ; ce nonobstant le fanatisme des tenants les plus tonitruants des théories woke les projette du côté obscur de la pensée. Côté pile, ce que nous avons défini comme le wokisme veut faire table rase de la connaissance qu’il juge faussée par une vision trop blanche ; côté face, il tente d’imposer une réinterprétation du réel qui, si l’on refuse les œillères adéquates, paraît souvent délirante – mais cette impression de délire, expliquent ses tenants, est le signe de sa pertinence, puisque ce que nous considérons comme rationnel n’est rien d’autre qu’une habitude de domination consubstantielle à notre civilisation, habitude que seul un geste radical peut renverser, quitte à surprendre les ironistes et les dominants actuels.
La science, dure ou appliquée, n’est pas à l’abri de ces lubies, constate dans son article Andreas Bikfalvi, médecin et professeur de biologie cellulaire. Il expose la confrontation entre le cadre éthique de la pratique médicale, symbolisée par le parfois très contesté serment d’Hippocrate, et les trois pôles de l’idéologie de la justice sociale, aka IJS :
la théorie critique de la race,
le mouvement de décolonisation et
la théorie du genre,
rassemblés dans le concept d’intersectionnalité, c’est-à-dire de convergence des luttes. La recherche scientifique est directement confrontée à la pression intersectionnelle qui se manifeste à travers des sigles comme DEI (diversité d’équité et d’inclusion) ou CJS (déclarations de justice de citation) susceptibles de couronner un article afin d’attester que les auteurs se sont engagés « à promouvoir la diversité intellectuelle et sociale dans les sciences et les études universitaires » en équilibrant notamment les races et les sexes des auteurs cités, même si, shame on us, aucune méthode statistique « ne peut tenir compte des personnes intersexuées, non binaires ou transgenres ». La puissance de ces billevesées est telle que Nature, organe contesté mais incontestable chef de file de la presse scientifique avec The Lancet, a donné dans la plus plate contrition en reconnaissant avoir « joué un rôle dans la création de l’héritage raciste » qui a conduit au meurtre de George Floyd.
Et ces bouffées de folie ne sont pas près de se laisser circonscrire ! En sus de vouloir orienter les futures publications, le wokisme engage à relire le passé pour constater à quel point ceux qui, jusqu’alors, étaient considérés comme de grands savants, étaient en fait de sacrés salopards, racistes, sexistes et colonialistes, ce qui remettrait en cause la validité de leurs découvertes. Il les faudrait rejeter en suivant l’exemple de Corne d’aurochs qui, tombé malade à en mourir, « refusa l’secours de la thérapeutique / parce que c’était à un All’mand qu’on devait le médicament ». Au reste, le syndrome du salopard est une maladie qui touche même ceux qui se considèrent comme non-racistes, non-mysogines, non-colonisateurs et déconstruits. Par exemple, en 2022, Michelle Morse, médecin-chef au département de la santé et de l’hygiène mentale de la ville de New York, tweetait que
la race non-blanche et l’ethnie latino-américaine sont des facteurs de risques sociaux de Covid grave en raison d’un racisme structurel de longue date.
Si nous ne nous en rendons pas compte, c’est que nous avons infusé trop longtemps dans un colonialisme dominateur. Nous n’avons même plus conscience de notre rejet des différences. La seule solution est d’adopter une attitude proactive, qui vaut pour l’ensemble des engagements wokistes. Ainsi du floutage des sexes, considéré comme
oppressant car binaire,
inexact car ne correspondant pas toujours à la façon dont se considèrent les individus, et
réductrice car rejetant la possibilité d’un flottement identitaire.
Pour Andreas Bikfalvi, le dualisme esprit-corps (dans ma tête, je ne suis pas ce que je semble être) ne doit pas primer sur la réalité biologique, pas plus que l’hypertrophie des sensibilités, que dopent les réseaux sociaux, à la souffrance et à l’injustice. Pourtant, les acteurs de la science ne sont pas immunisés contre les pressions sociales. L’auteur – qui propose des schémas en franglais (« Science and Médicine attaquées ») placés en fin d’article – se risque même à comparer le wokisme avec une « psychose collective » en citant Carl Jung pour qui le plus grand danger pour l’homme est constitué par l’homme lui-même car
il n’existe pas de protection adéquate contre les épidémies psychiques, qui sont infiniment plus dévastatrices que les pires catastrophes naturelles.
Dans une prochaine notule, nous verrons comment le professeur et praticien Joseph Ciccolini applique ce questionnement au cas spécifique de l’oncologie clinique. À suivre !
Pour la messe anticipée du dimanche du bon pasteur, dans le cadre des improvisations couronnant les messes du samedi soir, j’ai choisi un thème bien connu des paroissiens : la plus classique mise en musique du psaume 22 en suivant les ondulations du texte.
Une première partie chante la confiance et la joie que procure – parfois – le sentiment de sécurité inaltérable sans, pour autant, annuler l’existence de la peur donc du doute qui rôdent – ce s’rait trop simple ;
la deuxième, plus intériorisée, tente de mettre à distance la peur des « ravins de la mort » et la colère des « ennemis » ;
la troisième, comme si elle avait assez mastiqué le mantra du riff pour faire corps avec une espérance irréfragable, retrouve la force irradiante de la confiance dans la puissance, la générosité et l’attention du Seigneur, à la foi(s) pendant « les jours de ma vie » et pendant « la durée de mes jours », c’est-à-dire après ma mort.
Ainsi le bon berger devient-il un pont perché,
protecteur qui survole les tumultes,
guide qui permet d’avancer malgré les torrents, et
passerelle entre les deux rives de l’existence.
En musique, avec un orgue dont les jeux d’anche attendaient impatiemment, certes, le jour du bon facteur pour être accordés, ça donne ça.