
Pauline Klaus termine le passage en revue de ses obsessions avec la sixième sonate d’Eugène Ysaÿe et le « Grand caprice sur Le Roi des Aulnes » que Heinrich Wilhelm Ernst a soutiré à Franz Schubert.
La dernière sonate – en Mi – du cycle d’Eugène Ysaÿe se présente comme un « allegro giusto non troppo vivo » rythmé par des minimesures de deux croches. Comme souvent dans ces six soli (ce n’est pas une contrepèterie pour désigner Cécile aussi), le cadre formel explose presque aussitôt qu’il a été posé.
- Anacrouses,
- appogiatures,
- accélérations permettant de placer 6, 10 ou 12 triples croches quand quatre auraient suffi,
- mesures enjambées et
- points d’orgue suspendant la logique rythmique
secouent une partition ouvertement virtuosissime. Les cinq sonates précédentes n’étaient pas tout à fait pensées pour les débutants, mais on sent qu’Eugène en avait encore gardé sous la pédale afin de laisser étinceler la pyrotechnie propre aux interprètes d’exception :
- célérité,
- science des doubles cordes,
- maîtrise des suraigus,
- sens du groove et néanmoins
- capacité à laisser sonner ce magma de difficultés techniques comme une musique animée et fluide
sont exigés par la partition. Pauline Klaus déploie une assurance qui dépasse les topoi d’un morceau qui, à force de bravoure, assume de risquer de s’embourber dans l’œuvre de concours.
- La variété de ses attaques,
- son fabuleux instinct du phrasé en général et du legato onctueux en particulier,
- sa sonorité qui sait si bien allier la beauté et la narrativité (ouais, je sais, c’est pas super clair mais, en gros, je voulais dire que le son est top et que, en même temps, il évolue pour raconter une histoire, et comme c’était trop long, j’ai trouvé un raccourci finalement encore plus long pour dire ça),
- la riche palette de ses nuances, et
- la justesse de ses respirations laissant le son se prolonger au-delà de la note puis créant le suspense nécessaire pour captiver l’écoute
saisissent. Entre
- cavalcade ébouriffante,
- calme provisoire,
- glissades évocatrices,
- sautes de registres furibondes,
- changements de tempo et
- oscillations vertigineuses entre binaire et ternaire,
la violoniste nous permet de saisir les deux bouts du plaisir d’écoute, qui en devient d’autant plus sapide : l’évidence du propos derrière son apparence déstructurée.
Sorte de longue cadence endiablée, la sonate s’articule cependant nettement en trois mouvements. Le deuxième, « allegretto poco scherzando », est une habanera paradoxale, à la fois joyeuse et intranquille, qui, sans répit,
- se distend,
- s’interrompt,
- repart,
- s’interroge et
- se colore
- de mordants,
- de traits et
- de pizzicati percutants.
Le dernier mouvement revient au tempo liminaire. Le violon prend feu,
- repoussant les limites de sa tessiture,
- électrisant doigts et archet,
- multipliant saltos périlleux et vrilles improbables.
Le résultat est
- éminemment spectaculaire,
- intensément haletant,
- résolument palpitant et
- diaboliquement troussé.
Ne pouvant quitter ses auditeurs sur ce morceau brillant qu’enveloppe çà et là une lumière noire fort affriolante, Pauline Klaus leur offre un bis pas non plus piqué des hannetons (oui, c’est l’occasion de réemployer une expression qui prenait la poussière sur l’étagère des, eh bien, je dirais, des expressions). Le disque s’ouvrait sur une transcription ; il se conclut sur une paraphrase, genre brillant qui a connu son apogée au dix-neuvième siècle. Heinrich Wilhelm Ernst, qui jouait sur deux Stravidarius et, plus chic encore, ne jouait d’aucun d’entre eux lors des dernières années de sa vie de névralgique patenté, s’empare de la mélodie schubertienne consacrée au Roi des aulnes. Chacun le sait, ce monarque est un personnage fantastique hyperflippant.
La mélodie d’origine l’honorait en s’enroulant autour d’un poème de Johann Wolfgang von Goethe, qui raconte la chevauchée d’un père fuyant avec son garçon. Las, le Roi, présent dans
- le brouillard,
- les feuilles mortes et
- la grisaille des saules,
comme Dieu – selon le livre des Rois, merveille des hasards ou des réalités scientifiques – se glisse non dans
- l’ouragan,
- le tremblement de terre ou
- le feu
mais dans « le murmure d’une brise légère », use de tous ses pouvoirs pour dérober l’enfant en promettant
- des jeux géniaux et de jolis habits,
- des filles accueillantes ou, s’il s’obstine à faire sa tête de mule (autre expression qui s’empoussiérait, je le crains),
- un kidnapping violent.
Quand le père arrive à destination, « in seinen Armen das Kind war tot » (dans ses bras, l’enfant était mort). Bref, l’ambiance promet d’être glaçante et lugubre à souhait. Reste à savoir comment celui qui maîtrisait tant le violon que l’alto va rendre ce récit dark au possible. La réponse est immédiate : en secouant le violon de l’interprète dans tous les sens. Au programme,
- tempo de foufou,
- séquences de doubles croches répétées,
- mélanges d’archet et de pizzicati, et
- texte injouable, comme le reconnaît le compositeur qui précise que « les notes qui forment le chant ne peuvent être rendues dans leur entière valeur telles qu’elles sont écrites ».
À moins d’être aussi adapté au monde civilisé qu’une valise sans poignée, nul ne peut être insensible
- à la vigueur de l’archet,
- à la clarté du lead, ou
- au mélange parfait de rigueur métronomique et de légère agogique signifiante.
Un deuxième moment varie les plaisirs. Cette fois, la partition s’inscrit sur deux portées et trois plans :
- le balancement du 12/8 noté 4/4 pour l’harmonisation et la pulsation,
- une assise au médium qui complète
- la mélodie jouée en harmoniques – des harmoniques, du reste, qu’il faut « faire bien vibrer sans pour autant altérer la mesure ».
Grâce à son aisance et à sa musicalité, Pauline Klaus excelle à faire oublier le pragmatisme technique pour n’exprimer que la dimension
- aérienne,
- insaisissable voire
- onirique
de la section.
- Le retour de la fureur,
- l’inquiétant caractère guilleret du passage en Ut toujours rythmé par la galopade en cours,
- l’expressivité des notes et intervalles répétées,
- la tendresse maléfique des bariolages pianissimo en Mi bémol, et
- la fureur du moment où le Roi arrache l’enfant
crépitent sous les doigts et l’archet de Pauline Klaus.
- Une coda poignante,
- trois dernières mesures désespérées,
- deux accords sans appel pour annoncer que l’enfant est Delta Charlie Delta :
voilà comment se conclut un disque impressionnant et passionnant de bout en bout. La morale de l’histoire ? On attend avec hâte les prochaines confidences de la violoniste sur ses autres obsessions. Qu’elle ne se dérobe pas : il est évident qu’il y en a d’autres. Nous sachons. Vivement !
On peut
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retrouver nos précédentes chroniques klaussologiques comme
le grand entretien,
le voyage géomusical du quatuor Lontano de 2021 (ici, çà et là) et
la montagne magique du même ensemble mais pas que (ici, çà, là et re-là).


