
- Vingt chapitres,
- un drame médiatique par chapitre,
- un résumé du drame et le témoignage d’un mec chargé d’évacuer les corps :
tel est le principe du livre de Charles Guyard. Les témoignages du jour commencent avec la mort de migrants dans la Manche, en novembre 2021. Le témoin évoque brièvement
- les housses noires, « spécial réquisition », qui « empêchent tout liquide de traverser au niveau de la fermeture »,
- la tristesse devant ces morts de masse,
- l’engagement pro-migrants dans lequel il s’engage par la suite.
Car Charles Guyard s’intéresse moins
- à la mort,
- à sa perception par des professionnels ou
- à sa capacité à grignoter l’espace de cerveau disponible des vivants
qu’aux conséquences sur les témoins de la fréquentation de certains morts. Pas d’exception pour le récit lié au massacre de l’Ordre du temple solaire, en 1995, le témoin narrant la réorganisation de sa vie suite à la réquisition judiciaire, puisque celle-ci tombe un 23 décembre, alors que
- la préparation du réveillon,
- les rêves d’huitre et
- les projets de foie gras
réjouissaient déjà les croque-morts… et occupaient aussi les défunts puisque des cadeaux de Noël ont été retrouvés dans leurs voitures. Back to business, donc, pour les pompes funèbres, car la gestion des morts, c’est très concret. En l’espèce, cela passe notamment par
- la convocation du personnel pour s’occuper des cadavres,
- la vérification des fourgons nécessaires pour emmener seize morts, et
- le déplacement des corps sous l’œil encore plus rapace que gourmand des journalistes…
ainsi que par la question récurrente et ouverte de l’impact à long terme d’une telle proximité avec les défunts. En 2023, moins médiatisé mais paré de l’étiquette fashion de « féminicide », l’égorgement de Cathy par son mari (qui s’est pendu dans la foulée) fait l’objet du chapitre suivant. Le témoin entre cette fois dans les détails de l’enterrement du suicidé, incluant
- le souhait de sa fille d’aller au moins cher (cercueil bas de gamme + pas de pierre tombale), puisque la loi l’oblige à payer la cérémonie ;
- la mauvaise volonté du maire à l’idée d’accueillir le défunt dans le cimetière local, mais la loi l’y oblige ;
- la cérémonie expédiée en cinq minutes devant la fille du mort pour vérifier que tout se déroule comme convenu.
Popularisée comme un « meurtre à la Breaking bad« , la tentative de dissolution d’Éva dans un bain d’acide occupe le chapitre suivant. C’est l’histoire d’un échec. Devant l’exigence des condés de sortir le cadavre dans son encombrant bain d’acide, les croque-morts repartent Gros-Jean comme devant. Parfois, la concrétude de la mort est rebelle…
Ce qu’esquissent ces différentes histoires, c’est que, même si elle est fluide et variable, il existe une hiérarchisation des horreurs. Charles Guyard insiste discrètement sur ce point, qui est au cœur de l’intérêt suscité par « les travailleurs de la mort » : sont-ils imperméabilisés par leurs habitudes et les process qu’ils doivent respecter, ou leur arrive-t-il d’être affectés par le commerce qu’ils ont et qu’ils font avec les cadavres ? Il leur arrive, évidemment ; et, dans le classement des scènes que redoutent plusieurs témoins, trône en majesté la confrontation avec un cadavre d’enfant, surtout si celui-ci a été victime de violences. Le chapitre suivant évoque cette situation, rencontrée par le témoin en 2023 alors que tout est réuni pour assurer l’ambiance :
- l’hiver (plus loin qualifié d’automne, l’auteur souhaitant peu habilement rendre le drame méconnaissable puisque l’affaire n’a pas encore été jugée),
- le froid,
- la nuit et
- le réveil à quatre du (« Je ne m’explique pas la fichue manie qu’ont les gens de mourir violemment ou se faire tuer sitôt que le soleil est couché »).
Le concret de la mort, cette fois, s’articule autour
- des conditions d’intervention (« jamais seul pour un bébé, un enfant ou un ado »),
- des basses tracasseries d’un monde qui continue d’être con quelles que soient les circonstances (« On transporte le cadavre d’un enfant / – Et alors ? Vous payez le parking de l’hôpital ou vous n’entrez pas »), et
- du choc d’avoir vu la masse d’examens subis par le corps sans vie.
Originalité du témoignage, le narrateur assume attendre le procès des « présumés innocents » avec impatience et précise que ce n’est « pas par voyeurisme ». Or, le livre de Charles Guyard, plutôt destiné aux voyeuristes comme votre serviteur, est traversé par cette question de la curiosité malsaine, reproche paradoxal adressé par les témoins
- à leurs amis,
- aux journalistes et, indirectement,
- aux lecteurs.
En effet, il semble exister une tension entre l’envie de se rendre intéressant en témoignant tout en dénonçant l’intérêt qui est suscité de la sorte. Sans doute peut-on voir dans ce double réflexe de dévoilement et de réprobation le résultat de l’ambivalence propre aux deux grands machins qui fascinent et inquiètent l’humanité : le sexe et la mort. Ces deux grands machins rendent la vie
- plus sapide,
- plus captivante,
- plus vivante ;
mais ils peuvent aussi la rendre
- moins désirable,
- moins précieuse,
- moins excitante.
C’est aussi à une réflexion sur notre rapport à ces deux pôles – l’instinct de survie de l’espèce et la conscience individuelle, qu’elle soit sourde ou vive, que nous mourrons – qu’invite à bas bruit Travailleurs de la mort ; et cela participe de son intérêt, par-delà la jouissance joyeusement coupable de la curiosité dite voyeuriste. À suivre !