Blog

Festival Érard, salle Érard, 10 octobre 2025 – 3/3

Saskia Lethiec, Delphine Armand et Vladimir Dubois le 10 octobre 2025 à la salle Érard (Paris 2). Photo : Rozenn Douerin.

Pour clore le premier concert de la quatrième édition du festival Érard, Jérôme Granjon cède sa place au piano à Delphine Armand, accompagnée de Vladimir Dubois au cor et de Saskia Lethiec au violon. Le trio en Mi bémol op. 40 propose une demi-heure de musique, répartie en quatre mouvements. L’œuvre a été inspirée au compositeur quand il a vu le soleil poindre entre deux troncs d’arbres – pensez-y la prochaine fois que vous crapahuterez à la fraîche dans quelque contrée sylvestre ! L’andante liminaire met en valeur chacun des participants.

  • Saskia Lethiec sait jongler (si) entre
    • l’accompagnement,
    • la réponse et
    • le solo vibrant.
  • Delphine Armand, loin de se résoudre à n’être que l’harmoniste de service, n’hésite pas à faire montre
    • d’autorité,
    • de caractère voire
    • d’emportement.
  • Vladimir Dubois, à découvert, peut
    • tonner,
    • se faire presque discret et
    • dialoguer avec le violon.

Satisfaite, l’audience applaudit sitôt la dernière note avalée. Cet événement intempestif dissipé, l’andante peut commencer. Les interprètes en traduisent

  • l’efficacité rythmique,
  • la tonicité allant bon train et
  • la précision d’écriture que soulignent de précieuses synchronisations entre pairs.

Le piano se révèle

  • force de proposition,
  • membre fédérateur et
  • chef d’orchestre,

formulant avec ses collègues un Brahms

  • vif,
  • bigarré et
  • tournoyant malgré des redites qui peuvent sembler çà et là dispensables.

À lui revient encore – passés les applauses – l’introduction grave de l’adagio mesto. L’entrée élégiaque du violon et du cor saisissent ; puis le compositeur varie les dispositifs :

  • cor solo,
  • cor-violon,
  • cor-violon-piano,
  • violon-piano,
  • piano solo.

Le sujet lui-même paraît

  • hésiter,
  • se fragmenter,
  • gonfler avant de désenfler.

Minutieux sans sombrer dans la ratiocination, les musiciens caractérisent élégamment les différentes sections en évitant – précaution appréciable – de fragmenter le mouvement. L’interprétation est

  • coordonnée,
  • maîtrisée mais aussi, et c’est heureux,
  • assez poétique pour laisser flotter un mystère précieux pour l’imagination de l’auditeur – après tout, le titre du concert n’est il pas « Invitation au voyage » ?

Le finale, un allegro con brio, secoue la partition en changeant complètement d’humeur et d’atmosphère. Dans un emballement excitant, les couples se font et se défont.

  • Le violon défie le piano,
  • le cor affronte les quatre cordes et, plus tard,
  • le piano engage le fer avec le cor.

Au clavier semble échu le rôle d’arbitre. L’assurance voire l’aplomb de Delphine Armand, en dépit d’une partition redoutable, sied fort bien à ce rôle central. D’une façon générale, la virtuosité exigée n’effraye point le trio, au contraire ! La virtuosité qu’ils déploient ressortit d’une technique

  • instrumentale (faut jouer les notes, et c’est pas facile),
  • chambriste (faut jouer avec les autres donc bien se positionner en termes d’intensité et de posture, et c’est pas si simple) et
  • musicale (faut rendre l’esprit de la partition par-delà ses notes, et c’est joliment troussé).

Le brillant du mouvement n’est pas clinquant car il n’obère pas

  • le suspense de la narration,
  • les incendies soudains ni
  • les séquences empreintes d’une poésie savoureuse.

Même le non-fan de Brahms passe ainsi une demi-heure

  • riche,
  • complète et
  • puissamment enlevée par le trio du soir,

qui finit de lancer en majesté ce formidable festival. Un aperçu du dernier concert de l’édition sera à lire dans une prochaine notule. Donc, à suivre !


Retrouvez ci-dessous les notules sur les précédentes éditions du festival
Le concert du 13 octobre 2024 est chroniqué ici.
Le concert du 11 octobre 2024 est chroniqué ici.
Le concert du 15 octobre 2023 est chroniqué ici et .
Le concert du 13 octobre 2023 est chroniqué ici.
Le concert du 15 octobre 2022 est chroniqué ici et .

Récit d’un rire satisfait

Aux saluts, le 21 juin 2025, en la collégiale Saint-Martin de Montmorency (Val-d’Oise). Photo : Rozenn Douerin.

Pour conclure le récital sur « Le Rire de Dieu », donné en la collégiale de Montmorency le 21 juin 2025, j’avais choisi d’improviser une symphonie bigarrée « autour de quatre rires de Dieu ». La dernière improvisation de la symphonie (et du concert) évoque le rire qui satisfait en extrapolant autour d’une phrase extraite de la Critique de la faculté de juger. Selon Emmanuel Kant, « dans tout ce qui excite le rire, il faut qu’il y ait quelque absurdité où l’entendement ne peut trouver par soi-même quelque satisfaction ».
C’est avec une solennité un rien empesée que s’ouvre l’explicit. Dans cet endroit musical, nulle place, apparemment pour le rire. Pourtant, une faille craquèle subitement cet édifice. L’écroulement est têtu. Le rire s’accroche. Semble s’essouffler. Repart de plus belle dans l’aigu. Dégouline le long du grand orgue. Investit le récit et le positif. Se désagrège. L’entendement se perd enfin dans une fragmentation à peine éclairée par un leitmotiv rythmique et souvent déréglé. Une sorte de folie plus que du fou rire embrase l’instrument.

  • Traits,
  • accords répétés et
  • clusters fondus-enchaînés

se coupent la parole. Le rire à gorge déployée se moque de la politesse et de la bienséance. Il meurt, satisfait, de son propre empoisonnement, dans une solennité qui rappelle l’état d’avant le rire évoqué au début. L’entendement peut croire qu’il l’a emporté sur l’absurde. Heureusement, il ne tardera pas à déchanter : sa victoire, fragile, n’est que provisoire.

 

Vittorio Forte, « Volver » (Mirare) – 5/6

Première de couverture

Revendiqué par les bandonéonistes, les guitaristes et mille forme d’ensembles instrumentaux ou vocaux, Adiós Nonino (sans tilde mais avec une cap, contrairement à la set-list du disque physique) est un hommage d’Astor Piazzolla à son père défunt, hommage remixant un précédent tango du compositeur argentin. Vittorio Forte lance son Fazioli F278 (compter 60 000 € pour un tel bolide) à l’assaut de cette pièce qui s’ouvre sur une cadenza ad libitum figeant les longues improvisations, parfois virtuoses, que les joueurs de tango ont coutume de créer avant de passer aux choses plus sérieuses.

  • Digitalité,
  • liberté apparente,
  • richesse harmonique

préparent avec

  • foucades,
  • traits et
  • suspensions

l’arrivée du thème en La bémol.

  • La basse descendante chromatique,
  • le surgissement des triples croches secouant la mélancolie et lui évitant de devenir nunuche à souhait,
  • les à-coups du discours et
  • la modulation en Ut

séduisent d’autant plus qu’ils semblent couler de source sous les doigts de Vittorio Forte.

  • Humeurs tournoyantes,
  • suspensions et
  • fausse fin

précèdent l’arrivée d’un tango « deciso ».

 

 

  • Octaves,
  • main gauche bondissante,
  • souplesse du tempo et
  • alternance des thèmes

font pétiller ce mélange de musiques populaire et savante dans une rhapsodie secouant l’ensemble du clavier.

  • L’inventivité d’Astor Piazzolla pour costumer différemment ses thèmes,
  • la virtuosité sensible de Vittorio Forte,
  • le plaisir d’une richesse
    • harmonique,
    • rythmique et
    • nuancée,

en perpétuel renouvellement derrière le ressassement apparent

  • ébaubissent,
  • séduisent et
  • envolent

l’auditeur. De quoi mettre en appétit avant les trois prochaines et dernières œuvres du programme, dont la recension est prévue dans une prochaine notule… à suivre !


Pour écouter gratuitement le disque, c’est par exemple ici.
Pour l’acheter moins gratuitement, c’est par exemple .
Pour retrouver d’autres chroniques sur Vittorio Forte…
… 
live à l’institut Goethe (23 octobre 2018), c’est ici
… 
live à la mairie de Paris 17 (23 janvier 2020), c’est ici
live au Showroom Kawai (17 février 2022), c’est ici et
… 
live à la salle Cortot (14 avril 2023), c’est ici, çà et
… en studio pour jouer Earl Wild
, c’est ici et .

Festival Érard, salle Érard, 10 octobre 2025 – 2/3

Floriane Hansler à la salle Érard (Paris 2), le 10 octobre 2025. Photo : Rozenn Douerin.

Attention, ça commence fort : la seconde partie de la première partie du premier concert du quatrième festival Érard (ben ouais, mais quand on prévient qu’on commence fort, personne veut y croire et après ça se plaint partout que ç’a commencé fort pour de bon, faut se s’couer les rognons, les gars !) s’ouvre sur le « Sonnet de Pétrarque n°104 », tiré de la deuxième des Années de pèlerinage – l’Italienne – de Franz Liszt. En effet, la première partie du concert est structurée en deux blocs associant un morceau pour piano (à quatre ou deux mains) et un bouquet de mélodies.
Le sonnet servant de sous-texte à l’œuvre de Liszt loue de Laure les « deux beaux yeux qui mille fois ont rendu jaloux le soleil » et le concert de ses pleurs qui rendait « le ciel si attentif à cette harmonie ». On se réjouit d’entendre Jérôme Granjon en solo. S’exprime ainsi un autre aspect de sa personnalité de musicien, fors l’accompagnateur DeLuxe qu’il est aussi. Partition sous les escarbilles, il prouve que sa réputation d’excellent pianiste n’est sacrément pas usurpée. Sans se départir de sa composition de quasi clergyman, il secoue son piano

  • d’une fougue embrasée,
  • d’une retenue tourmentée et
  • d’un abandon lyrique du plus bel aloi.

Bien qu’il évite – avec une modestie qui paraît consubstantielle à son personnage de musicien – de mettre en scène sa virtuosité, Jérôme Granjon a les impressionnants moyens techniques qui lui permettent de parler, via Liszt,

  • de l’incandescence amoureuse,
  • du miroitement de ce mouvement de l’âme et du corps, ainsi que
  • de l’imprévisibilité des sentiments quand la chair et le cœur sont à vif.

Ce moment enflammé joue aussi le rôle de respiration bienvenue avant les trois mélodies prévues pour clore la deuxième partie de ce premier concert. « L’invitation au voyage » chante avec Charles Baudelaire ce « là-bas » où il serait si doux d’aller vivre ensemble – contrastant implicitement avec la rudesse de la vie ici. Appuyée par un accompagnement exigeant mais bien plus fonctionnel que fantaisiste, Floriane Hansler invite l’auditeur

  • à l’imaginaire enchanté,
  • à la rêverie nonchalante et
  • à la tendresse fantasmatique.

Avec Jérôme Granjon, elle nous donne à apprécier le plaisir

  • de la suspension,
  • de la respiration et même
  • du silence,

ingrédients essentiels hélas souvent oubliés par maints interprètes. Le duo Baudelaire – Duparc est aussi à l’affiche de « La vie antérieure ». Ce poème tarabiscoté laisse l’auteur constater que son inspiration est torturée avant de le regretter et d’espérer l’heure où « un sang chrétien » reviendra couler en chantant avec « Phoebus et le grand Pan » (j’résume approximatif). Le spectateur que ces circonvolutions multiréférencées laisseraient froid peut se laisser séduire par

  • le velours du grave de la mezzo-soprano,
  • sa capacité à tuiler les registres, et
  • son aisance dans les passages les plus dramatiques.

 

Jérôme Granjon à la salle Érard (Paris 2), le 10 octobre 2025. Photo : Rozenn Douerin.

 

À son service, le pianiste sait être tour à tour

  • vigoureux,
  • intérieur et
  • attentif aux inflexions thymiques de la chanteuse,

longue coda incluse. Le programme se boucle sur « Ich bin der Welt abhander gekommen », un gros morceau extrait des Rückert-Lieder de Gustav Mahler, un cycle inspiré par des textes de Friedrich Rückert. Le narrateur, désormais silencieux (par manque d’inspiration ?) constate que le monde l’ignore voire le croit mort. Il essaye de s’en contenter en jouissant de sa tranquillité et en vivant désormais « dans

  • [s]on ciel,
  • [s]on amour,
  • [s]on chant ».

Cette fois, le public – étonnamment silencieux pendant les morceaux, c’est rare et très appréciable – évite d’applaudir et permet au silence de nettoyer les derniers décibels flottant dans la salle Érard pour préparer l’esgourde à une musique très différente de celle d’Henri Duparc, euphémisme. Le prélude est majestueux et recueilli. La voix se glisse avec naturel dans le flux musical. On est saisi par

  • la richesse harmonique de la partie de piano,
  • la réussite des nuances douces (quelle belle coda !),
  • le mystère qui naît d’un tempo posé, presque étiré, et
  • le déploiement d’un temps long mais jamais monotone.

Pour ne pas laisser les auditeurs sur une note trop grave, Floriane Hansler et Jérôme Granjon ne tirent pas leur révérence sans les gratifier d’un bis – en l’espèce l’espagnolade tirée par Pauline Viardot d’un poème d’Alfred de Musset. Cette personnification de « Madrid » évoque une ville-femme splendide, laquelle évoque une autre « princesse andalouse », « belle veuve au long réseau » à la fois démon et ange, le poète interpolant le paysage et l’humain grâce à l’irradiation de l’amour fou. Pauline Viardot en propose une mise en musique à l’exotisme convenu mais non dénué de trouvailles

  • (harmonisations,
  • breaks,
  • variations de style).

Une aimable manière de clore cette deuxième partie avant le trio en Mi bémol op. 40 de Johannes Brahms, dont la recension sera à suivre dans une prochaine notule !


Retrouvez ci-dessous les notules sur les précédentes éditions du festival
Le concert du 13 octobre 2024 est chroniqué ici.
Le concert du 11 octobre 2024 est chroniqué ici.
Le concert du 15 octobre 2023 est chroniqué ici et .
Le concert du 13 octobre 2023 est chroniqué ici.
Le concert du 15 octobre 2022 est chroniqué ici et .

Luan Góes, « Tempesta e sospiri », Théâtre Déjazet, 2 octobre 2025 – 3/3

Margherita Pupulin, premier violon des Furiosi galantes, au théâtre Déjazet (Paris 3), le 2 octobre 2025.

La dernière partie du « Voyage au cœur des passions humaines » manigancé par Luan Góes et les Furiosi galantes s’ouvre sur un ultime instrumental – une Folia d’Antonio Vivaldi.

  • Morgan Marquié abandonne son théorbe pour chausser une guitare ;
  • Michèle Claude navigue entre castagnettes et tambourins ;
  • à l’instar de Pavel Amilcar, second violon, chaque membre de l’orchestre ou presque savoure son moment solo.

Sur la séquence tubesque de l’époque, l’auditeur apprécie les jolies sautes d’humeur agencées par les instrumentistes, qui récoltent un triomphe mérité pour leur interprétation vivante d’une scie plaisamment colorée. Le contreténor reprend du service avec un instrumentarium réduit pour « Tu dormi in tanta pene », un extrait de Tito Manlio du même prêtre roux. L’intrigue de l’opéra est à peu près incompréhensible – en gros, les Romains et les Latins coopèrent puis se fight puis se re-aiment ; de même, Tito, le boss, est le père d’un Manlio qu’il aime, déteste pour re-aime grâce, notamment, à l’intercession de Servilia, la fiancée dudit Manlio qu’incarne ici Luan Góes. Alors que Manlio est aux fers et vient enfin de s’endormir, Servilia le réveille pour lui glisser : « Dormez, beaux yeux. » Allez comprendre…
Le fils de Margherita Pupulin, premier violon, que l’on avait vu en pleurs dans la précédente notule, a été mis en réserve backstage. Il passe une tête à jardin pour assister au récitatif et à l’air accompagnés par

  • sa violoniste de maman,
  • Pablo Tejedor au violoncelle,
  • Morgan Marquié qui a récupéré son théorbe,
  • Ershad Therani à la contrebasse et
  • Daniele Luca Zanghì au clavecin.

Porté par sa garde rapprochée, Luan Góes développe un chant

  • sensible (importance du phrasé),
  • ambitieux (exigence des tenues) et
  • libre (énoncé souple du récitatif, qui doit être suivi voire anticipé par la violoniste).

Le quintette instrumental joue avec précision ses trois rôles :

  • prélude à la voix,
  • accompagnement du chant et
  • commentaire du propos.

Par éclats, si l’on en croit une voix ayant tendance à se détremper çà et là, il pourrait sembler que Luan Góes fatiguât. Tant pis, l’on approche du premier finale avec, tiré d’un livret de Vincenzo Grimani mis en musique par Georg Friedrich Haendel pour son opéra Agrippina, l’air de Nerone intitulé « Come nube che fugge dal vento », aussi exploité dans l’oratorio Il trionfo del tempo o del Disinganno. Au mitan du troisième et dernier acte, Nerone doit renoncer à Poppée « comme un nuage soufflé par le vent » afin de conserver le trône qu’il occupait plus ou moins par intérim.
Pour ce moment drrrrramatique, l’orchestre revient plus qu’au grand complet puisque le bassoniste Nicolas Rosenfeld troque son anche double double pour une flûte à bec. Luan Góes a choisi de conclure l’affaire en pyrotechnie en mêlant

  • traits,
  • portés de voix et
  • notes longues trillées.

Choix judicieux qui l’oblige néanmoins à concéder deux bis, le premier où le chanteur semble enfin se libérer ; le second visant à faire jubiler le public, heureux de reconnaître un mégahit d’Alessandro Scarlatti. « Dormi o flumine di guerra », c’est l’air tout mignon de la traîtrise où la nourrice, chantée par le contreténor, tente d’assoupir le « foudre de guerre » qu’elle veut assassiner. En dépit d’une prononciation surprenante (le « dormi » devient « durmi »), l’effet de familiarité fonctionne et est loin d’endormir le public… même si l’on s’étonne que le chanteur ait encore besoin de sa partition pour ce pilier du répertoire. De cette soirée, l’on retient cependant

  • la revigorante ambition d’un jeune contreténor,
  • la belle énergie portée par l’ensemble des Furiosi galantes, et
  • l’habile agencement d’un programme aguicheur.

À la fin de la fin, Ève Ruggieri s’est éclipsée et, quand nous sortons, la nuée de CRS qui avait compliqué l’arrivée au théâtre s’est dispersée. Force reste à la musique !

Vittorio Forte, « Volver » (Mirare) – 4/6

Première de couverture

En orgue, il y a Bach, un romantique ou deux, Widor, Franck, pour les plus audacieux Alain, Messiaen, et, pour les foufous, Escaich (mais c’est pas obligé). En piano, éventuellement Mozart, surtout Chopin, Liszt, Schubert, Schumann, Beethoven, et, pour les foufous, un Russe type Prokofiev ou Rachmaninov (mais c’est pas obligé). Dans ce contexte où la set-list moyenne des récitals semble rigoureusement

  • limitée,
  • verrouillée,
  • banalisée,

il est heureux que des pianistes, à l’instar de Laurent Martin, osent nous guider sur les chemins de traverse. Vittorio Forte est de ces artistes pour qui, même s’il faut bien tenir compte de la réalité, la vie musicale ne s’arrête pas à la demande des programmateurs en vue d’un récital pour personnages âgées fleurant mauvais l’eau de toilette obtenue en échantillon gratuit pour toute commande Yves Rocher ou Damart. Après Gardel, Guastavino, Ponce, Leng et Villa-Lobos, nous voici – pour ce qui nous concerne – sur le bord de deux découvertes : Ernesto Lecuona et Alberto Nepomuceno.
Du premier, apprécié de Ravel et Gershwin, le pianiste expose deux danses afro-cubaines. « La conga de media noche » ouvre le cycle et capte aussitôt l’oreille grâce, notamment,

  • aux singularités harmoniques du prélude,
  • au déséquilibre rythmique apparent qui lance le thème, et
  • à l’efficace friction des dissonances dans l’exposition du sujet.

Pour peu que l’on ait le cœur à la réjouissance, on ne peut que se délecter

  • de la variation des registres tenant lieu de développement,
  • de la fausse simplicité distinguant mélodie et accompagnement, et
  • de la vraie gaieté qui sourd
    • du groove,
    • de la légèreté de la réalisation, et
    • des traces d’humour toujours efficaces – ainsi du glissando final.

 

 

Maurice Ravel préférait la deuxième danse du recueil ? Vittorio Forte, lui, opte pour la sixième, « La comparsa », évitant la polémique gottschalkienne qui aurait consisté à interpréter la quatrième, intitulée « Danse des nègres ». Moins touchy, « La comparsa » est une procession de carnaval qui, dit la partition, « vient de loin » et s’ouvre sur l’imitation d’un petit tambour.

  • Le rythme très particulier de la main gauche,
  • le charme des contretemps, ainsi que
  • la complémentarité
    • des staccati entêtants,
    • des phrasés mélodieux,
    • des arpèges et
    • des mordants

séduisent.

  • La modulation de la mi-pièce,
  • l’emportement des octaves,
  • l’absence d’effets inutilement sophistiqués, et
  • la fin en fade out

ne signalent certes pas une œuvre géniale et poignante mais une miniature

  • fort joliment écrite,
  • swinguante à souhait, et
  • interprétée avec aisance et idiomatisme :

que demander de plus ? Parfois, l’abus de génie est fatigant et alourdit les récitals. Un peu

  • de légèreté,
  • d’aérien,
  • de sémillant et
  • de bien troussé,

par ma foi, ça ne se refuse pas !

 

 

Du Brésilien Alberto Nepomuceno, Vittorio Forte choisit d’interpréter les Quatro peças lyricas op. 13. La première s’intitule « Anhelo » (« Désir ») et se joue « avec grâce et caprice ». Très expressive, l’écriture mélange

  • le ternaire au binaire,
  • le mesuré à l’agogique, et
  • le tonal au modulant.

En changeant radicalement de style et en montrant que Nepomuceno n’est pas réductible à l’image de nationaliste auquel les musicologues l’ont parfois réduit, l’interprète crée un décalage et une multiplicité de styles précieux pour qui se risquerait – il paraît que ça arrive encore – à écouter le disque en entier ou, a minima, à le considérer comme un tout. S’ensuit une valse en si bémol mineur, dont le pianiste rend la versatilité :

  • c’est une danse mais elle se dérobe à la rigueur planplan qui fige nombre de ses semblables ;
  • c’est un geste musical souple, mais elle semble parcourue de tensions rendant son tournoiement plus intéressant ;
  • c’est une mélodie simple, mais elle a
    • ses humeurs,
    • ses à-coups et
    • ses contrepieds modulants.

 

 

Après l’hésitation de la valse, Alberto Nepomuceno s’ouvre au « Dialogo », un projet à exécuter « carinhosamente e com muita expresão », ce qui sonne quand même mieux en brésilien qu’en français. Avec

  • retenue,
  • habileté digitale (comme elles rebondissent bien, ces notes répétées !),
  • onctuosité de phrasé,

Vittorio Forte parvient à installer un climat de calme et d’écoute tout en distillant un soupçon d’électricité car, enfin, rien n’est

  • rigoureux,
  • carré,
  • automatique.

Le surgissement d’un mouvement « muito vivo » qui, comme dans « Anhelo », substitue une mesure à trois temps à la mesure à deux temps jusque-là utilisée, semble ainsi découler de l’incertitude perçue dans le premier segment avant de se fondre à nouveau dans la réexposition du premier motif. Tout cela est habilement

  • composé,
  • joué et
  • senti,

et rappelle au passage que le dialogue peut aussi être

  • débat,
  • controverse,
  • emportement,

et non simple acquiescement confortable entre pairs ou paires ravis de se passer rhubarbe et séné.

 

 

Une « Galhofeira », danse farcesque dont se souviendra Darius Milhaud dans Le Bœuf sur le toit, conclut le cycle. Cette cavalcade qui est à la musique latino ce que le rag-time est au piano classique, sait mêler

  • virtuosité,
  • musicalité et
  • festoyade.

Une redoutable modulation « murmurée » enrichit la galopade de falopins jusqu’à son retour à la sage forme ABA. C’est

  • pétillant,
  • énergisant,
  • solaire, et
  • réalisé avec une technicité où
    • précision,
    • dextérité et
    • intuition artistique

superlativent – et hop – toujours l’œuvre. Prends ça, monde mou, et rejoins-nous pour une prochaine notule autour d’un certain Astor P.


Pour écouter gratuitement le disque, c’est par exemple ici.
Pour l’acheter moins gratuitement, c’est par exemple .
Pour retrouver d’autres chroniques sur Vittorio Forte…
… 
live à l’institut Goethe (23 octobre 2018), c’est ici
… 
live à la mairie de Paris 17 (23 janvier 2020), c’est ici
live au Showroom Kawai (17 février 2022), c’est ici et
… 
live à la salle Cortot (14 avril 2023), c’est ici, çà et
… en studio pour jouer Earl Wild
, c’est ici et .

Festival Érard, salle Érard, 10 octobre 2025 – 1/3

Jérôme Granjon à la salle Érard (Paris 2), le 10 octobre 2025. Photo : Rozenn Douerin.

 

Il est de bonnes nouvelles qui ne vont pas sans concession. La pérennité du festival Érard, concentrant cinq concerts passionnants de musique de chambre répartis sur trois jours, est de celles-là. On oubliera donc volontiers, avec cette mauvaise foi qui n’est pas propre au mélomane, que l’affaire est principalement sponsorisée par Xavier Caïtucoli, plus connu pour ses activités de multi-entrepreneur d’extrême-droite passé chez Total que pour son passé de pianiste, et, pire, également soutenu – grand écart étonnant – par Télérama, dont les inclinations culturelles rasent en général le fond du caniveau consensuel non loin de France Inter. Reste cette institution fomentée par Jérôme Granjon et Saskia Lethiec, sise dans l’étonnante salle Érard, pimpée cette année par quelques projecteurs enfin à la hauteur de l’événement, et dont la quatrième édition s’est véritablement ouverte ce vendredi 10 octobre 2025 avec un concert intitulé « Invitation au voyage ».
Malheureusement, le récital est flanqué d’un présentateur en la personne de Laurent Lévy. Son propos peut ne pas être dénué de fantaisie mais, franchement, on s’en fout. On est venu écouter de la musique, pas se fader un type qui essaye de paraître marrant, cultivé et pédagogue – franchement, on s’en fout. Soit, c’est original de présenter les « Souvenirs de Bayreuth » de Gabriel Fauré et d’André Messager en évoquant les horaires et les tarifs des trains qui conduisaient à Bayreuth à l’époque des compositeurs – mais, franchement, c’est beaucoup, beaucoup, beaucoup trop long et on s’en fout. D’autant qu’un programme très complet est offert à chaque spectateur, le laissant libre de découvrir quelques éléments pour mieux comprendre ce qu’il

  • a écouté,
  • écoute ou
  • va écouter.

Hélas, l’obsession du didactisme en direct qui sévit sur maintes scènes de musique classique continue de se répandre. Nous l’avons souvent exprimé sur ce site : cette pratique nous paraît

  • insultante pour le spectateur, supposément incapable de kiffer la musique si on ne la lui prémâche pas,
  • dommageable pour l’écoute car elle explique ce qu’il faut aimer ou comprendre alors qu’un peu de liberté, parfois, ça fait du bien, et
  • dévalorisante pour la musique qui est présentée comme inaccessible ou insipide si on ne l’accompagne d’un mode d’emploi obligatoire.

Voilà l’effet que ça fait : on est comme devant un transistor que l’on ne pourrait écouter avant d’avoir lu intégralement sa notice technique. Disons que ça ne met pas dans les meilleures dispositions pour apprécier ce qui suit.
Dommage car les « Souvenirs de Bayreuth » qui ouvrent une première partie en forme de mosaïque musicale, sont tout à fait croustillants sous les doigts de Luca Montebugnoli et Jérôme Granjon. Les compositeurs y samplent de grands moments wagnériens, à commencer par la chevauchée des walkyries. Les interprètes n’y vont pas de main morte :

  • les accents appuyés et tonicité du propos sont embellis par
  • une jolie variation des couleurs au fil de la pièce, et par
  • l’évident plaisir d’utiliser la sonorité orchestrale du piano Érard dans la salle Érard pour le festival Érard,

je crois que l’idée directrice est claire. Ainsi portée, la partition séduit : c’est une amusante francisation du plus germanique des compositeurs, où le cancan encanaille des bribes échappées de ce sommet qu’est la Tétralogie – n’en déplaise à Claude Debussy qui, nous glisse Laurent Lévy, haïssait le leitmotiv.
Trois mélodies s’ensuivent, offertes à la mezzo-soprano Floriane Hasler. « L’île inconnue », poème de Théophile Gautier musiqué par Hector Berlioz dans ses Nuits d’été, est un dialogue entre le narrateur et « la jeune belle » qui désire voguer jusqu’à « la rive fidèle où l’on aime toujours ». Problème :

Cette rive, ma chère,
On ne la connaît guère
Au pays des amours.

Jérôme Granjon et Floriane Hasler adoptent un tempo allant qui valorise les options interprétatives de la chanteuse jouant

  • d’une voix puissante qui ne se cache pas,
  • de sa capacité à varier les intensités, et
  • d’un goût pour la déclamation rejetant l’intimisme auquel sont parfois assignées les mélodies.

« La captive », sur un texte de Victor Hugo extrait des Orientales et mélodisé par le susnommé Hector Berlioz, inclut dans la mélopée le violoncelle de Maïa Xifaras. Celui-ci apporte à la lamentation paradoxale de la captive (« Si je n’étais captive / j’aimerais ce pays ») une mélancolie sucrée d’autant plus en évidence que la partition réduit le piano précis de Jérôme Granjon au rôle de ploum-ploumiste. Il semble que, à raison, Floriane Hasler tente de limiter les envolées dont elle est capable pour laisser vibrer le mélange

  • de regrets,
  • de trouble et
  • de fatalisme

d’une narratrice décrivant le monde qui l’entoure comme un paradis que son statut rend infernal, et d’autant plus infernal que tout ici est paradisiaque… sauf l’essentiel. « La rencontre » lance l’hommage à Jean Cras, fil rouge du festival 2025. De retour d’un « long voyage », ce que connaissait bien le compositeur également marin, le narrateur tombe en émoi devant une femme sauf que, car il y a un sauf que, sinon l’histoire n’est guère intéressante,

Je voudrais aller lui parler mais je crains ma faiblesse.

Floriane Hasler explore avec finesse un registre plus intime. L’intelligibilité du texte s’en ressent positivement, et la musicalité des inflexions laisse deviner

  • l’intensité de l’instant (avec la trilogie
    • « le soir de la mer »,
    • « au bord de la mer »,
    • « le vent de la mer », qui suggère que l’apparition naît de la mer, sirène par essence inaccessible et probablement d’autant plus séduisante qu’elle est inaccessible),
  • l’éblouissement devant la beauté, et
  • la tension très humaine entre l’envie de tenter sa chance et la crainte du râteau – cette tension même que l’on appelle communément « timidité ».

Ainsi se conclut la première partie de la première partie (faut suivre, certes), une entrée en matière

  • captivante,
  • agencée avec goût et
  • interprétée avec talent.

À suivre dans une prochaine notule !


Retrouvez ci-dessous les notules sur les précédentes éditions du festival
Le concert du 13 octobre 2024 est chroniqué ici.
Le concert du 11 octobre 2024 est chroniqué ici.
Le concert du 15 octobre 2023 est chroniqué ici et .
Le concert du 13 octobre 2023 est chroniqué ici.
Le concert du 15 octobre 2022 est chroniqué ici et .

 

Luan Góes, « Tempesta e sospiri », Théâtre Déjazet, 2 octobre 2025 – 2/3

Michèle Claude, derrière des échantillons de l’encombrante forêts de microphones, au théâtre Déjazet (Paris 3), le 2 octobre 2025. Photo : Rozenn Douerin.

Ce 2 octobre 2025, la vedette annoncée était Luan Góes, mais force est de reconnaître que Mme Claude, la percussionniste lunaire et précise aux faux airs de Yolande Moreau, lui a souvent volé la vedette. « Ho nell petto un cor si forte » d’Antonio Vivaldi permet ainsi à la musicienne de claquer un solo de psaltérion qui saisit l’assistance. La voix prend ensuite le lead en donnant la parole à Giustino, l’ex-laboureur devenu soldat et personnage-titre d’un opéra d’Antonio Vivaldi. Le militaire, arrivé à un nouveau tournant de sa vie, conclut le deuxième acte en déclarant son amour à Leocasta. En bon porte-voix de ses sentiments, le contreténor profite habilement des changements d’humeur de la partition pour osciller entre

  • l’affirmation,
  • le chagrin et
  • le désir d’aller plus loin pour devenir soi.

On salue la volonté

  • de raconter,
  • d’être expressif donc excessif, et
  • d’accompagner les fluctuations de caractère de cet air imposant.

De Partenope, opéra en trois actes de Georg Friedrich Händel, ne subsiste guère dans la mémoire des mélomanes que « Furibondo spira il vento ». Dans une histoire embrouillée où tout le monde veut plus ou moins épouser une reine tout en multipliant les conquêtes, Arsace – qui perdra le fight in fine – confie que, comme une tempête peut secouer terre et ciel, son âme est bouleversée par un chagrin profond. Derrière l’effet de la machine à vent (Michèle Claude, toujours), cet extrait permet à Luan Góes d’étinceler

  • en associant déclamation extravertie et recherche de précision,
  • en tenant le tempo et les décibels par la bride pour mieux exploser ensuite, et
  • en soignant
    • la ligne des vocalises,
    • le tuilage des registres, ainsi que
    • la complémentarité entre moments de suspension et moments de fureur explosive.

Malheureusement, après la mi-temps, Ève Ruggieri revient causer, offrant un florilège d’approximations consternantes et de traits d’humour foireux afin d’évoquer les castrats

  • (« les braves curés font chanter les enfants – enfin, ceux qui ont survécu »,
  • « je crois que c’est un pape, Léon X ou quelque chose comme ça »,
  • « quand on a un très bon ministre en France, on le déteste »,
  • « le roi Philippe V, c’est vraiment une fin de race », etc.).

Quand, enfin, l’inutile libère la scène, la musique peut reprendre ses droits avec « Venti turbini », un extrait du très religieux (mais un peu érotique quand même) Rinaldo de Georg Friedrich Händel. On reste dans la tempête avec cette incantation sollicitant les tourbillons pour « armer le bras » du héros « contre ceux qui [lui] ont donné de la peine ». Les Furiosi galantes s’illustrent par leur équilibre et leur aisance – ainsi du dialogue liminaire entre la violoniste Margherita Pupulin et le bassoniste Nicolas Rosenfeld, un moment de la meilleure eau. Luan Góes

  • vocalise avec souplesse,
  • respire juste,
  • breake bien.

On regrette d’autant plus que sa présence scénique paraisse un brin corsetée : la musique est bel et bien exécutée, mais l’incarnation ne nous semble pas tout à fait à la hauteur. Dommage car l’air suivant eût plus ému si le chanteur était parvenu à délivrer ce supplément d’âme qui, parfois, transforme une bonne interprétation en moment wow. Dans « Gelido in ogni vena », Farnace, roi déchu, se rend compte de ce qu’il a fait en demandant à sa femme et à son fils de se suicider plutôt que d’être capturés par l’ennemi.

  • Son sang a gelé ;
  • il est terrorisé ; et
  • il comprend l’étendue de sa cruauté – cette compréhension étant pour lui « pire que la douleur ».

Dans une atmosphère hivernale, l’heure est à l’effroi, donc aux extrêmes

  • (accents cinglants versus suavité des phrasés,
  • largeur des registres convoqués,
  • tonicité de l’ensemble pouvant virer à la furibonderie, et hop).

Assis non loin de nous, le fils de la première violoniste, qui avait pourtant promis d’être sage à la pause, n’y tient plus et se met à pleurer. Pourtant, on croit sentir chez le contreténor une volonté de garder le drame légèrement à distance pour ne pas laisser l’émotion qu’il doit exprimer submerger la musicalité. L’option est louable sur le principe, mais on aimerait décidément que Luan Góes se lâchât davantage, ce qui nous permettrait de partager davantage la violence de ce que ressent Farnace et, ainsi, de nous envoler vers les cimes d’un désespoir de théâtre. La dernière partie du concert permettra-t-elle à l’artiste de se libérer et, ainsi, de lever nos dernières réserves ? Fin du suspense dans une prochaine notule !

Vittorio Forte, « Volver » (Mirare) – 3/6

Première de couverture

Direction le Brésil et la valse (une spécialité de l’interprète), avec les deux pièces d’Heitor Villa-Lobos qui complètent le puzzle latino manigancé par Vittorio Forte ! L’affaire commence par le deuxième mouvement du Ciclo brasileiro, composé en 1936 et issu d’une volonté ethnologico-bartókienne visant à rendre compte de quelques aspects d’un Brésil

  • populaire,
  • méconnu,
  • authentique et
  • grandement ignoré par les musiciens savants.

D’emblée, on reconnaît le traitement post-lisztien du thème, avec

  • traits virtuoses,
  • énoncé clair de la mélodie, et
  • oscillations entre musique populaire et réinvestissement classique.

Durant ce prélude bithymique, et hop, le chromatisme autochtone ne nuit certes pas au plaisir de l’esgourde occidentale – d’autant qu’il se fond avec habileté dans le più mosso qui enquille. Partout, l’on est charmé par le souci du détail qui émeut l’auditeur et meut (hop !) l’artiste grâce, notamment

  • aux légers effets d’attente de la note la plus haute d’un trait,
  • à l’équilibre des rapports entre les différentes voix, et
  • à la manière de caractériser chaque passage soit de façon immédiate, soit par un fondu-enchaîné éblouissant.

Rien de démonstratif, cependant, dans le jeu de Vittorio Forte. Son aisance et sa musicalité sonnent moins magistrales qu’indispensables pour incarner une partition plus complexe qu’elle ne pourrait paraître à l’écoute.

  • Modulations,
  • emportements,
  • suspensions,
  • octaves retenues ou pétaradantes,
  • secousses de tempo et
  • retour du tempo primo

ne cessent de secouer l’œuvre.

 

 

Après un rappel du thème entre simplicité et traits, un nouvel à-coup arrive avec un « animato »

  • modulant,
  • secoué et
  • explosif,

moins exercice de virtuosité que test de musicalité (mais quand même vachement exercice de virtuosité). Sous les doigts de Vittorio Forte, le clavier en feu devient tour à tour

  • kalashnikov crépitante,
  • brise légère,
  • fracas étonnant et
  • harpe éolienne.

Bref, voilà bien une version spectaculaire et sensible d’une partition diablement séduisante, long point d’orgue inclus.
Répondant au do dièse mineur de la pièce précédente, la « Valsa da dor » (valse de la douleur, thème omniprésent dans cette première partie d’album) est en Mi… mais pas longtemps. Après le prélude, voici que Sol pointe le bout de son nez… mais pas longtemps. Tout, ici, dit

  • l’éphémère,
  • l’insaisissable et
  • le tournoyant,

comme si la douleur poussait à s’inventer sans cesse des subterfuges pour détourner la pensée de la souffrance. Ainsi,

  • le rythme très martelé des douze croches par mesure s’enrichit de contretemps groovy ;
  • l’évidence de la mélodie se suspend entre
    • ralentis,
    • retenues et
    • points d’orgue ;
  • le tempo se cabre puis s’apaise ; et, donc,
  • la tonalité glisse, modifiant sans cesse les couleurs de la mélodie.

 

 

Les oreilles, pour ceux qui en ont au moins deux, et l’âme, pour ceux qui en ont au plus une, se délectent.

  • Les trouvailles harmoniques,
  • les ruptures d’évidence,
  • les nuances et
  • la liberté apparente de l’interprétation, cette délicieuse illusion

ébaubissent, là encore long point d’orgue inclus. On écrirait presque qu’une telle douleur donnerait envie de souffrir, si ce compliment ne souillait les brava par son mauvais goût déplacé. Biffons cette idée stupide qui se prenait, fanfaronne, pour un trait d’esprit, et prenons rendez-vous avec Ernesto Lecuona pour notre prochaine notule vittoriofortesque !


Pour assister au concert de lancement du disque à Paris : trop tard, c’était hier !
Pour écouter gratuitement le disque, c’est par exemple ici.
Pour l’acheter moins gratuitement, c’est par exemple .
Pour retrouver d’autres chroniques sur Vittorio Forte…
… 
live à l’institut Goethe (23 octobre 2018), c’est ici
… 
live à la mairie de Paris 17 (23 janvier 2020), c’est ici
live au Showroom Kawai (17 février 2022), c’est ici et
… 
live à la salle Cortot (14 avril 2023), c’est ici, çà et
… en studio pour jouer Earl Wild
, c’est ici et .

Éloge de la moquerie

Au grand orgue de la collégiale Saint-Martin de Montmorency, le 21 juin 2025. Photo : Rozenn Douerin.

Pour conclure le récital sur « Le Rire de Dieu », donné en la collégiale de Montmorency le 21 juin 2025, j’avais choisi d’improviser une symphonie bigarrée « autour de quatre rires de Dieu ». Le troisième mouvement, intitulé « Le rire qui se moque », s’inspire d’un article intitulé « Dieu, un éclat de rire », dans lequel Alain Houzieux écrit :

Le regard transcendant de Dieu sur le monde peut être conçu comme un rire qui se moque de toutes les prétentions et affabulations des hommes.

Dans cette perspective, faire entendre le rire du créateur qui se moque des prétentions de sa créature, c’est aussi laisser deviner sa résonance dans le cœur et le corps des hommes. Puis c’est dézoomer, prendre un peu de recul, élargir la focale. Ne plus se concentrer sur le rire lui-même mais sur les saccades de la risée. Voir avec les oreilles Dieu qui contemple de haut la folle et pourtant si petite ambition de l’humanité. Se laisser surprendre par l’envie divine de rire, comme l’organiste qui, à 1’50, doit réorienter son projet parce que l’orgue corne (le positif entraîne le grand orgue suite à un problème mécanique inopiné). Qu’importe, on accepte le deus in machina et on improvise.
Peu à peu, le rire de Dieu s’insère dans l’agitation humaine. La ponctue. La révèle pour ce qu’elle est. La remet en perspective. L’interroge. Y met fin en éclatant plus fort. C’est provisoire. L’homme est ce qu’il est. Dieu ne peut plus le changer. Tout au plus en rire. À son image, quand nous ne pouvons pas changer quelque chose, nous pouvons parfois essayer d’en rire. Ce nonobstant, comme le stipulait Dan Gutman, si tu vois quelqu’un tomber d’un pont, ne te mets pas à rire même si tu n’y peux rien changer : appelle les secours !