… et pour finir leur disque, David et Slava Guerchovitch proposent de parcourir un autre pan de l’imaginaire ravélien : la musique d’Europe de l’Est. Cheval de bataille des violonistes, Tzigane est un « morceau de virtuosité dans le goût d’une rhapsodie hongroise » et s’ouvre sur une longue introduction jouée par le violon seul lentement et avec l’apparente liberté d’une cadence. C’est donc parti pour un festival de
rubato,
frictions de tempo,
suspensions du discours avec ou sans point d’orgue, et de
passages « molto espressivo ».
David Guerchovitch sait
prendre son temps et lâcher les p’tites saucisses,
varier les couleurs du son et les types de vibrato,
glisser sur son manche et ciseler les notes.
Doubles et triples cordes ne lui font pas plus peur que longues tenues ou harmoniques. Il donne à entendre la fausse improvisation que l’on attend. Le piano virtuose le rejoint pour clore la cadence et lancer le second mouvement sur un ostinato qui circule d’un compère à l’autre.
Le dynamisme des appogiatures,
l’habileté des changements de tempo synchronisés, et
l’impression de naturel qui découle de l’aisance technique des interprètes
rendent fort agréable l’écoute de cette œuvre à grand spectacle. La rhapsodie sait garder son aspect surprenant sans s’éparpiller dans le décousu.
Les dissonances pianistiques du « grandioso » sont savoureusement mises en valeur ;
le miroitement kaléidoscopique d’un moderato changeant se déguste comme du petit lait ou, pour ceux qui préfèrent, un bon Cornas ;
le chaos rythmique de la coda groove sec avec ses changements
de mesure,
de battue et, évidemment,
de type d’agogique (entre « poco meno vivo » et « sempre accelerando ») dans le grand geste du finale.
Autant conclure que, avec cette proposition, les frères Guerchovitch confirment leur art mais aussi leur manière. L’auditeur à la recherche
de rugosités enflammées,
de contrastes virulents ou
de grandes secousses
passera décidément son chemin – en ce sens, la photo illustrant le disque ne ment pas ! Au contraire, celui qui aime des interprétations
propres mais point routinières,
tenues mais point lisses,
bien élevées mais point guindées
pourra au contraire trouver dans ce disque un Ravel bien troussé qui lui siéra à merveille !
Pour écouter gracieusement le disque en intégralité, cliquer ici. Pour l’acquérir, cliquer par exemple là. Pour retrouver les chroniques autour du premier disque de Slava Guerchovitch, cliquer sur les hyperliens infra. Johann Sebastian Bach Maurice Ravel 1et2 Franz Liszt
À l’origine, je pensais plutôt proposer un compte-rendu de lecture en trois épisodes. Finalement, j’ai pensé que la question méritait peut-être un peu plus. Avec plus de vingt mille mots, ç’a donné sans doute le feuilleton le plus long du présent blog. De quoi mériter, peut-être l’intégrale que voici.
1. Prélude
C’est un sujet inflammable : le wokisme est-il cette tendance exclusiviste à réduire la question culturelle, sociale et politique à une affaire
de victimisation,
de valorisation voire
de domination
des conglomérats d’individus autoconsidérés comme des groupes uniformes et minoritaires au titre, notamment,
d’un genre,
d’inclinations sexuelles,
de couleurs de peau ou
d’une religion ?
ou bien le wokisme n’est-il qu’une étiquette désignant l’illusion de fascistes dégénérés, si ce n’est un pléonasme, hostiles à la victimisation de ceux qui ne leur ressemblent pas mais prompts à se victimiser eux-mêmes… et à tirer profit d’une désignation à la vindicte qui, émotionnellement, a souvent fonctionné comme un attrape-gogo efficace ? Poser la question en ces termes ressortit certes de la dichotomie caricaturale mais permet de souligner qu’il existe trois sujets en un.
Le premier consiste à évaluer la pertinence du wokisme,
le deuxième à estimer l’étendue de son instrumentalisation par ce qu’il n’est presque pas ironique d’appeler « les intéressés », et
le troisième à réfléchir à son pouvoir en termes
de délivrance de subventions
(médiatiques,
culturelles et
universitaires, par exemple),
de réduction des possibles
artistiques,
philosophiques ou
politiques, ainsi que
de liberté d’expression.
Face à l’obscurantisme woke, ouvrage collectif fraîchement paru aux PUF, illustre et examine à la fois le sujet. « Illustre » d’abord puisque sa parution a été, un temps, annulée par l’éditeur suite à une « campagne de presse » dénonçant son contenu, avant que le potentiel commercial attisé par la censure n’incite les Presses à le publier – rien de mieux qu’un peu de pognon pour apaiser les réticences d’une entreprise… « Examine » ensuite car, de façon engagée, le recueil d’articles se propose de dénoncer « les raisons d’une déraison », selon le titre de l’introduction d’Emmanuelle Hénin. L’émotion antiwoke semble naître d’un mélange d’agacement et d’inquiétude produit par un constat que peut faire tout observateur de la vie publique en général et culturelle en particulier.Ainsi, dans M le magazine du Monde du 26 avril 2025, les trois phénomènes culturels évoqués ressortissent de thématiques woke compatibles comme cet organe de presse a l’habitude d’en mettre en avant de façon exclusive. Le premier phénomène, évoqué p. 54, est l’entreprise d’Eve Rodsky qui, après un livre et un jeu de cartes, a créé aux États-Unis un centre de formation en ligne afin d’aider les femmes (contre 1800 $ pour 12 heures, faut pas abuser…) à prendre conscience du fait que « la répartition des tâches [dans un couple hétérosexuel] est un problème systémique et non individuel ».
Victimisation de l’ensemble des femmes mariées ou concubines,
dénonciation du patriarcat, et
emploi du mot-clef « systémique »
cadrent avec le projet de conscientisation woke. Le deuxième phénomène, évoqué p. 64, est une exposition de Lorraine O’Grady, aka « Mademoiselle Bourgeoise Noire ». Souhaitant « mettre les membres de sa communauté au premier plan », la « plasticienne » a organisé des « performances » pour dénoncer « le racisme sous-jacent du monde de l’art » et œuvré pour « rappeler l’africanité des sculptures antiques égyptiennes » afin de les « comparer à celles des minorités afro-américaines ».
Victimisation des Noirs en général,
recours à une manifestation (qui consiste à faire des photos avec des spectateurs devant lesquels est placé un cadre) élargissant de manière très généreuse la notion d’art, et
appel au décolonialisme porté par une – c’est important – personne d’origine jamaïcaine (l’ensemble des Blancs mâles étant des oppresseurs fascistes)
cadrent avec le projet de conscientisation woke. Le troisième phénomène, évoqué p. 113, s’appelle Robin Conche, aka « Frs Taga », lequel se décrit comme « un Blanc à lunettes qui n’a pas le physique d’un bobybuildé » et qui « ne passe pas [s]es soirées avec des femmes dans des hôtels ». Bref, un mâle cisgenre déconstruit qui cadre avec le projet de conscientisation woke.Plus largement, dans Face à l’obscurantismewoke, les auteurs cherchent à dénoncer, plus ou moins habilement, non pas la révolte de certains acteurs de la vie publique ou artistique contre des situations d’injustice ou des déséquilibres manifestes mais bien la puissance monolithique de cette tendance, dénuée de nuances et tendant à s’imposer comme la nouvelle norme. Cette impression que le wokisme est dominant s’exprime, selon Emmanuelle Hénin, par
un élitisme jargonnant,
une pulsion totalitaire à « regarder tous les phénomènes humains à travers une grille militante » et souvent communautariste, ainsi que par
un « obscurantisme » institutionnel, qui impose de nouveaux codes tant dans les « instances occidentales » (tel l’ONU) que dans les universités et les grandes écoles.
Le wokisme est une théorie structurellement contradictoire – c’est sans doute ce qui fait sa force, car en disant tout et son contraire, ce courant politique, au sens où il s’inscrit dans la cité, peut espérer plus aisément désamorcer toute tentative de critique. Pour lui,
il n’y a pas de genre, mais les femmes sont des victimes ;
il n’y a pas de race, mais le Blanc est un indécrottable colonisateur raciste ;
tout être est naturellement l’égal de l’autre, mais il faut imposer des quotas car, malgré que l’on en ait, la réalité est rebelle à cette illusion (presque récemment, Élisabeth Borne, ministre de l’Éducation nationale, s’est appuyée sur l’exigence de quotas du Haut conseil à l’égalité pour « fixer un objectif de 50 % de filles dans la spécialité mathématiques en terminale en 2030″), etc.
Pourtant, plutôt que des contradictions qui le constituent, Emmanuelle Hénin pense que le wokisme tire sa puissance
de la « radicalisation de la posture critique »,
du « divorce entre la science et le réel » (par exemple quant à la « fluidité des genres » remettant en cause l’existence même d’un sexe biologique),
de la foi dans « l’équivalence du savoir et du pouvoir » (enseigner, ce serait imposer une vision colonialiste, raciste et sexiste aux étudiants) et
de la dimension religieuse de la posture, les codes woke étant apparus dans les milieux protestants américains avant d’être instrumentalisés par des filous opportunistes.
À en croire l’auteur, avec les wokistes « le dogme n’est plus fondé sur une vérité objective mais sur l’idée que le point de vue subjectif des victimes est la norme de la vérité ». Nous examinerons prochainement le kaléidoscope – d’intérêt hélas très inégal – des analyses sur « la subversion des institutions », thème de la première partie du livre, dans une prochaine notule.
2. Wokisme, les raisons d’un succès
Le wokisme est un prisme et un discours considérant les individus selon leur appartenance communautaire. Celle-ci permet de hiérarchiser les groupes selon leur degré – cumulable – de victimisation, évalué notamment selon
la race,
le sexe désormais appelé le « genre »,
l’orientation sexuelle et, de façon plus polémique,
la religion (les deux religions permettant d’être victimisé étant le judaïsme et l’islam).
La hiérarchisation dans la gravité de la victimisation entraîne, à l’inverse, la stigmatisation de l’individu non-victimisé, alors reversé dans une catégorie de dominant à déboulonner voire plus si affinités – c’est le cas
des Blancs,
des catholiques,
des hétérosexuels mariés,
des personnes votant pour ce que la coopérative intersectionnelle des victimisés désigne comme l’extrême-droite,
le tout pouvant, là encore, être cumulatif. Emmanuelle Hénin, Xavier-Laurent Salvador et Pierre Vermeren ont dirigé un ouvrage collectif assumant de dénoncer moins cette (im)posture du wokisme que sa tendance à être envahissante et totalitaire. Le recueil de brèves communications est une manière kaléidoscopique d’analyser le bienfondé d’une sensation d’étouffement susceptible de saisir, par exemple et sans exclusivité, l’observateur de la vie culturelle. Ainsi des choix du Monde pour ses chroniques de spectacle, qui semblent souvent fondés sur la compatibilité entre le pitch et les théories wokisantes. Pour illustrer ce propos, notons que, le 13 mai, le journal évoquait deux spectacles :
les chorégraphies de Renato Cruz, « au carrefour des danses urbaines, des problématiques décoloniales et des enjeux sociétaux », page 25, l’artiste se produisant dans un festival qui « accueille des performeurs (sic) autour notamment, des identités queer et de l’histoire de l’esclavage », d’une part ; et, d’autre part,
la pièce d’Agnès Limbos visant à dénoncer « le poids du colonialisme en Belgique et de l’éducation catholique » page 27.
La résonance entre les objets d’intérêt laisse entendre, à force d’occurrences similaires, que l’art officiel est pour partie gangréné par une phraséologie et une posture politique pour le moins wokocompatible, ce dont il est difficile de rendre raison sans susciter réprobation et accusations de complotismofascisme. L’affaire est d’autant plus inquiétante que l’obsession pour la victimisation des Noirs ou des homosexuels, qui n’émane pas souvent des soi-disant intéressés (sans doute parce qu’ils sont victimes d’une relation d’emprise les soumettant aux Blancs) mais peut être suscitée par l’aspiration à l’obtention de subventions plutôt qu’à une mauvaise conscience sincère ou fabriquée pour être dans l’air de l’ère, ne se limite pas à la critique culturelle, loin de là. Les auteurs de Face à l’obscurantisme woke s’offusquent d’une prégnance beaucoup plus systémique d’un tel biais. C’est ce qu’ils développent dans une première partie intitulée « La subversion des institutions ».Selon eux, le wokisme marque une mutation anthropologique consistant à ne plus rechercher la concorde sociale mais la discorde communautariste fondée sur une opposition frontale entre « les dominants, les méchants, les arriérés » et leurs victimes effectives ou transgénérationnelles (au sens où certaines communautés estiment qu’elles ont souffert parce que leurs ancêtres auraient souffert d’une domination dont il faut obtenir repentance et, surtout, réparation trébuchante). D’emblée, les directeurs de publication envoient Nathalie Heinich, qui avait signé toute seule Le Wokisme serait-il un totalitarisme ? (Albin Michel, 2023), expliquer « les raisons du succès du wokisme ».La première de ces raisons serait notre capacité à nous « affilier mentalement » à des communautés fondées non sur des idées abstraites ou générales – telle que la nation – mais sur une similitude immédiate. La seconde serait moins un réflexe qu’un moyen : les réseaux sociaux
amèneraient la constitution de « bulles cognitives » enfermant les individus dans des cercles autonourrissants,
répandraient des exemples internationaux (notamment angloaméricains) de modèles multiculturels communautarisés, et
renforceraient les réflexes d’exclusion consistant à
stigmatiser,
conspuer voire
anathémiser, et hop, celui qui m’est désigné comme « autre ».
Dans son article assez peu en cohérence avec le titre de la première partie, Sami Biasoni feint de s’étonner de l’association entre « déni des phénomènes » et « évitement du débat ». Son but : répondre à ceux pour qui le wokisme serait une rumeur d’Orléans, autrement dit une fake news inventée et diffusée, en l’espèce, par les conservateurs. La dénonciation du wokisme participerait-elle de cette « panique morale » que les sociologues ont diversement définie ? Pour Sami Biasoni, une telle accusation obère la nature du wokisme pour qui
la domination d’une classe (les Blancs cisgenres, hétérosexuels et éventuellement catholiques) aliène « l’autodétermination et la liberté » de leurs semblables dissemblables,
la subjectivité de la souffrance victimaire n’est pas moins objective – euphémisme – que l’objectivation de la réalité, et
la non-pertinence d’une méthodologie analytique – fût-elle fondée sur une problématique anachronique – justifiant le discours victimaire ne doit pas avoir d’impact sur l’évaluation de la validité du discours revendicatif.
Sans doute est-ce ce que les auteurs, dans leur diversité, considèrent comme l’obscurantisme woke, c’est-à-dire la capacité à nier la réalité :
les races n’existent pas,
les sexes n’existent pas,
l’objectivité ne rend pas raison du réel.
Or, si l’antiwokisme n’est pas le résultat d’une « panique morale », explique Sami Biasoni, c’est qu’il ne vise pas à livrer en pâture à la haine populaire telle ou telle catégorie minoritaire de personnes. En revanche, il aspire à montrer la faiblesse des éléments de langage et de raisonnement visant à la « déconstruction civilisationnelle de l’Occident »… avec plus ou moins de brio. En la circonstance, l’on regrettera la confusion qui, peu à peu, gangrène l’article, plus enflammé que rigoureux, convoquant ici Eugénie Bastié, l’égérie de la droite Bolloré, çà Platon, là Michel Maffesoli, fomentant un grand blouguiboulga référentiel, et s’envolant dans des sphères à nous inaccessibles comme quand il écrit, p. 61 :
La non-réalisation révolutionnaire peut résulter de l’empêchement justement permis par la réaction.
Gâ ? Bon, reprenons souffle et retrouvons-nous tantôt pour la suite de nos aventures entre Wokeland et Antiwokeland !
3. Wokisme et enseignement
Le wokisme est une litanie. Il n’est pas
constat d’échecs générationnels,
revendication politique,
dénonciation sociologique.
Il est itération. Le wokisme modéré est un oxymoron qui n’existe pas – pas sûr qu’il soit urgent de l’inventer. Par essence, le wokisme, comme tout fascisme, est obsessionnel voire hystérique, car il espère et exige un unisson et, surtout, une uniformité dénonçant une autre uniformité supposée. Comme tout fascisme, le wokisme est fondé sur la haine de l’autre, l’autre étant le Blanc cisgenre. Ainsi, avant de se désister, l’université Grenoble Alpes a validé « une quarantaine d’inscriptions artistiques » d’Emmanuelle dite Petite Poissone proclamant, entre autres :
« Le monde a mal. Normal, il est dirigé par des Blancs et des mâles »,
« La Terre est monochrome comme un arc-en-ciel, le racisme est juste blanc »,
« Aux échecs comme à la vie, les blancs ont un coup d’avance » ou
« J’aimerais grand-remplacer le gouvernement français ».
Cette haine et cet appel à la haine sont confortés par les institutions et par le fait que la justice garantit que les éventuelles réponses virulentes des insultés seraient, elles, punies de prison : le wokisme est une couardise sous bouclier. Atout supplémentaire, ces messages peuvent s’exprimer mezza voce mais non moins intensément. Par exemple, quand, après avoir consacré deux pages sur l’avenir de la SF que serait « l’afrofuturisme », étiquette qui « libère les imaginaires » car son origine est attribuée à une « écrivaine féministe », Le Monde des livres du 16 mai 2025 sélectionne p. 4 huit livres d’auteurs présents à une vente de livres montpelliéraines. On y trouve notamment
une dénonciation de la colonisation allemande du Cameroun (« comment peut-on se révolter contre la domination coloniale et rejeter ainsi son fils ? ») pour représenter le versant racialiste du wokisme,
un produit racontant l’histoire d’une personne qui « se désigne au masculin la plupart du temps, pas toujours, mais est systématiquement genrée au féminin » pour s’opposer au lien entre sexe et genre,
un objet féministe où « l’autrice, née en 1983, se fait le porte-voix de son propre corps et ceux d’autres femmes » car « l’autrice s’intéresse (…) aux ravages du patriarcat » pour poser que les hommes cisgenres sont des salauds, et
un épigone tentant de profiter de la notoriété de Nelly Arcan, certes « femme qui écrit sur la sexualité » mais surtout « femme étouffée par les normes imposées à son genre » (à son genre, hein, pas à son sexe) pour vilipender la domination éternelle des hommes.
C’est la prévalence de ce ressassement associant communautarisme – donc haine de l’autre – et victimisation sélective qui a ému les participants du colloque livresque manifesté par Face à l’obscurantisme woke, paru aux PUF sous la direction d’Emmanuelle Hénin, de Xavier-Laurent Salvador et de Pierre Vermeren. Lequel Xavier-Laurent Salvador signe un article sur l’école « à l’heure de la dénonciation des codes de la culture dominante ». Écrit sans doute à la va-vite ou en pariant sur l’adhésion a priori du lecteur, le texte s’offre quelques moments grotesques comme cette dénonciation des « sélections dans des domaines tels que le sport, le football, la mode » même si, à titre personnel, on a un peu du mal à considérer cette farce du ballon rond comme un vrai sport, bref. L’article est une charge contre l’université qui encouragerait les doctorants à travailler « sur des thématiques cruciales telles que la race et le genre ». L’auteur bondit devant l’enseignement de l’intersectionnalité en Inspé afin de « limiter les enseignements empêchés » transformant in fine « l’appartenance ethnique, sociale ou culturelle » en « alpha et oméga de l’enseignement scolaire » à cause de l’université, la maudite université. La charge gagne en fureur polémiste ce qu’elle perd en
clarté,
précision et
efficacité,
donc beaucoup, sinon tout. Moins à l’aise à en croire les formules gnangnan et souvent maladroites qu’elle dégaine, Céline Masson n’en prétend pas moins démonter « la fabrique d’une utopie et son imposition (aïe, faux sens) totalitaire ». Pour l’essentiel, elle dénonce « l’exhibition de l’intimité » afin de défendre « une cause commune qui reste hyper subjectiviste », id est la transformation du constat de sexe en libre-service du genre, l’ensemble étant enveloppé dans la menace de la stigmatisation réservée à la « LGBT-phobie » ou à l’accusation d’être « anti-trans ». La communication de la psychologue se révèle n’être qu’un plaidoyer pataud – euphémisme – pour les organismes qu’elle
fonde,
dirige ou
anime
à tour de bras, au grand dam (selon elle) de « militants transaffirmatifs » ayant parfois été, crime ultime, candidats « sur une liste LFI-PC-ND ». Car le wokisme est politique, mais la politique woke est difficile à cerner. Pour éclairer cette part sombre de la question, Pierre Valentin propose d’examiner les « accords et désaccords entre le libéralisme et l’idéologie woke ». Explicitons : le wokisme étant censé caractériser « la gauche », méchante et sale, le libéralisme est l’autre nom de la droite, gentille et d’une propreté pimpante.Selon Pierre Valentin, qui ne prend hélas guère la peine de s’appuyer sur de vivants exemples, le wokisme est une idéologie envisageant les « structures occidentales » comme des projets ayant pour but d’inférioriser l’Autre. Ainsi, le wokisme considèrerait la raison comme une fiction de Blancs visant à entériner leurs préjugés. Le résultat est la transformation d’un « individu rationnel et autonome (« Je pense donc je suis ») » par un « individu victimaire (« j’ai souffert donc j’ai raison ») » et constructiviste (« les différences entre les hommes et les femmes disparaîtront une fois le système patriarcal aboli »). Le sympathisant woke est « exceptionnellement fragile et paranoïaque », mais – ou donc – prêt à s’associer à des semblables pour « formuler une normativité commune » non plus positive, c’est-à-dire revendiquant un ensemble de réalités objectivables, mais opposées aux normes qu’il estime
stigmatisantes,
humiliantes et
oppressantes.
Dans ces conditions, si le libéralisme philosophique et politique est un piètre adversaire au wokisme, selon Pierre Valentin, il connaît grâce à son adversaire ses défis : « Rebâtir l’unité perdue et apporter une réponse à la crise du sens. » Manque, dans ce balabala infécond, d’autres formules aussi creuses telles que :
reconstruire un narratif d’inclusivité républicaine,
refonder un cap, et
travailler à un vivre-ensemble sincère et réellement engageant.
Ainsi imaginé, l’antiwokisme universitaire semble à l’image d’un recueil d’articles où l’analyse est souvent assez idéologique pour sombrer dans des marais
vaseux,
verbeux,
vides
que l’idéologie qu’elle aspire à déminer. À suivre : le moins mauvais est peut-être à venir !
4. Wokisme et business
Wokisme et antiwokisme ont un point commun : leurs hérauts se considèrent comme des victimes. Les anti appellent souvent à constater l’asymétrie des prises de parole et l’impossibilité de développer un discours argumenté sans être ouhouhté voire honni par les tenants de l’ordre rétabli. Les pro affirment se battre contre l’injustice dont « les leurs » souffrent, avec cette particularité de prétendre qu’ils n’existent pas, le wokisme étant un concept plus ou moins assimilable à un repoussoir sciemment vague de la droite bolloréenne ; et ce n’est pas le moindre des paradoxes que de voir les tenants d’une idéologie nier l’existence d’une litanie victimaire dont les éléments de langage tintinnabulent comme autant de hashtags obligatoires pour paraître idéologiquement convenable !Pourtant, un exemple récent illustre la forte présence d’une phraséologie aux relents woke. « Maître de cérémonie » à l’ouverture du festival de Cannes, ce 14 mai, Laurent Lafitte a donné la liste des bons engagements politico-sociaux en saluant « les actrices et les acteurs (sic) qui ont le courage de parler » car
la prise de parole est souvent sacrificielle, à l’heure où le climat, l’équité, le féminisme, les LGBTQIA+, les migrants, le racisme ne sont plus seulement des sujets de films, mais également des mots interdits par la première puissance mondiale (in : Le Monde, 15 mai 2025, p. 23).
La phrase est tortueuse, mais c’était le prix grammatical à payer pour tout mettre dans une même sentence et repartir « sous les applaudissements ». Comme dans un bingo moral, le maître accumule les bonnes pioches :
la dénonciation du trumpisme (qui pourrait aussi bien être celle de n’importe quelle droite, que l’on prendra soin d’appeler « extrême-droite », évidemment) ;
la posture de double victimisation (victimisation première des acteurs censurés, victimisation secondaire de leurs protégés) ; et
la sélectivité des « bonnes victimes » (la planète, les femmes, les homosexuels, les étrangers en situation irrégulières, les racisés),
pointant de facto les sujets qui, eux, ne méritent pas d’intéresser le monde de la coke ou de la fuck culture de riches et d’ultrariches qui se trouve rassemblé à Cannes :
rien sur la pauvreté grandissante dans nos propres pays,
rien sur les massacres en cours dans le monde,
rien sur la remise en cause des libertés publiques individuelles,
rien sur la trahison de la démocratie dans les pays démocrates donnant des leçons de démocratie aux autres,
rien sur la substitution des budgets de la culture au profit des budgets de la guerre, etc.
Le wokisme a des réveils sélectifs alors qu’il procède d’un discours largement mondialisé. C’est ce que propose de vérifier Michel Albouy dans « Le wokisme des grandes entreprises mondialisées au vingt-et-unième siècle : pourquoi et jusqu’où ? », article intégré à la première partie de Face à l’obscurantisme woke, publié aux PUF sous la direction d’Emmanuelle Hénin et alii. L’universitaire revient sur les politiques DÉI, pour « diversité, équité et inclusion » en complément des critères ESG (d’environnement, de société et de gouvernance), ces mascarades destinés à blanchir ou verdir, c’est selon, l’image des grandes boîtes capitalistes afin de flatter les marchés financiers et de duper les gogommateurs qui le veulent bien. Par exemple, L’Oréal, bien noté par les évaluateurs ESG à leurs service, postule qu’il ne « sera pas possible de prospérer dans une société qui n’est pas inclusive ou durable » (116), ce qui a au moins l’avantage de l’honnêteté : toute cette comédie n’a qu’un but, augmenter les profits.Ce n’est pas toujours le cas : Michel Albouy rappelle que les objectifs des critères ESG peuvent aussi être de se conformer, selon sa crèmerie préférée, à la charia ou aux « directives d’investissement responsable de la Conférence des évêques catholiques des États-Unis ». La notion de « valeur », que l’auteur ne prend hélas jamais la peine de définir, se révèle aussi malléable que les critères ESG sont manipulables et plus visqueux que fluides. Selon Michel Albouy, les politiques DÉI vont plus loin pour satisfaire l’appétit wokiste des gros entrepreneurs qui « considèrent la diversité comme le fondement d’une société performante socialement et économiquement » (121). Là encore, l’objectif est de performer, ce qui est la moindre des causes pour une entreprise. Néanmoins, pour saisir la complexité de cette liaison entre performance et engagement ESG, fors les credo obligatoires, on regrette le manque de rigueur par lequel pêche l’article. Ainsi,
la notion de « diversité » n’est jamais explicitement sondée ;
les chiffres de la représentation de ladite diversité dans les boards ne sont pas cités, ne permettant pas de saisir la réalité de la diversification ;
la logique de l’argumentaire est pour le moins claudicante puisque, après avoir estimé que les conseils d’administration s’étaient un peu mais peu diversifiés, l’auteur explique que cette diversification est néanmoins à l’origine « des actions visant des questions sociétales à travers des politiques DEI ».
Selon la grammaire antiwokiste, Michel Albouy préfère à un exposé solidement construit l’insertion d’anecdotes malaisantes donc percutantes, comme le coup du « Soyez moins blanc », formation par laquelle Coca, en 2021, voulait faire prendre conscience aux Blancs qu’ils sont
arrogants,
méprisants,
offensants
car
structurellement,
ontologiquement,
indécrottablement
racistes, ce qui est aussi convaincant que de désigner telle autre race comme définitivement débile parce que ses membres n’ont pas l’insigne honneur d’être blancs. Si désigner le Blanc comme une ordure devrait autant choquer que de désigner le nègre, l’Arabe ou le juif comme un vaurien, nul besoin d’être un chougnassou de première pour constater que ce n’est pas souvent le cas.D’autres exemples, moins ouvertement anti-Blancs, rythment l’exposé. À l’offensive multiculturaliste de L’Oréal (ce qui est assez logique pour une marque mondiale) est agrégée par l’auteur la mobilisation de Heineken pour « le rayonnement et l’inclusion des personnes LGBT+ au sein de l’entreprise » car « le brassage est une richesse (one point) et chacun.e (another point), dans sa diversité, contribue au succès de l’entreprise (standing ovation) ». En interne comme en externe, les politiques DEI permettent de réaffirmer à frais nouveaux et purifiés l’objectif de croissance consubstantiels au projet capitaliste.L’auteur esquisse – esquisse à peine, hélas – la finesse avec laquelle il convient de manier ces grands discours, lesquels peuvent porter des entreprises mais aussi, à l’occasion, foudroyer des marques dont employés et consommateurs trouveraient qu’elles exagèrent. Faute de place, sans doute, ce phénomène de rejet des politiques DEI, avant même le retour de Donald Trump, passe à la trappe dans un article dont l’écriture est grevée par
des imprécisions (manque
de définitions,
de chiffres,
de sources,
de volonté de répondre précisément à la question posée dans le titre),
des redites (multiples traduction des mêmes sigles),
des collages maladroits (« par ailleurs »),
des termes vides (« un certain nombre de », « véritable/ment ») et
des redondances (« mais… cependant »)
qui laissent le lecteur sur l’impression d’un manque d’exigence et de précision ne paraissant pas à la hauteur ni du CV de l’auteur, ni d’un sujet que l’on aurait aimé exploré plus systématiquement. Serons-nous plus ébaubis par le prochain épisode, sur le CSA et la diversité ? Suspense jusqu’à la prochaine notule !
5. Wokisme et communautarisme
Au moment où nous écrivons ces lignes, Cannes 2025 s’achève en festival.
Le 21 mai, la Semaine de la critique a désigné le premier lauréat, A Useful Ghost de Ratchapoom Bonnbunchachoke, qui répond à un projet : « Raconter des histoires queer plus diversifiées. »
Le même jour, en vacances promotionnelles sur la Croisette, Jodie Foster déplorait « le manque d’opportunités accordées aux femmes aux États-Unis ».
Dans le même temps, Rachida Dati, cette menteuse patentée, mise en examen pour corruption passive et trafic d’influence, qui prétend avoir « sanctuarisé le budget de la culture » après s’être fait sucrer (avec deux airs, bien sûr, quoique) les fonds résiduels en fin d’année 2024 et oublié qu’il existait un p’tit détail appelé l’inflation, dénonçait
« les stéréotypes de genre »,
le manque de « parité dans les milieux culturels » et
« les violences faites aux femmes ».
Tout se passe comme s’il était indispensable de s’inventer non plus une cause mais une communauté à défendre. On pense au récit soixante-huitardiste de Jean Rouaud, lançant, dans ce qui demeure sans doute son meilleur roman :
Comment ça ? Qu’est-ce qu’il racontait ? On était à fond pour les peuples opprimés ! Tout peuple opprimé était le bienvenu. On en manquait presque, tellement notre force d’indignation était inépuisable. On rêvait d’en adopter. Heureux le chanceux qui, profitant d’un formidable piston – un oncle missionnaire, par exemple –, se posait comme le représentant d’une tribu du Matto Grosso menacée par les intérêts d’une puissante multinationale, et dont la survie ne dépendait que de notre signature au bas d’un tract ronéotypé. (In : Le Monde à peu près, Minuit, 1996, p. 187)
Dans cet esprit joyeusement grotesque, les homosexuels (et leurs sous-sections), de même que les femmes (et, plus généralement, les genres non masculins), deviennent « oriflammes et drapeaux », selon l’expression désengagée d’Anne Sylvestre, à porter « comme un enfant de chœur porte un Saint-Sacrement », selon le fantasme amusant exposé par Tonton Georges quand il embouchait – quel hasard ! – les « Trompettes de la renommée ». Dans l’examen médiatique de la chose culturelle, ce n’est plus l’art qui passe en premier, voire qui passe tout court. Qu’importe
sa substance,
sa concrétude,
son évaluation ou
ses effets.
L’essentiel est ailleurs. Il consiste à déterminer à quelle communauté (sexuelle, raciale ou politique, par exemple) s’agrège l’artiste, fût-ce en revendiquant de ne pas se soucier des cases ou de vouloir déborder le support.Par conséquent, il est loin d’être inintéressant de se demander comment le courant wokiste définit une communauté. Plutôt que d’enquêter de façon sémantique ou générale, Vincent Tournier, universitaire grenoblois oscillant entre sciences politiques et sociales, propose, dans sa contribution à Face à l’obscurantisme woke (PUF), de l’envisager à travers l’exemple du CSA qu’il soupçonne d’être le « temple caché du wokisme » et dont il propose de décrypter le « baromètre de la diversité ».L’auteur commence par poser que le wokisme est « l’idéologie qui soutient que le racisme et les discriminations ont un caractère systématique (aussi appelé systémique) », rappelant presque avec humour l’étrange jeu des épithètes, « systémique » tendant à remplacer « systématique » alors que « sociétal » remplace volontiers « social », nourrissant le mystère du jargonnisme jargonnant… Notons que cette remarque juste inscrit le wokisme dans ce que les psychologues – et on y viendra bientôt – appellent un « biais de confirmation ». Si le talonneur du quinze d’Angleterre est « coupable d’un mauvais geste » sur un rugbyman français, c’est parce que les Anglais sont de mauvais joueurs, retors et impuissants sans l’utilisation d’une violence bien sûr circonscrite aux joueurs à la rose. Si un Latino tue des employés d’une ambassade israélienne, c’est que tous les latinos ou, élargissons, c’est tellement pratique, tous les non-juifs (mais aussi certains juifs furieux contre Benjamin Netanyahou), sont antisémites. Comme le meuglent les supporters après qu’un adversaire a été sanctionné, c’est comme ça « depuis l’début, m’sieur l’arbitre ! »Ainsi se dessinent trois traits complémentaires du wokisme :
son systématisme a priori (tous les gens d’une même communauté sont pareils, qu’ils soient « gentils » ou « immondes »),
sa collectivisation très chrétienne de la faute (laquelle retombe sur le fauteur et tous les siens), et
son essentialisation (nous agissons comme nous agissons parce nous appartenons à telle communauté naturellement hostile à telle autre communauté).
Vincent Tournier cherche donc à déterminer comment cette idée communautariste clivant le peuple en différents groupuscules s’est imposée dans les rangs de la future Arcom. Il estime que tout commence en 1999, quand, sous la pression de Catherine Tasca, le CSA stipule, dans ses conventions avec les chaînes privées, que ces dernières doivent veiller à une « meilleure représentation à l’antenne de la diversité de la société française ». Fin 1998, Calixthe Beyala, peut-être pour se trouver une juste cause alors qu’elle vient d’être condamnée pour plagiat, avait « exigé » semblable mesure en compagnie d’autres « artistes noirs », dont Dieudonné M’Bala M’Bala, cinq ans avant de devenir l’Infréquentable avec le profit que l’on en général et les services fiscaux en particulier savent. Néanmoins, le projet pose des questions éthiques quant à l’art de « dénombrer les individus selon leurs origines raciales ou religieuses ». L’outil de comptabilisation est mis hors jeu.Pour autant, ce pas de côté sert la cause noire plus qu’elle ne la dessert. En effet, faute d’outil pour « mesurer la diversité » (ce à quoi le tenant du Grand Remplacement était aussi favorable que le CSA), il est loisible de dénoncer, hors toute enquête objectivante, une « représentation injuste de la société » entraînant la menace d’un « décrochage dangereux pour la cohésion sociale ». Les premiers éléments de définition institutionnelle de la diversité s’appuient donc uniquement sur la couleur de la peau… et sur un ressenti : çui-là, c’est un Blanc, çui-là, c’est pas un Blanc (on rigole presque, mais les statistiques futures du CSA seront fondées sur la distinction entre Blancs et non-Blancs, le statut des albinos restant indéterminé).Il faut attendre 2007 pour que le CSA, sous la pression des pillages banlieusards de 2005, lance un « Observatoire de la diversité dans les médias ». Derrière les violons mettant en musique – sans argument anthropologique – son utilité sociale, le nouveau projet de comptabilisation est triplement malaisant pour ses zélateurs.
Il oblige à admettre la part très conséquente de la population d’origine non-européenne présente sur le sol métropolitain ;
il introduit une scission entre les citoyens qui acte le passage d’une communauté nationale au principe états-unien de salad bowl (plein d’ingrédients différents et non mélangeables dans un même saladier-territoire) ; et
il oblige les politiciens, journaleux et commentateurs à des acrobaties rhétorico-sémantiques pour expliquer pourquoi la comptabilité du CSA est souhaitable, alors que le décompte des Blancs dans le onze national proposé par Jean-Marie Le Pen – et qui ne manque pas de revenir sur le devant de la scène vue la composition actuelle de cette équipe – est un scandale absolu.
La question pourrait mériter d’être posée. Pourquoi expliquer que les Blancs dominent la France et soumettent les non-Blancs – la preuve : on ne voit qu’eux sur le petit écran, qui a grandi dans les salons et rétréci sur les cellulaires –, c’est hype, alors que constater qu’il n’y a quasi plus de footballeurs blancs dans l’équipe nationale est proche d’un crime contre l’humanité ? Parce que, explique Vincent Tournier, revendiquer une « meilleure visibilité » pour les minorités « apparaît comme la moindre des choses pour racheter les fautes du passé » ; par conséquent, constater que l’on ne peut donner plus de visibilité aux joueurs de ballon rond dans l’équipe nationale, ce serait mettre un terme à la repentance renifleuse dont certains savent tirer, disons, les marrons du feu.Si l’on met de côté – provisoirement – son sous-jacent utilitariste voire électoraliste, le wokisme apparaît avant tout la rencontre entre une revendication utilitaire de ceux qui se présentent indûment comme les représentants ou les porte-voix de communautés, et la mauvaise conscience susceptible d’être suscitée par des discours habiles ou simplement virulents (la force de conviction convainc parfois mieux que l’argumentaire le plus pertinent). À telle enseigne que le « baromètre du CSA » n’a pas de visée d’objectivation ; il vise seulement à affirmer, avec l’intrigante Delphine Ernotte – qui en tirera les bénéfices en obtenant notamment trois mandats à la tête de France Télévision – que nous avons « une télévision d’hommes blancs de plus de cinquante ans et, ça, il va falloir que ça change » (même si cette Blanche de 58 ans n’a pas hésité à solliciter avec succès sa reconduction tout en haut de FTV, y a pas de plaisir quand y a d’la gêne).Aussi la méthodologie de l’étude se fiche-t-elle de la rigueur comme de colin-tampon. Pour son champ d’étude, elle
se fixe un temps d’examen de deux semaines choisies au pif du doigt mouillé,
s’en tient
à la TNT,
aux programmes diffusés de 17 à 23 heures auxquels elle agrège
quelques programmes de la mi-journée, et
exclut ou intègre sans justification la publicité ainsi que des émissions de sport ou de divertissement.
Apparemment, la question du temps d’apparition des personnes étudiées et de leur posture n’est pas pris en compte. C’est Bricolo et Bricolette partent au camping, mais le n’importe quoi va plus loin. Comme critères discriminants permettant de cerner les personnes à l’antenne, l’étude élit
la CSP,
le sexe (ô temps révolu qui précède l’ère du genre !)
« l’origine perçue ».
Par la suite, sont intégrés
le handicap,
l’âge,
la situation de précarité (sic) et
le lieu de résidence.
Selon Vincent Tournier, ces différenciations sont un écran de fumée : la race est « la principale raison d’être du baromètre ». Pour faire coulisser la pilule au fond de la glotte sans que les antiracistes ne s’étouffent, « le CSA insiste sur le fait que sa classification repose sur la perception de la réalité, non sur la réalité elle-même ». Partant, il distingue « des personnes perçues comme blanches ou comme non-blanches » selon « la perception qu’en auraient la plupart des téléspectateurs (sic) ». Les personnes peuvent être
blanches,
noires,
arabes,
asiatiques ou
autres.
Adieu
métissage,
rigueur,
magies de la fiction (dans quelle catégorie classer une soprano noire interprétant une héroïne blanche ?) !
Toutefois, il est formidable de constater que, de cette mascarade, sortent des chiffres qui émeuvent : seulement une quinzaine de pourcents de non-Blancs, ce qui est « largement insuffisant » pour « représenter la réalité de la société française ». Quatre problèmes se posent :
il n’existe pas de statistique officielle sur la race des personnes résidant en France, l’étude de la représentativité raciale n’a donc aucun point de comparaison fiable ;
l’auteur demande : « Que devrait être une situation satisfaisante : 20 % ? 30 % ? 50 % ? – en d’autres termes, le wokisme amène à se demander combien il reste en France de ce que Manuel Valls, pas encore ministre de l’Outre-mer (ç’a dû lui faire un choc, le pauvre petitou !), marchant dans Évry sans en trouver assez à son goût, appelait « des Blancs, des White, des Blancoss » ;
la valorisation des minorités ne saurait se réduire à une quotité, pour ainsi dire, mais peut se faire au détriment de l’Histoire et de la culture nationales ;
la problématique racialiste obère l’observation d’autres réalités, pourtant constatées, comme la surreprésentation des hommes dans les rôles négatifs et des « héros non-blancs » au détriment des « héros blancs ».
Au terme de cet article stimulant, force est de constater que le baromètre du CSA – analysé comme l’exemplum d’un phénomène plus vaste – est un gadget
scientifiquement minable,
politiquement inquiétant et
intellectuellement aberrant.
Scientifiquement, la méthodologie est inepte. Politiquement, la classification raciale ravive des réflexes sordides dont la puissance délétère a déjà été éprouvée par le passé (peut-être n’est-ce pas innocent). Intellectuellement, le raisonnement est
biaisé,
empêché et
pollué.
Biaisé car, oui, la population de la France métropolitaine a longtemps été blanche, il n’est donc ni absurde ni choquant que l’on trouve davantage de Blancs parmi les personnes fortement visibles, c’est le contraire qui serait renversant ; empêché, car la question de la représentativité des personnes visibles à la télévision ne peut s’envisager qu’en se demandant quelle part a, aujourd’hui, la population blanche dans l’Hexagone, ce qui est un Grand Tabou ; et pollué, car le baromètre CSA ne vise pas à étudier, observer, étalonner, comparer, réfléchir, proposer mais à « s’arc-bouter sur l’idée que les minorités raciales sont systématiques exclues, offrant ainsi un boulevard au wokisme ».Cette piètre victoire institutionnelle est un encouragement au racisme d’intellectuels de la trempe rigolote mais médiatiquement encensée d’un Lilian Thuram fustigeant « la pensée blanche » et à la communautarisation de la société française. Sous cet angle, il est évident que le wokisme institutionnel contribue à la déréliction de la nation et de la pensée françaises. C’est sans doute sa fierté, mais doit-on lui en savoir gré ?
6. Wokisme et catholicisme
Dans nos précédentes chroniques, nous avons pu constater sous divers angles trois caractéristiques et projets du wokisme :
communautariser,
cliver et
réclamer.
Les pitchs de nombreux films du festival de Cannes ont ainsi montré cette tentative de cristallisation autour de catégories de personnes désignées comme minoritaires et victimes. La communautarisation devient l’aune de l’étalonnage artistique. Le plus souvent, les récits dits engagés visent – et ce serait leur droit le plus entier, si les organismes d’État ne finançaient pas à si grands frais de telles inclinations – à
fragmenter la société,
dénoncer une oppression actuelle ou passée (donc actuelle quand même) et, si possible,
en tirer quelque profit, qu’il soit
sonnant et trébuchant,
symbolique ou
d’image.
D’où l’importance de la mise en avant de thématiques tentant de désigner des « communautés » comme « les homosexuels » ou « les femmes ». Le grand prix de de la sélection « Un certain regard » a par exemple été attribué au Mystérieux Regard du flamant rose de Diego Cespedes, « sorte de conte queer autour d’un cabaret de travestis », tandis que le prix du scénario a été décerné à Billion de Harry Lighton, « servi par la performance du britannique Harry Melling en homme soumis aux moindres désirs d’Alexander Skarsgard » (in : Le Monde, 25-26 mai 2025, p. 23). En soi, rien de choquant, doit-on le préciser (apparemment, oui), dans ces thématiques et leur mise en avant, juste la question posée par leur importance proportionnelle.De même, en écho moins italianisant au Fuori de Mario Martone, hommage à une « fille de militants antifascistes, elle-même libertaire et féministe », le « splendide » Love me tender d’Anna Cazenave narre la rupture qu’une mère de famille affronte après avoir « annoncé sa nouvelle orientation sexuelle à son ex-mari ». C’est l’occasion de lancer une « charge radicale contre l’idée même de famille » en dénonçant son soubassement, des « préjugés pétris d’une tacite misogynie qui entravent l’émancipation des femmes » (in : Le Monde, 23 mai 2025, p. 20). Dans cette mouvance, la victimisation des femmes par le patriarcat blanc côtoie volontiers la dénonciation d’une colonisation lointaine mais toujours présente mentalement et systématiquement catastrophique. L’important est donc de s’extasier devant l’audace nécessaire des cinéastes qui, comme Koji Fukada dans Love on trial, remettent en cause « les injonctions liées au genre » (in : Le Monde, 25-26 mai 2025, p. 23).Dans ce contexte, mélanger plusieurs offuscations (par exemple posture dominante de l’homme et statut dominé des Africains) vaut un double bon point. Par exemple, Indomptables, « beau geste » de Thomas Ngijol, critique « le paternalisme élevé au rang d’être social, qui n’est évidemment pas sans lien avec l’héritage des structures coloniales » (in : Le Monde, 22 mai 2025, p. 24). Dans la cité aussi, un combo est toujours bien vu : Bordeaux va ainsi voir une place « renommée pour l’égalité femmes-hommes » du nom de Marielle Franco, « une activiste LGBTQIA+ brésilienne ».Ainsi, les thématiques wokocompatibles insistent sur l’insertion des individus dans une communauté. Ne pas être membre d’une communauté, c’est passer du mauvais côté de la Force, soit parce que cette non-communauté est désignée à la vindicte populaire (ainsi de la cohorte des mâles blancs cisgenres hétérosexuels non déconstruits), soit parce celui qui pourrait être membre d’une communauté et s’y refuse devient rien de moins qu’un social-traître à la cause à laquelle on le veut réduire. Aussi l’esthétique wokocompatible tend-elle parfois à être considérée comme la norme. Un exemple récent le rappelle. Caractéristique d’un « opéra à la papa » selon Marie-Aude Roux, la mise en scène par Michel Fau du Vaisseau fantôme de Richard Wagner au Capitole de Toulouse inclut la transformation de Méphisto en « bourreau queer (capuchon rouge et torse nu boybuildé) » (in : LeMonde, 22 mai 2025, p. 25). Salut à toi, papa !Là encore, la présence de la trilogie de victimes chère aux wokimaniaques
(femmes,
racisés,
LGBTQIA+)
dans la sphère culturelle médiatisée n’a, en soi, pas grand-chose de scandaleux ou d’olé-olé – hormis, en l’espèce la tendance à souiller les grandes œuvres opératiques par une esthétique homosexualisante hors de propos. En revanche, l’omniprésence de ce trend, et hop, pose triplement question :
ne réduit-elle pas le champ des possibles pour les créateurs ?
ne contribue-t-elle pas à une baisse d’appétence des consommateurs ?
n’étouffe-t-elle pas d’autres voix, d’autres sensibilités, d’autres façons de voir à force de laisser penser qu’il existe une pravda et un seul type de sujet susceptible d’intérêt médiatique, voire que toute dissonance serait plus qu’une fausse note stimulante :
un conservatisme attisant la haine en jetant de l’huile sur le feu du vivre ensemble,
un effrayant rejet de l’autre – rejet que l’on espérait d’un autre âge, vite, une marche blanche contre la haine, voire
le traditionnel rappel des pires heures – sombres et nauséabondes – de notre Histoire ?
Face à l’obscurantisme woke (PUF), ouvrage dirigé par Emmanuelle Hénin et alii, est principalement axé sur cet aspect totalitaire et religieux du wokisme, courant qui consiste à inciter chacun à se regrouper avec de supposés semblables pour se sentir victimes, combattre contre l’oppression de sa minorité et ne plus voir qu’à travers le prisme de l’oppression victimisante. Impossible d’y faire l’économie d’une réflexion sur sa dimension religieuse, la religion étant à la fois
foi, haha (ben on va s’gêner, tu penses),
soumission à des dogmes et
aspiration à l’universalité c’est-à-dire à une uniformisation conforme à la chapelle où l’on patenôtre.
C’est à André Perrin qu’échoit le défi de déterminer d’une part si « le christianisme est soluble dans le wokisme » et, d’autre part, si le wokisme est une religion, selon la conviction de Jean-François Braunstein. La double interrogation est d’autant plus vibrante que maints analystes estiment que la sensibilité woke prend sa source dans une dynamique de contrition très chrétienne. Selon Olivier Moos, cité par le contributeur,
la rédemption des péchés du monde ne se réalise plus à travers le sacrifice christique mais par celui du bouc émissaire, à savoir la figure de l’homme blanc hétérosexuel, symbole qui réunit les trois fautes à la racine des injustices (…) : la masculinité, la blanchité et l’hétéronormativité.
Comme toute religion, le wokisme vise à « fournir une explication globale du monde » en articulant « toutes les formes
d’exploitation,
de domination et
d’oppression ».
Pour les partisans de cette cosmogonie, c’est pas rien, il s’agit d’un « combat généreux pour
l’universalisme du droit,
l’égalité et
la liberté ».
Et André Perrin de convoquer l’une des nombreuses foutaises prononcées par feu le pape François, celle où il propose une équivalence entre la « violence islamique » et la « violence catholique » afin d’éviter toute accusation d’islamophobie. Le catholicisme n’est pas un wokisme, mais il peut se laisser largement contaminer par cette autre religion grâce à l’hypocrisie dont il est coutumier. L’objectif : désamorcer certaines critiques qui lui étaient adressées.De même que, naguère, il a remplacé la traduction de « juifs » pour désigner les juifs qui conspuaient le Christ par « la foule » pour ne plus avoir à répondre d’incitation à la haine contre un peuple déicide, de même il continue de réserver la prêtrise et ce qui s’ensuit aux mâles tout en réécrivant des prières afin qu’elles soient plus inclusives, et en incitant les fidèles à ne pas dire
« les hommes » sans aussitôt dire « et les femmes »,
« les frères » sans aussitôt dire « et les sœurs »,
« tous » sans aussitôt dire « et toutes ».
Selon André Perrin, les problématiques woke interpénètrent vieilles lunes et tabous structurants des chrétiens en général et des cathos en particulier. Ainsi, quand les égéries wokistes dénoncent le sexe pour promouvoir le genre, elles expliquent que le corps est une construction culturelle qui n’a pas de fondement objectif. Les religions chrétiennes – pas que, mais celles-là sont le sujet de l’article – tentent de codifier l’usage du corps car si Dieu s’est fait chair, il convient de préserver sa pureté au corps donc de rejeter le plus possible sa réalité physique. Le corps n’existe que dans la mesure où l’esprit l’efface. Il y a là, explique l’auteur dont nous résumons à grands traits le propos, le retour d’une hérésie gnostique sur la relativité du corps conçu comme « un vêtement dont on pourrait changer ».Dans la perspective stimulante ouverte par cet article, on ne peut que regretter que les directeurs de l’ouvrage n’aient pas osé aborder la question de l’islam, religion qui connaît la plus grande expansion en France, au-delà des polémiques fréristes, et dont les frictions avec la vulgate wokiste laissent présager d’étincelles crépitantes. Hélas, après le travail d’André Perrin, prudent, donc trop prudent, autant dire un rien couard, mais faut bien survivre, l’ouvrage ferme le ban sur les questions institutionnelles pour l’ouvrir sur les questions scientifiques, objet d’une deuxième partie que nous recenserons bientôt.
7. Wokisme et science
Étalon-mètre du wokocompatible, l’intérêt culturel de M le magazine du Monde se focalisait le 17 mai 2025 sur trois objets – deux livres et une exposition. Leur contenu n’étonnera pas ceux qui ont feuilleté les six précédents épisodes de la présente chronique. Le premier encense Promesse de Rachel Eliza Griffiths, compagne de Salman Rushdie, un peu pour sa dimension people, beaucoup parce que ce livre est une « évocation de la condition noire aux États-Unis », une « Histoire ponctuée de violences » :
victimisation,
communautarisation et
sous-jacent accusateur anti-Blancs
sont au programme. Le second livre évoqué est Intérieur nuit de Nicolas Demorand, vedette de France Inter donc très wokocompatible par profession, qui « a permis de libérer la parole autour d’un mal stigmatisé », en clair de « déstigmatiser la maladie mentale ». Les termes-clefs sont sans ambiguïté : « déstigmatiser » et « libérer la parole » sont les fonctions woke par excellence à l’aune desquelles les critiques ont légitimité à jauger un objet culturel. Le troisième coup de projecteur artistique salue le travail de Maria Abranches, qui a photographié Ana Maria Jeremias, une « immigrée congolaise » à travers l’histoire de laquelle est narré le « destin de milliers de femmes rendues invisibles dans une société encore marquée par son passé colonial » dont l’Histoire s’arrête il y a soixante-cinq ans. Là encore, les étoiles des hashtags sont alignés :
femmes invisibilisées,
immigrés victime de la colonisation, et
exemplum permettant de cerner une communauté.
Deux remarques sur ces éléments. D’une part, on aura noté la pulsion communautarisante, c’est-à-dire la nécessité très woke de fomenter des communautés de victimes, en l’espèce
les Noirs américains,
les malades mentaux,
les immigrées qui, paradoxalement, souffrent d’une colonisation – sans l’avoir connue – tout en venant s’installer chez d’ex-colons.
D’autre part, on aura compris que ces objets culturels ont toute légitimité à aborder de tels sujets ; mais la question qui se pose est liée à l’exclusivité du prisme culturel choisi par l’hebdomadaire. Or, voilà bien le sujet de Face à l’obscurantisme woke, ouvrage collectif dirigé par Emmanuelle Hénin et alii, moins « qu’est-ce que le wokisme ? » que « comment penser – et se positionner face à – l’obscurantisme qu’est ce prisme exclusif du wokisme ? ». « Sciences sans conscience », la deuxième partie du recueil, observe que le wokisme conduit certains savants à tenter de « substituer à l’étude
de la nature,
de l’anatomie et
de l’évolution,
une série de dogmes aberrants », du type « le sexe n’existe pas ». L’étonnement est grand de constater que « ce mouvement, issu des sciences humaines [qui,n’ont souvent de scientifique que le nom pompeux] a atteint les sciences dures ». Avec une rigueur appréciable, Samuel Fitoussi est le premier à s’avancer sur ces terrains minés pour examiner le « biais du supporteur » et le « risque d’institutionnalisation du mensonge ». Le biais du supporteur, que nous avons évoqué tantôt, conduit le fan à interpréter le déroulement d’un match – par exemple – selon ses convictions. À chaque décision, des millions de Français peuvent juger que l’arbitre est hostile aux Bleus, peut-être parce qu’ils sont noirs, alors que d’autres millions de zozos jugeront que leur équipe est désavantagée par l’arbitrage, peut-être parce qu’ils sont blancs. Le principe est simple : ceux qui adhèrent à une cause ne voient pas les mêmes images que ceux qui n’y adhèrent pas. À ce biais s’ajoute la facilité du syllogisme. Samuel Fitoussi en donne l’exemple suivant : « Tous les insectes ont besoin d’oxygène. Or, j’ai besoin d’oxygène. Donc je suis un insecte. » En d’autres termes, les a priori idéologiques impactent tant l’objectivité que la logique. C’est ce que l’auteur rassemble sous le syntagme de « raisonnement motivé », où « le raisonnement est le produit de la conclusion » et non l’inverse. Sans évoquer explicitement le wokisme, Samuel Fitoussi tente de déterminer comment ces biais peuvent amener à une « polarisation toujours croissante », c’est-à-dire à une objectivité de plus en plus subjective qui me rapproche de ceux qui pensent comme moi, donc m’éloigne de plus en plus de la réalité. Portés par notre conviction, « nous pouvons rationnellement adhérer à des idées de plus en plus fausses ». Ce qui ressortissait de « légères différences d’opinion » se retrouve « décuplé avec le temps ». Sots d’emblée ou aveuglés à mesure de leur engagement (puis découragés de virer leur cuti de peur de reconnaître des erreurs), « les gens investissent leur QI dans la défense acharnée de leur propre cause, pas dans l’exploration complète et impartiale d’un problème ». C’est d’autant plus grave que, « plus on est intelligent, plus on est persuadé d’être immunisé contre les biais cognitifs ». Disons-le tout rond : plus on est intelligent, plus on a de chances d’être con. Néanmoins, l’affirmation peut être modulée « selon qu’il s’agit d’une croyance ou d’une conviction ». Les croyances sont vérifiables (je crois que les roses sont forcément roses, vu leur nom, mais je peux constater que non) ; les convictions ne le sont pas (si j’affirme que « tous les hommes naissent libres et égaux », je pourrai bien constater que, ben nan, carrément pas, ce constat aura peu de chance d’affaiblir ma conviction). Quel rapport avec les sciences sociales, sujet officiel de l’article ? On entre ici dans la partie la moins convaincante du papier. Sans clairement étayer son propos, Samuel Fitoussi affirme que, à l’université, « on encourage de plus en plus les étudiants à lier leurs opinions à leur identité » notamment pour forger « une nouvelle identité sociale, celle de victime d’une société systémiquement raciste ». De la sorte, la fac transforme des opinions en savoir. Pour évaluer la pertinence de cette affirmation corrosive, on aurait d’abord aimé que l’auteur creusât davantage cette question, au-delà de l’exemple non sourcé des fat studies. On aurait ensuite aimé des exemples précis et réels permettant de vérifier si et jusqu’à quel point l’université est ce que décrit le « consultant », id est une terre de wokistes prêchant des convaincus et obligeant les étudiants réticents à adopter cette posture idéologique pour obtenir leurs diplômes, en espérant qu’ils conserveront leur nouveau biais une fois le précieux sésame obtenu. Enfin, on aurait aimé que les deux tiers du chapitre consacrés à des observations psychologiques stimulantes fussent davantage soucieux de s’appliquer à l’analyse du triangle que forment
wokisme,
sciences sociales et
université,
ici à peine esquissé à grands traits. Espérons que Nicolas Weill-Parot se dépatouillera autrement avec ce sujet complexe – c’est ce que nous examinerons dans une prochaine notule.
8. Wokisme et évolution
Longtemps, avant Disney, Netflix fut le parangon de la culture visuelle wokocompatible. Il serait temps de rendre à Arte ce qui lui appartient aussi, en constatant que les dernières séries mises en ligne sur son site, fin mai 2025, suivent scrupuleusement la règle de communautarisation, associée ou non à la victimisation, qui caractérise l’essentiel des productions à l’ère woke. En effet, le wokisme exige de voir le monde à travers le prisme des minorités, avec deux options :
trouver les siens donc sa cause à défendre contre l’oppression du mâle blanc cisgenre ; ou
se reconnaître, éclaboussé de honte, dans la description archétypale du mauvais bougre afin de faire contrition puis de s’empresser de déconstruire sa posture systémique de dominant raciste et sexiste.
Comme l’arbre exsude sa résine, les pitchs des quatre séries diffusées par Arte au moment où nous écrivons ces lignes exsudent la communautarisation.
Small Axe propose de découvrir, « des sixties aux eighties, les luttes de la communauté noire de Londres pour ses droits dans un pays raciste ».
Le Prix de la paix revient sur « l’attitude douteuse de la Suisse après la Seconde Guerre mondiale » pour « lever un voile sur le passé » (l’axe de la repentance autour de la Seconde Guerre mondiale est l’ancêtre du wokisme).
Clan est « une comédie délicieusement immorale » où « quatre sœurs veulent liquider leur ignoble beau-frère » en faisant assaut d’un « humour 100 % féminin ».
Lost Boys and Fairies raconte le « parcours semé d’espoir et de doutes » d’un « couple gay de Cardiff » qui « entreprend des démarches pour adopter un enfant » au long d’une « poignante minisérie ».
Cette mainmise de la charte tacite recensant les bonnes pratiques de la wokocompatibilité ne s’en tient pas au domaine culturel. Selon les auteurs de Face à l’obscurantisme woke, ouvrage collectif dirigé par Emmanuelle Hénin et alii, elle touche aussi la science en général et l’université en particulier. Ainsi, Nicolas Weill-Parrot s’intéresse au procès de la science occidentale dans un article associant « wokisme, constructivisme et obscurantisme ». Amateur de mots en -isme, il y dénonce le « relativisme » qui voit dans « tout énoncé scientifique une construction élaborée par un jeu multiple et complexe de rapports de domination ». Le préfixe « dé » s’imposerait donc aux wokophiles scientophobes : il leur – partant il nous – faut
déconstruire,
démascuniliser et
décolonialiser
les connaissances pour, enfin, « faire le procès de l’hybris de l’homme occidental » et assez complexer l’Occident afin qu’il devienne « hypercritique de lui-même ». Leonardo Orlando prend alors le relais de son collègue pour défendre les théories de l’évolution en s’offusquant de voir « l’université contre Darwin ». Pour un lecteur pas hyper au fait des polémiques auxquelles l’auteur se réfère, l’article paraît assez confus. On comprend qu’il s’agit de « protéger la société des dangereuses lubies antibiologiques fabriquées aujourd’hui par l’université » (on n’a pas grand mérite, c’est écrit noir sur blanc), mais
pourquoi,
en quoi et
dans quelle mesure concrète, exemple à l’appui,
l’évolutionnisme doit-il infuser toute pratique de science sociale ou non sociale, et, enfin,
par qui,
par quelles méthodes,
jusqu’à quel point
en est-il empêché, ça, mystère. Aussi la charge contre « les platistes de la sociologie » tombe-t-elle, et ça fera plaisir aux susnommés, complètement à plat. Au lieu
d’illustrer,
de raisonner,
de démontrer,
l’auteur se contente d’affirmer, quitte à se contredire quand il annonce que, « confrontés à la théorie de l’évolution, les fables [des méchants] s’écroulent comme des châteaux de sable », ce qui relativiserait quand même hyper vachement leur danger, n’eût été ce refrain que les évolutionnistes n’ont plus leur place dans le débat scientifique. Sa conclusion : « Aujourd’hui, les universités constituent des monocultures idéologiques » incapables d’accepter le débat. Cette autovictimisation d’un auteur publiant son article aux PUF, ce qui est une forme d’exclusion scientifique assez acceptable, aurait sans doute mieux résonné avec
des faits,
des exemples et
des constatations
concrets. Le docteur Andreas Bikfalvi – qui n’a pas droit à sa minibio en fin d’ouvrage, contrairement à la plupart de ses collègues – nous attend à la prochaine notule pour évoquer l’impact du wokisme sur « la pratique biomédicale ».
9. Wokisme et médecine
Le wokisme est un objet d’études doublement paradoxal. D’une part, ceux qui incarnent ce courant dont nous avons déjà eu huit occasions d’analyser certains aspects nient l’existence des tendances qui les caractérisent
(communautarisation,
victimisation,
volonté d’agréger des revendications pour « déconstruire de façon systématique » la domination oppressante de l’homme blanc cisgenre)
mais dénoncent l’existence d’un courant antiwokiste. D’un point de vue logique, cette posture est très curieuse. Je peux être antisémite, anticatholique voire misogyne, car juifs, catholiques et femmes existent – mais si, mais si. En revanche, si je pense que les extraterrestres n’existent pas, il m’est difficile de les vouer aux gémonies ou de pourfendre au fil de mon verbe et ma verve (nul « g » dans ces mots), les ignobles chérubinistes, dont le projet consisterait à remettre le pouvoir politique à des anges afin de pacifier notre monde et de nous faire connaître une béatitude molle, ennuyeuse voire contradictoire avec mon statut d’humain porté sur la castagne, la jalousie et le conflit permanent – autant de qualités constitutives de mon espèce et garantissant, comme chacun sait, le progrès. Lubies farfelues mises de côté, il appert que, pour qu’il existe un antiwokisme, un préalable rationnel serait qu’il existât, par chance ou par malheur, quelque chose que l’on pourrait désigner sous le vocable « woke ». D’autre part, et les deux éléments sont beaucoup plus liés qu’il n’y semble au premier abord, le wokisme s’attache à contester le constatable, et hop, pour tenter de remplacer l’objectivité par la subjectivité (je ne suis pas plus victime de la société qu’un autre mais, si je me déclare victime, c’est que je le suis, qui es-tu pour me refuser cette caractéristique ?). Le sport est un bon exemple de cette absurdité. Il oblige les dirigeants de ce commerce à tenir un double langage. D’un côté, les grands manitous du sport n’ont de cesse d’affirmer l’absurde « égalité des sexes ». Puisque Roland-Garros s’étale dans les gazettes, rappelons que, dans les grands chelems de tennis, les prize money sont identiques pour les deux sexes, même si les femmes gagnent en deux sets, les hommes en trois. De même, dans la perspective des Jeux olympiques de Los Angeles où l’épreuve fera son apparition, la première finale européenne de duo mixte en gymnastique s’est tenue à Leipzig. Mais pourquoi ne pas ouvrir la compétition des anneaux aux femmes et de la poutre aux hommes ? Serait-ce pas avancer vers la reconnaissance effective de l’égalité entre les hommes et les femmes ? Sauf que, d’un autre côté, les grands manitous du sport contredisent ce mythe de l’égalité entre les sexes. Jadis, les pays de l’Est trafiquaient les hommes pour en faire des athlètes féminines ; aujourd’hui, le débat sur la partition des compétitions entre hommes et femmes trouble à nouveau les débats avec insistance. En 2018, Caster Semenya a été exclue des compétitions d’athlétisme car sa production d’hormones mâles était « susceptible d’accroître sa masse musculaire et d’améliorer ses performances ». Très gentille, la World Athletics (la fédé mondiale d’athlé) lui a proposé de subir un traitement hormonal pour faire baisser son taux de testostérone et être réautorisée à « participer aux compétitions internationales dans la catégorie féminine ». Caster Semenya a refusé ; elle a donc été bannie. Ironie de l’histoire, à la mi-mai 2024, elle a plaidé sa cause devant la Cour européenne des droits de… l’homme, dont on imagine que le nom devrait être bientôt changé. De même, en mai 2025, World Boxing, instance « reconnue par le CIO comme la Fédération internationale régissant la boxe au niveau mondial au sein du mouvement olympique », réagissant à la polémique sur l’hyperandrogénie d’Imane Khelif, a rendu obligatoire des « tests de genre » afin de « répondre aux préoccupations concernant la sécurité et le bien-être de tous les boxeurs » dans le cadre d’une nouvelle politique sur « le sexe, l’âge et le poids ». Serait-ce à dire que, comme le démontre toute compétition, hommes et femmes ne seraient pas aussi égaux les uns que les autres, de sorte qu’il reste pertinent de proposer des compétitions distinctes ? D’un côté, hommes et femmes sont égaux ; de l’autre, non. Qu’en conclure ? Sans doute que la logique woke est un illogisme. On peut la décrire, mais elle s’offusque d’être nommée telle quelle, criant à la stigmatisation. On peut montrer ses contradictions, mais elle ne remettra jamais en cause le bienfondé
de son credo,
de son combat et
de sa pertinence.
C’est en cela aussi qu’elle apparaît comme un « obscurantisme », selon la terminologie employée dans l’ouvrage collectif dirigé par Emmanuelle Hénin et alii ; et cet obscurantisme est double, lui aussi. Certes, le projet de remédier, si faire se peut, à certaines injustices, paraît noble et méritoire ; ce nonobstant le fanatisme des tenants les plus tonitruants des théories woke les projette du côté obscur de la pensée. Côté pile, ce que nous avons défini comme le wokisme veut faire table rase de la connaissance qu’il juge faussée par une vision trop blanche ; côté face, il tente d’imposer une réinterprétation du réel qui, si l’on refuse les œillères adéquates, paraît souvent délirante – mais cette impression de délire, expliquent ses tenants, est le signe de sa pertinence, puisque ce que nous considérons comme rationnel n’est rien d’autre qu’une habitude de domination consubstantielle à notre civilisation, habitude que seul un geste radical peut renverser, quitte à surprendre les ironistes et les dominants actuels. La science, dure ou appliquée, n’est pas à l’abri de ces lubies, constate dans son article Andreas Bikfalvi, médecin et professeur de biologie cellulaire. Il expose la confrontation entre le cadre éthique de la pratique médicale, symbolisée par le parfois très contesté serment d’Hippocrate, et les trois pôles de l’idéologie de la justice sociale, aka IJS :
la théorie critique de la race,
le mouvement de décolonisation et
la théorie du genre,
rassemblés dans le concept d’intersectionnalité, c’est-à-dire de convergence des luttes. La recherche scientifique est directement confrontée à la pression intersectionnelle qui se manifeste à travers des sigles comme DEI (diversité d’équité et d’inclusion) ou CJS (déclarations de justice de citation) susceptibles de couronner un article afin d’attester que les auteurs se sont engagés « à promouvoir la diversité intellectuelle et sociale dans les sciences et les études universitaires » en équilibrant notamment les races et les sexes des auteurs cités, même si, shame on us, aucune méthode statistique « ne peut tenir compte des personnes intersexuées, non binaires ou transgenres ». La puissance de ces billevesées est telle que Nature, organe contesté mais incontestable chef de file de la presse scientifique avec The Lancet, a donné dans la plus plate contrition en reconnaissant avoir « joué un rôle dans la création de l’héritage raciste » qui a conduit au meurtre de George Floyd. Et ces bouffées de folie ne sont pas près de se laisser circonscrire ! En sus de vouloir orienter les futures publications, le wokisme engage à relire le passé pour constater à quel point ceux qui, jusqu’alors, étaient considérés comme de grands savants, étaient en fait de sacrés salopards, racistes, sexistes et colonialistes, ce qui remettrait en cause la validité de leurs découvertes. Il les faudrait rejeter en suivant l’exemple de Corne d’aurochs qui, tombé malade à en mourir, « refusa l’secours de la thérapeutique / parce que c’était à un All’mand qu’on devait le médicament ». Au reste, le syndrome du salopard est une maladie qui touche même ceux qui se considèrent comme non-racistes, non-mysogines, non-colonisateurs et déconstruits. Par exemple, en 2022, Michelle Morse, médecin-chef au département de la santé et de l’hygiène mentale de la ville de New York, tweetait que
la race non-blanche et l’ethnie latino-américaine sont des facteurs de risques sociaux de Covid grave en raison d’un racisme structurel de longue date.
Si nous ne nous en rendons pas compte, c’est que nous avons infusé trop longtemps dans un colonialisme dominateur. Nous n’avons même plus conscience de notre rejet des différences. La seule solution est d’adopter une attitude proactive, qui vaut pour l’ensemble des engagements wokistes. Ainsi du floutage des sexes, considéré comme
oppressant car binaire,
inexact car ne correspondant pas toujours à la façon dont se considèrent les individus, et
réductrice car rejetant la possibilité d’un flottement identitaire.
Pour Andreas Bikfalvi, le dualisme esprit-corps (dans ma tête, je ne suis pas ce que je semble être) ne doit pas primer sur la réalité biologique, pas plus que l’hypertrophie des sensibilités, que dopent les réseaux sociaux, à la souffrance et à l’injustice. Pourtant, les acteurs de la science ne sont pas immunisés contre les pressions sociales. L’auteur – qui propose des schémas en franglais (« Science and Médicine attaquées ») placés en fin d’article – se risque même à comparer le wokisme avec une « psychose collective » en citant Carl Jung pour qui le plus grand danger pour l’homme est constitué par l’homme lui-même car
il n’existe pas de protection adéquate contre les épidémies psychiques, qui sont infiniment plus dévastatrices que les pires catastrophes naturelles.
Dans une prochaine notule, nous verrons comment le professeur et praticien Joseph Ciccolini applique ce questionnement au cas spécifique de l’oncologie clinique. À suivre !
10. Wokisme et cancer
Le wokisme est-il soluble dans la science, et réciproquement ? Si, par wokisme, on entend la tendance
à fabriquer des communautés (les femmes, les Noirs, les homosexuels…), parfois au corps défendant de ceux qui sont censés s’amalgamer donc se réduire à l’une de leurs caractéristiques,
à les désigner comme des victimes, et
à en conclure qu’il faut « déconstruire de façon systémique » le sous-jacent des fondements socioculturels historiques et actuels,
il est inévitable que la science risque d’être contaminée. À titre anecdotique, en témoigne le supplément « Sciences & médecine » du Monde daté du 28 mai 2025, pp. 1, 4 et 5. L’affaire s’y déroule en trois temps, trois mouvements. D’abord, Pascale Santi y déplore que « le microbiote vaginal » soit « un écosystème trop peu connu » à cause d’un « biais masculin prégnant dans la recherche ». Première victimisation et première tentative de mise en confrontation : les femmes sont délaissées parce que les savants sont des hommes. De même que, pour traduire une femme noire, il faut désormais être une femme noire, de même, semble insinuer la journaliste, pour prendre soin d’une femme, c’est-à-dire comprendre ses problématiques spécifiques et y apporter, si nécessaire, des solutions, il faut être une femme (ce qui relève d’un binarisme pré-woke, mais allons-y step by step). Ensuite, Pascale Santi note que « ce microbiote essentiel à la santé féminine » a été « trop souvent étudié à travers le prisme limité des pays occidentaux ». Deuxième victimisation et deuxième tentative de mise en confrontation : le savant blanc, structurellement colonialiste, ignore la réalité de la femme, d’une part, mais aussi, d’autre part, de la femme non-occidentale, essentialisée par la journaliste. Par conséquent, ledit savant blanc méprise et maltraite ces personnes doublement stigmatisées (contrairement aux mâles non-occidentaux qui, comme chacun sait, prennent, eux, le plus grand soin des personnes du beau sexe). En l’espèce, pour contrebalancer le biais misogyne et raciste de la science médicale, selon la journaliste, il conviendrait de « dresser une carte plus représentative du microbiote vaginal mondial ». Enfin, Pascale Santi signale que Samuel Alizon espère « pouvoir réanalyser » des échantillons d’une étude. L’objectif : « Explorer les microbiotes dans la population générale, hors des biais habituels. » Troisième victimisation et troisième tentative de mise en confrontation : la science est biaisée par la domination de mâles blancs non déconstruits ; des mâles blancs doivent donc réécrire ce qui fut posé car, volontairement ou non, les résultats étaient forcément faussés. Mutatis mutandis, c’est à genre de
convictions,
postures et
réactions
qu’est confronté Joseph Ciccolini, professeur de pharmacocinétique (pour ceux qui, comme moi, ignoraient ce domaine, il semble s’agir d’une discipline décrivant le devenir d’un médicament à partir du moment il pénètre dans un organisme). Dans un article sur « l’emprise idéologique en oncologie clinique » remixant un papier de 2023 pour intégrer Face à l’obscurantisme woke, l’ouvrage collectif dirigé par Emmanuelle Hénin et alii (PUF, 2025), l’universitaire-praticien dénonce l’idée que
premièrement, la cancérologie serait une discipline essentiellement raciste tuant volontairement les minorités visibles ou invisibilisées et, deuxièmement, la cancérologie serait une science blanche, patriarcale et furieusement européo-centrée.
Pour conjurer ces accusations de « racisme systémique » grâce à un « ripolinage woke », les gros laboratoires – tels Gilead et Merck – ont déployé des moyens importants à l’aune du clampin quoique epsilonesques à leur aune, afin d’assurer « l’équité dans le traitement sanitaire » des populations et d’en finir avec « les injustices
systémiques,
structurelles et
institutionnalisées
fondées, par exemple, sur
la race,
le sexe ou
l’orientation sexuelle »
en « démontrant l’emprise du patriarcat blanc hétéronormé ». Des thésards ont profité des bourses offertes par ces grosses boîtes, avec un « o » (je sais, mais pas pu m’en empêcher) pour enquêter sur les différences de traitement entre hommes et femmes ou entre Blancs et Noirs, excluant de facto une large partie de la population puisque « le sort des Asiatiques ne donne pas lieu à des financements justifiant qu’on s’y intéresse ». Le fond de sauce utilisé pour l’exercice s’appuie sur des biais connus : les facteurs de confusion et les phénomènes de colinéarité. Pour nous autres, non-initiés ces termes désignent l’effet icecream, qui consiste à démontrer, statistiques à l’appui, que « la consommation de glaces en Californie est associée à une prédisposition aux attaques de requins », comme si les requins attaquaient en priorité les nageurs goût pistache ou noix de pécan caramélisées. En réalité, dans l’étude évoquée, « la consommation de glaces atteint un pic lors des journées les plus chaudes de l’année », journées où la probabilité de croiser les dents de la mer est la plus grande… puisque l’on a tendance à aller volontiers faire un plouf. Joseph Ciccolini plaide donc pour une attention particulière à la multifactorialité, un seul élément de preuve ne pouvant être considéré comme une preuve car il peut représenter un biais. C’est en confrontant différents éléments (par exemple la consommation de glaces, le nombre d’attaques de requins, mais aussi la température, la période de l’année, les habitudes sociales, etc.) que statistiques et probabilités gagnent en pertinence. Inversement, c’est en allégeant la multifactorialité que l’on est susceptible de prouver, avec bonne ou mauvaise foi, le résultat que, par idéologie ou contrat, l’on est payé pour trouver. Sur la différence de traitement entre Blancs et Noirs aux États-Unis, par exemple, le professeur, sagace, s’agace, et hop : « Il n’est pas nécessaire d’être grand clerc pour penser que la minorité noire étant économiquement paupérisée et défavorisée, subit des conséquences dans son accès aux soins. » Selon lui, ce fait n’est pas la conséquence du racisme mais de la pauvreté et de la faiblesse de l’instruction d’une partie des populations noire et hispanique. Selon cette contre-logique, « le patient blanc, sans éducation et pauvre d’une ville sinistrée de l’Illinois, présentera un risque de surmortalité par cancer supérieur à celui d’un patient noir, éduqué et riche vivant à Manhattan ». Pourtant, adopter le biais woke facilite l’acceptation des articles dans les revues éditées par les principaux acteurs du secteur, type Elsevier ou Wiley. Notons que ces éléments de facilitation ne sont pas spécifiques à la science. Du temps que j’étais universitaire, écrire sur
les héroïnes féminines et les réécritures féministes des contes (tarte à la crême avariée s’il en est),
l’importance de l’éducation à l’antiracisme grâce à des fictions transformées en manuels de propagande univoques et tristement stéréotypés, ou alors sur
l’apport merveilleux
des enseignants,
des bibliothécaires ou
des libraires,
était un point d’entrée bien connu pour des chercheurs en manque de publications. S’y jouaient déjà, toutes choses étant égales par ailleurs, des éléments du « totalitarisme » que Joseph Ciccolini pense avoir repéré dans le domaine de l’oncologie médicale : la volonté, fût-elle mue par cette inclination terrible que sont les bons sentiments,
d’infiltrer la culture,
de réécrire l’Histoire,
de réinventer le langage et, enfin,
de manipuler la science pour contrôler les esprits et transformer des hypothèses en dogme.
De telles inquiétudes font écho à celles du psychologue Florent Poupart devant l’ultramoralisation de la société. Nous les évoquerons dans une prochaine notule. À suivre !
11. Wokisme, psychologie et Méditerranée
Aujourd’hui, nous parcourons les derniers articles inclus dans la deuxième partie de Face à l’obscurantisme woke, publié aux PUF sous la direction d’Emmanuelle Hénin et alii. Cet examen confirme la problématique d’un ouvrage inégal (c’est en général la qualité des des ouvrages collectifs) et parfois confus (ça, non), mélangeant en l’espèce les torchons scientifiques avec les serviettes non-scientifiques. Le premier article à passer sur le grill aujourd’hui est signé Florent Poupart, non référencé dans les bios des auteurs quoique prof de psycho clinique à Toulouse. Comme on sort d’un article sur l’oncologie, la prétention de la psychologie à être une science fait un peu rigoler le sceptique, mais voyons en quoi cet article éclaire le propos général. L’auteur y dénonce d’emblée l’hypermoralisation et le culte du Bien, à l’opposé de sa conception qui pose que l’inconscient est immoral – donc que la conscience consiste à moraliser nos actes sans feindre d’ignorer l’immoralité de ce qui nous traverse. Freudien apparemment convaincu, il pose avec le barbu que « la névrose est le prix à payer à la vie civilisée ». Or, notre époque souffrirait du « désaveu des grandes différenciations structurantes » telle que la sexuation, typique de la domination de l’autre, c’est-à-dire de celui qui impose des limites à ma jouissance de la liberté. La cure psychologique tend donc à se départir de « la neutralité en faveur de l’empathie » afin de produire un récit « auquel le patient puisse s’identifier ». Communautarisation simplificatrice et victimisation stéréotypée participent de la construction d’un combo associant « assignation et revendication identitaires ». Comme ces femmes noires traduisant des femmes noires parce qu’elles sont femmes et noires, des psychologues se revendiquent « situés », c’est-à-dire assumant une « fascination spéculaire » (je vais voir un gros psy parce que je suis psy, un psy homosexuel parce que je suis homo). C’est ce que Florent Poupart appelle « l’approche identarisée du soin psychique », participant de la « confusion entre réalité et représentation ». Claude Habib enquille avec un article sur la « situation des Lettres à l’université ». Comme son titre le laisse entendre, l’article est vague et met un moment à connecter avec le sujet collectif. Il s’embourbe dans une volonté fondée mais mal argumentée de dénoncer la volonté de « promouvoir la résistance féministe et d’incriminer le patriarcat » ou la lamentable lame de fond qui dénonce les stéréotypes vingt-et-uniémistes de textes du dix-neuvième siècle. Selon elle, la volonté de dénoncer « la culture du viol » chez André Chénier ou le refus du mariage homosexuel chez Jean-Jacques Rousseau fait écho non pas à la soumission des enseignants à la connerie mais à la feignantise des étudiants qui, vieux totem des vieux profs, « cherchent avant tout des raisons de ne pas lire ». Des embardées vaseuses sur Michel Barnier et l’homosexualité visent maladroitement et hors sujet à dénoncer le « présentisme », idest la dénonciation de faits anciens non conformes à la morale actuelle. Pour elle, comme « quelqu’un » (ça donne une idée du niveau d’exigence de l’article) a dit, « la littérature est à la boîte noire de l’avion accidenté », donc doit être étudiée en tant que production livresque de l’instant, non selon les critères de jugement moral d’aujourd’hui. L’article se conclut pesamment sur une charge contre le libéralisme qui prône la tolérance « envers tous les goûts » sauf la bestialité (sic) et la pédophilie, Jack Lang, Roman Polanski et Daniel Cohn-Bendit étant là pour prouver que c’est totalement faux. Après cet article plutôt creux, un article à deux voix s’approche, associant Claire Laux, prof d’Histoire à Sciences-Po Bordeaux, et Xavier Labat, « ingénieur d’études », syntagme pompeux qui fait doucement rigoler, qui travaille sur « l’Histoire des relations commerciales et diplomatiques dans la Méditerranée ». Là encore, prétendre que l’Histoire est une science souligne la faiblesse de la construction de l’ouvrage collectif : l’Histoire n’a jamais été, n’est pas et ne sera jamais une science, et c’est pas sûr que ce soit un reproche à lui adresser. D’emblée, les deux associés, dont on devine qui tient la plume pour qui, vue la différence de statut, dénoncent la cancel culture et le wokisme entendu comme « une nouvelle culture morale où le statut de victime devient une ressource sociale ». S’ensuit une charge convenue et non étayée sur des faits concrets contre « un certain nombre » de problématiques liées à la « décontextualisation et au troncage des événements » censés combler les « étudiants plus idéologiquement zélés que soucieux de pertinence et de rigueur scientifique. C’est assez dingodingue de voir, encore et encore, comment les profs ont les bullocks de dénoncer les étudiants et jamais leur propre attitude ou leurs confrères, non ? Bordel, les étudiants sont là pour avoir des diplômes délivrés par des profs. Si problème estudiantin il y a, les sacrosaints profs devraient-ils pas se mettre en première ligne plutôt que de stigmatiser leurs ouailles avec une généralité sans vergogne ? L’idée des co-auteurs est surtout de dénoncer une vision téléologique de l’Histoire (en gros, cela consiste à juger ce qu’il s’est passé au vu du résultat actuel). À son époque, Colbert n’était pas si méchant que ça, et le Code noir proposait des cadres aux maîtres d’esclaves, un peu comme le gouvernement autorise les néonicotinoïdes tout en disant qu’il faut préserver la planète. Les plaidoyers historiques, trop généraux, sonnent creux alors qu’ils visent à pointer le narcissisme de l’homme contemporain, à l’aune morale duquel devrait être estimé ce qui fut. Reste, par-delà le remplissage sur la lutte entre colorblinds et coloraddicts dont le rapport avec l’histoire de Colbert et du Code noir échappe au non-initié, la charge contre « une déconstruction par la focalisation sur le point qui heurte. Selon les co-auteurs, l’Histoire serait en prise avec l’émergence – prédite par Paul Ricœur, dont le banquier président est censé avoir été plus ou moins le bras droit, le poumon unique et l’essence spirituelle – d’une « conflictualité sociale qui se nourrirait (…) de revendications fondées sur des injustices commises dans le passé ». En clair, je ne réagis pas contre ma situation mais contre ce que j’évalue de la situation de mes pairs, réels ou recréés. D’où la punchline de l’article :
Pierre Desproges fustigeait en son temps les courageux intellectuels qui osaient attaquer le général Pinochet à 12 000 km de Santiago ; aujourd’hui, la distance se compte en siècles, et les nouveaux héros déboulonnent Colbert 340 ans après sa mort.
Est-ce à dire, comme l’affirment les auteurs, que si l’on se victimise, le fiel aidera le chougneur ? Nous continuerons de l’explorer dans la troisième partie de l’ouvrage consacrée aux fracturations identitaires. À suivre !
12. Wokisme et identité
Le wokisme est un oxymoron sur pattes. Il exalte l’identité tout en la réduisant à un trait collectif (l’individu est invité à rejoindre une communauté de gens porteurs d’un même stigmate, donc à ne plus se définir qu’à travers ce stigmate). Il participe d’une hashtaguisation de la société où le mot-clef est à la fois
affirmation d’un soi collectif,
revendication et
pitch.
Ainsi de Harald Beharie, qui « évolue nu sur scène », comme il l’a montré dans Batty Bwoy (« garçon de cul » dans quelque jargon local), « solo » issu de son séjour de « six semaines, en 2021, dans la communauté homosexuelle » jamaïcaine. Avec cette performance tantôt proposée en Île-de-France, il dénonce le fait que « l’homophobie est présente partout ». Ce propos se prolongera avec Undersang, « rituel queer qui cherche à célébrer le corps et la nature en cherchant (sic) un terrain pour la guérison » (Le Monde, 7 juin 2025, p. 24). Dans la perspective de notre compte-rendu, nous sommes sensibles à la réduction de l’individu à des traits communautaires (Jamaïcain d’Europe + homosexuel) et à la victimisation revendiquée, visant à transformer un état (je suis homosexuel) en une cause à défendre (la société est homophobe). Ces caractéristiques participent de ce que les auteurs de Face à l’obscurantisme woke (PUF), ouvrage dirigé par Emmanuelle Hénin et alii appellent des « fracturations identitaires », thème de la troisième partie. À les lire, la posture woke aurait contribué à un basculement social. Jadis, nous étions invités à « communier dans une culture et des symboles pluriels, mais rattachés à un écrit collectif unificateur ». L’identité de chacun était appelée à se fondre – et non à se dissoudre – dans le creuset républicain. Depuis, « l’idéologie de la différence a dénigré le roman national » dessinant une nouvelle « ingénierie sociale ». Pour approfondir les termes du débat, Michel Messu se propose d’examiner la mutation « de l’identité à l’identitarisme ». À cette fin, il examine la notion d’identité en reprenant longuement des propos de Nathalie Heinich, première contributrice à ce recueil d’articles car première à avoir identifié le potentiel éditorial de cette thématique. Sous les auspices ad hoc, Michel Messu définit l’identité comme « la représentation que l’on se fait de soi, représentation partagée lorsqu’il est question d’identité collective ». En ce sens, « l’identité nationale (…) ne saurait être le tout de l’identité d’un individu, mais l’identité d’un individu ne saurait s’abstraire de l’ensemble national auquel il participe ». L’identité individuelle serait moins fluide que poreuse, exsudant et ingérant en va-et-vient une identité collective de laquelle elle participe et qui la nourrit. C’est pourquoi, sociologiquement, « l’identité n’est pas unidimensionnelle » : elle n’est pas uniquement liée à la manière dont se perçoit un individu ; et elle s’inscrit dans un processus évolutif « mobilisant des faits objectifs et des états subjectifs ». Autrement dit, elle n’est fixable ni en essence (ma substantifique moelle n’est pas liée qu’à moi) ni dans le temps (mon identité est appelée à évoluer). Après la paraphrase de Nathalie Heinich, Michel Messu aborde la question en remixant une sienne publication sur « les racines » et « le mythe identitaire », parue vingt ans plus tôt chez Hermann. Le rôle des racines dans la construction de l’identité est métaphorique. Il désigne « ce que l’on va tenir pour une certaine permanence d’appartenance » ou, au contraire, ce qui va permettre de constater, avec fierté ou consternation, « la rupture avec une appartenance première ». Ladite appartenance n’est pas toujours liée à la réalité objective, comme l’a constaté le sociologue sur le terrain. Ainsi de cette vingtenaire bourguignonne qui s’était prise de passion pour la culture polonaise (dans laquelle elle n’avait pas vécu) du jour où elle s’était offusquée que le nom polonais de sa mère eût été effacé par le patronyme de son père.
Apprentissage de la langue,
recherche de la famille maternelle,
séjours au pays et
cuisine du pays fantasmé
lui ont permis de se fabriquer une identité
conquise,
reconstruite et
fictive
au sens de fingere, fabriquer, selon laquelle je puis fabriquer l’identité qui me construit. À l’inverse des « papiers d’identité » qui « réifient l’identité de la personne », l’identité vécue se dérobe au figé pour devenir récit et se confronter au rapport à l’autre (par exemple, le fait d’être traité de « sale nègre » dans une cour d’école peut contribuer à conscientiser ma négritude et me renvoyer à la construction d’un « récit des origines » alla Mircea Eliade). Aussi Michel Messu propose-t-il de « regarder le processus de construction de l’identité comme relevant d’une activité mythogénique » potentiellement source de rituels permettant à l’individu de suivre, selon une terminologie proche de Nobert Elias, à la fois
son « Je »,
le « Nous » constitué des « Je » qui lui ressemble, et
les « Autres »,
avec des degrés d’assimilation ou de confrontation variables (par exemple, »Je » peux
détester les « Nous » parce qu’ils me désingularisent,
idolâtrer « les Autres » parce que leurs différences me fascinent, voire
détester le « Je », trop banal comme me le montre l’existence des « Nous » ou trop nul comparé aux « Autres »).
Dans cette perspective, l’identité n’est plus perçue comme figée et, pour ainsi dire, fatale. L’individu est amené à construire son récit identitaire à partir d’éléments substantiels ou de détails, et en interagissant dans son espace social. Les dangers de cette construction sont connus. Parmi eux ,
« la fatigue d’être soi » à force de vouloir accomplir le projet identitaire que l’on a défini en cherchant à
« se réaliser »,
« être soi-même », bref,
« s’accomplir » ;
la déstabilisation de son Moi à travers la confrontation à des identités collectives plus affirmées ; et
l’identitarisme, hypertrophie caractérisée par « l’exaltation d’un trait identitaire partagé par un ensemble d’individus ».
Ce dernier danger fonctionne comme
attribution (tu es tel trait),
assignation (ce trait t’oblige à tel comportement ou tel positionnement), et
essentialisation (tu n’es plus un individu mais un trait identitaire qui écrase toutes tes autres dimensions).
In fine, l’identitarisme « fait disparaître le citoyen au profit d’une entité catégoriale qui le fractionne » et l’amène à considérer les non-Moi comme
négatifs,
stigmatisants et
hostiles.
L’imposition normative d’une identité remplace l’exercice identitaire par « la scansion d’un récit mythique, souvent fabuleux ». L’identitarisme est une surenchère qui consiste à
greffer sur l’un des traits constitutifs de l’identité individuelle une surabondance de sens collectif puisant dans un imaginaire (…) combinant des vérités établies, des demi-vérités construites pour l’occasion, des sophismes érigés en certitudes voire des fantasmes énoncés de la manière la plus apodictique [en gros, avec une telle évidence que même une énorme débilité paraît incontestable] qu’il soit.
Au terme de la lecture de cette contribution, on peut regretter que le wokisme ne soit pas abordé frontalement par l’article ou, au contraire, se réjouir que, pour une fois, des termes et des concepts essentiels à la compréhension du phénomène soient examinés avec la précision nécessaire ; et ce qui est formidable avec l’esprit humain, c’est qu’il est fort capable d’adopter simultanément ces deux postures incompatibles… en attendant un prochain épisode autour de l’intégration des enfants d’immigrés « par temps d’ignorantisme ». À suivre !
13. Wokisme et culture
Bien qu’il dénonce les clivages passéistes réputés structurer
la pensée,
la culture et
la société
occidentales, le wokisme est un champion de la binarité. Il distingue sans nuance
le fréquentable et l’infréquentable,
l’acceptable et l’inacceptable,
le conforme et le fascisme.
Michel Guerrin illustrait fort bien ce systématisme décomplexé dans une chronique sur « le cas J. K. Rowling et sa croisade antitrans », parue dans Le Monde le 14 juin 2025, en page 34. La défense des transgenres est, en soi, un indispensable de toute attitude wokiste, mais elle n’est qu’un point d’accroche sur lequel peuvent se greffer tous les
mots-clefs,
éléments de langage et
froncements de sourcil désapprobateurs voire choqués
que se doit de maîtriser un wokiste acceptable. Dans ce billet, le journaliste distingue clairement le mal et le bien. Le bien, c’est ce que prêchait l’auteur de « Harry Potter » quand elle défendait « les migrants, le système de santé publique, l’avortement, le respect des homosexuels » ou quand, en 2015, elle applaudissait le choix d’une comédienne noire pour « endosser au théâtre le rôle d’Hermione ». Le mal, c’est une vision du féminisme qui secoue le cocotier. Bien sûr, normalement, le féminisme, c’est le bien. Hélas, celui de J. K. Rowling l’amène à « voir dans la transition une arme masculine pour dominer ou violenter les femmes en relativisant leurs douleurs (règles, endométriose…) ». De plus, il lui est reproché de « vouloir sortir de l’ombre » de sa série phare en cherchant à choquer pour relancer sa carrière littéraire. Résultat, la bonne question à se poser consistera à se demander si regarder la série HBO tirée de l’histoire du sorcier et prévue pour 2027 équivaudra à « financer la transphobie ». (Par chance, si on est woke, la réponse est dans la question et consistera à regarder le machin en cachette.) Voilà une deuxième caractéristique du wokisme, signalée précédemment : la prééminence du prisme moral, qui n’est rien d’autre que l’évaluation de la concordance entre le discours d’un créateur et les critères sciemment étriqués de la bienséance woke. En témoignait tantôt l’éloge de Vanessa, étudiante en droit participant à l’émission anti-Blancs, menée par Poivre d’Arvor et Drucker, « Sommes-nous tous racistes ? ». Vanessa est présentée comme étant du bon côté de la farce qu’est la Force, puisque, face caméra, elle se dit « fière de contribuer à déconstruire les mécanismes inconscients qui font adopter des attitudes qui peuvent être jugées racistes » (in : Le Monde, 17 juin 2025, p. 26). Ce qui nous permet de conclure ce prologue en reconnaissant un troisième trait consubstantiel au wokisme : le double soupçon d’un « systémisme »
raciste,
colonialiste et
misogyne,
tellement ancré dans nos mentalités qu’il ne nous est plus perceptible. Explicitons notre pensée, puisque nous avions parlé de deux soupçons.
Premier soupçon : nous sommes tous racistes, misogynes et homophobes.
Second soupçon : quand nous pensons que nous ne le sommes pas, nous le sommes quand même.
Voilà en quoi réside, pour partie, la pulsion obscurantiste du wokisme, examinée dans Face à l’obscurantisme woke, l’ouvrage collectif dirigé par Emmanuelle Hénin et alii et paru aux PUF. En effet, obscurantisme il y a quand la foi dans le dogme est plus forte que le souci d’objectivisation. En l’espèce, n’adopter qu’un prisme de victimisation et estimer que, quand il n’y a pas victimisation, c’est qu’il en existe une que notre système de pensée nous empêche de voir, c’est tenter de nier la réalité pour la remplacer par une construction idéologique qui serait cocasse si elle n’était aussi
stupide,
réductrice et
influente
dans de larges sphères médiatiques et culturelles. Pierre Vermeren s’en émeut dès l’incipit de son article sur l’art « d’intégrer les enfants d’immigrés par temps d’ignorantisme (sic) ». Ne le cachons pas, puisque ça peut paraître sexy : nous abordons ici les articles olé-olé du livre. Celui de Pierre Vermeren, « professeur d’histoire des sociétés arabes et berbères contemporaines à la Sorbonne », s’intéresse à un domaine a priori étranger à sa spécialité. L’enseignant dénonce un « abaissement culturel et linguistique » lié à trois facteurs :
le discrédit jeté sur les profs et la transmission,
la valorisation de « la pédagogie contre les savoirs », et
« la décomposition de la langue ».
À force de déborder sur des sujets qu’il méconnaît, l’auteur écrit du caca boudin, par exemple quand, en ignare, il parle de « la littérature enfantine » avec la fatuité de ceux qui réduisent les sociétés arabes actuelles » au restaurateur arabe qui sert un excellent couscous et un tajine pas dégueu au coin de la rue. Quand t’y connais rien, franchement, tiens tes lèvres serrées… même s’il est fascinant de voir que des gens à la culture sans doute très high peuvent tomber si bas en jouant les sachants dans des espaces où ils ne sachent guère, quitte à dévaloriser, chemin faisant, le reste de leur propos, bref. Pierre Vermeren dénonce une société plus soucieuse du poids du cartable des écoliers que de celui de leur cerveau. Vient alors la charge antimusulmans. Pour lui (et pourquoi pas ?), le problème de la décadence est liée au multiculturalisme, c’est-à-dire à l’invasion musulmane : les prénoms musulmans ne sont-ils pas passés de 1% des nouveaux-nés à 22 % en 2022 (sources non citées) ? L’articuliste voit donc un continuum entre « le désarmement éducatif et intellectuel » et l’immigration, facteur de « l’effondrement du niveau scolaire en France » pointé par Joachim Le Floch-Imad dans Le Figaro, même si « Imad », bon, ça laisse craindre un effondrement du niveau du Figaro, pourtant déjà très bas. À ce moment, on n’est plus du tout dans la réflexion sur le wokisme, sinon par ce biais qui consiste à dire que les wokistes ont ouvert les vannes de l’immigration. Pierre Vermeren ne voit pas moins un lien entre l’immigration et le « relâchement des exigences » ayant permis de passer en quarante ans de 0,1 % à 25 % de menions très bien au bac (sources non citées). L’intérêt de cette réflexion anti-immigrationniste réside dans une trialité syllogistique, et hop :
d’un côté, le niveau baisse ;
donc on baisse les exigences ;
donc le niveau ne baisse pas.
Certes, beaucoup d’enseignants pourraient témoigner de cette folie statistique, et ajouter pour certains – dont je fus – que leur propre notation dépend des notes qu’ils attribuent à leurs ouailles. Mais quel maudit rapport avec le maudit sujet, distinguant l’article d’un tract RN, quelque respectable soit-il puisque, bon ? Peut-être le lecteur doit-il en inventer un parce que « la question des enfants d’immigrés est le miroir grossissant des dysfonctionnements » de l’Éducation nationale et de l’enseignement supérieur dans la mesure où, avec les ministres de l’Éducation nationale aux noms connotés (Najat Belkacem et Pap N’Diaye, condisciple de l’auteur à Normale Sup), les nuls étaient nuls parce que victimes de « discriminations liées
à leur genre,
au sexisme, [et/ou]
à leur différence culturelle voire raciale ».
Aujourd’hui, l’Occident serait aveugle face à l’entrisme pédagogique des Frères cherchant à « immuniser le jeune musulman d’Occident contre son environnement immédiat » en le coupant de toute acculturation qui risquerait de faire friture avec « la culture islamique », si bien que les profs de souche ne veulent plus aller enseigner dans les établissements dont les élèves sont abondamment musulmans – il est vrai qu’il manque rarement de profs à Henri-IV. On sort sceptique de cet article en large partie hors-sujet si l’on estime que le wokisme et l’immigrationnisme – autant promu par les grands patrons ultramacronocompatibles que par les méchants gauchistes – sont deux sujets parfois connexes mais essentiellement divergents. C’est le risque des ouvrages collectifs qui se perdent parfois dans les lubies de tel ou tel auteur. Guylain Chevrier, prochain auteur, nous convaincra-t-il davantage ? Réponse dans une prochaine notule. (Ô suspense ! Quand tu nous tiens…) À suivre !
14. Wokisme et égalité
Le wokisme ne se contente pas de dénoncer la domination du mâle cisgenre blanc pour la « déconstruire » et obtenir des sous pour sa paroisse. Il construit aussi un pôle du Bien, qui s’attache à valoriser ce qui se distingue ou subvertit
des valeurs,
des codes ou
des références
de l’Ennemi. Dans son compte-rendu – publié dans Le Monde, 22-23 juin 2025, p. 25 – du concert donné (contre 60 à 277 €) par Beyoncé au Stade de France, le 19 juin 2025, Stéphane Davet développait clairement une hiérarchisation culturelle de la construction associée à la déconstruction suivant trois axes.
Tout ce qui est lié à la culture occidentale blanche doit être honni ;
tout ce qui est lié aux cultures africaines et, si possible (mais l’union des deux n’est pas si facile) homosexuelles est bel et bon ;
si ce qu’il reste de la culture occidentale peut être subverti par ces nouvelles valeurs, le résultat n’en est que meilleur.
Ainsi, le public francilien, profitant de ce que le dernier disque en date de la vedette est countrysant, s’est rendu au concert avec « Stetson et santiags » mais « avec ce qu’il faut de paillettes, de détournements afro et queer pour coller au message porté par Cowboy Carter ». Ce disque a permis à Beyoncé de devenir « la première artiste afro-américaine [surtout ne pas écrire « Noire »] » à prendre la tête des ventes de disques country. Son spectacle inclut « Blackbird », titre composé par Paul McCartney pour les Beatles, pour lequel « Beyoncé (…) rappelle que cette mélodie folk fut inspirée par la militante radicale Angela Davis ». Sur les écrans défilent « des images de pionniers noirs du rock’n’roll ». La noirification de la musique est d’autant plus importante que, « si l’histoire du rock est souvent phagocytée par les artistes blancs [rappel : c’est mal, d’être Blanc], que dire de la country ? » Pour rendre cette musique acceptable, « Beyoncé Knowles-Carter veut en revendiquer les racines noires » afin de « célébrer sa puissance charnelle, communautaire, matriarcale et spirituelle ». On note ainsi comment sont opposés deux pôles :
celui des Blancs cisgenres,
voleurs,
profiteurs et
exploiteurs ; et
celui
des Noirs,
des homosexuels et
des femmes,
dans un gloubi-boulga communautaire et intersectionnel dont les codes doivent désormais subjuguer non parce qu’ils sont intéressants, novateurs ou séduisants, mais parce que, wokocompatibles, ils sont envisagés comme des outils pour déconstruire et éradiquer le Mal, c’est-à-dire le Blanc et sa culture. Dans Face à l’obscurantisme woke (PUF), ouvrage collectif publié sous la direction d’Emmanuelle Hénin et alii, Guylain Chevrier, docteur en Histoire, dénonce « l’enterrement de l’égalité » lié au passage « de l’intersectionnalité au multiculturalisme ». Il rappelle la définition du wokisme par l’Oxford English Dictionary (« le fait d’être conscient des problèmes sociaux et politiques, notamment du racisme ») pour pointer la généralisation d’un « schéma idéologique qui voit tout par
le prisme identitaire,
un rapport dominants/dominés, et
des communautés opprimées telles que LGBTQIA+, femmes, Noirs, musulmans, etc. »
Le triptyque vertébral du wokisme associerait des envies de
« régler les comptes » avec le passé, c’est-à-dire réécrire l’Histoire et en tirer des indemnités
sonnantes,
trébuchantes et, accessoirement,
symboliques ;
remettre en cause (voire modifier) la réalité biologique des individus, et
renverser ce qui est perçu comme un « système de domination généralisé ».
Insidieusement, la posture woke se révèle être un chiasme qui transforme « la revendication d’un droit à la différence à la différence des droits », quitte à confondre choux et carottes dans un même pot-au-feu explosif (« on peut douter, note l’auteur avec pertinence, que, à l’issue de ce combat intersectionnel en faveur des minorités, les néo-féministes LGBTQIA+ fassent demain bon ménage avec des religieux radicaux pétris de patriarcat »).
La sacralisation du ressenti victimaire,
l’écrasement de la réalité – historique et actuelle – au nom de l’obsession coloniale,
la conviction que le système politico-culturel est entièrement, globalement et exclusivement raciste
font fi des chiffres constatables en ressassant la rengaine qui identifie l’homme blanc au mal. Dès lors, Guylain Chevrier voit le courant woke comme « un contre-projet de société qui ne dit pas son nom ». Selon lui, le multicommunautarisme, souvent intéressé par l’obtention de « réparations » d’autant plus substantielles qu’elles ne seront jamais jugées suffisantes, tend à morceler la République en fédérant des victimes contre un supposé ennemi commun. En conclusion, on regrette que, à plusieurs reprises, l’article ressemble à un commentaire critique d’un dossier de Philosophie magazine (citer cet organe de presse n’est point infamant ; expliquer Frantz Fanon en se fondant sur la seule citation dudit magazine est un peu léger) associé à une litanie d’éléments de langage antiwokes dont
l’articulation,
la progression logique, donc
la singularité
ne nous sont pas apparues avec netteté. Ce n’est pas inintéressant, mais pas non plus assez
exigeant,
précis et
original
pour nous emballer – il n’est certes pas sûr que ce but-ci en vaille la chandelle, admettons-le. Le prochain chapitre, constitué par un papier de Tarik Yildiz interrogeant le rapport entre délinquance et islamisme, nous ébaubira-t-il davantage ? Réponse dans une prochaine notule !
15. Wokisme et délinquance
Le wokisme n’est pas qu’un prisme sociopolitique, c’est aussi une hiérarchie culturelle qui détermine l’intérêt d’un objet – artistique mais pas que – en fonction de sa wokocompatibilité. L’illustre, à titre d’exemple, la dernière page du Monde des livres du 20 juin 2025, consacrée au Pain des Français de Xavier Le Clerc, né Hamid Aït-Taleb – quelques pages plus tôt, on avait pu se déconstruire notamment grâce à l’évocation d’une Histoire (dé)coloniale de la philosophie française, parue aux PUF comme pour expier Face à l’obscurantisme woke, l’ouvrage collectif publié sous la direction d’Emmanuelle Hénin et alii. Si l’utilisation d’un pseudonyme n’a rien de woke en soi, elle s’inscrit ici dans une logique de transidentité dont la suite de l’histoire va révéler les tenants et les aboutissants. Première thématique chère au wokisme : l’identité n’existe pas, dans la mesure où elle est centrée sur l’image du Blanc cisgenre, étalon qu’il est urgent de déconstruire. Le Pain des Français s’intéresse aux « plaies laissées par la colonisation ». Deuxième connexion avec la wokocompatibilité : la dénonciation des travers de la colonisation. L’auteur explique que, pour lui, la langue est une « manière de renverser le jeu de la domination ». Troisième item wokocompatible : la revendication d’une auto-victimisation, fondée ou non, considérant que j’appartiens à une communauté dominée par un système post-colonial, raciste ou mysogine ou transphobe ou tout cela à la fois. L’auteur explique son succès dans les ressources humaines du luxe par son changement de nom : en devenant Xavier Le Clerc, Hamid Aït-Taïeb a pu « mettre un terme à la soumission et au rejet auxquels mes origines [l]’assignaient ». Quatrième posture wokocompatible : la désignation des bourreaux, les Blancs, ces racistes systémiques, selon l’idiolecte woke. Xavier-Hamid a aussi souffert d’un « coming-out douloureux » quand il est sorti « du placard » en affichant son homosexualité. Cinquième point wokocompatible : le problème est le mâle blanc hétérosexuel, homophobe par définition. L’auteur raconte avoir été rabroué par un boulanger qui « refuse de servir le pain des Français aux bougnoules ». Sixième point wokocompatible : pour un wokoconvaincu, il existe une part de racisme inconscient dont le racisme explicite est la partie émergée. Enfin, Xavier-Hamid est « de nationalité algérienne, française et britannique », ce qui est un septième point wokocompatible : il n’y a pas d’identité nationale, le récit mondialiste doit remplacer le narratif centré sur un pays en posant que chacun est, par essence, citoyen du monde. Avec de tels atouts, Xavier Le Clerc ne peut être qu’une égérie des critiques wokosensibles puisque « chaque étape de sa vie est une démarche d’émancipation (…) de toutes les injonctions identitaires et de toutes les discriminations », explique Virginie François. Or, le wokisme suppose l’effacement des identités individuelle et collective au profit d’une identité communautaire. Dès lors, son examen doit passer par l’étude d’identités communautaires. Aussi Tarik Yidiz se propose-t-il d’enquêter sur les liens entre « identité, délinquance et radicalisme islamiste » en partant d’un double principe : l’islamisme radical
prospère sur le « vide idéologique et identitaire », et
se développe dans « une forme de continuum avec la petite délinquance ».
Depuis les années 1960, observe le sociologue, la fatalité de la tradition familiale est devenue relative : « Le fils du cordonnier n’est plus forcément celui qui deviendra lui-même cordonnier. » En conséquence, « ma place n’étant plus établie, je dois me construire ». Le projet peut être éreintant, voire susciter un « épuisement à devenir soi-même » susceptible de « trouver une réponse avec le fait religieux ». Face à ce problème, le takfirisme peut être une solution puisque, comme la scientologie, ce courant de l’islam se veut « totalisant », avec « une réponse à chaque question pouvant se poser dans la vie quotidienne ». Face au désenchantement du monde webérien se profilerait ainsi une restructuration de soi par l’ultrareligiosité comme antidote au « vide idéologique et à la liberté individuelle ». Dans les faits,
la manière de vivre sa religion constitue une modalité d’action qui se structure dans le rapport à une société en constante évolution.
L’islam confirme le rôle de la religion comme « régulateur social ». Aux ex-petits délinquants, sa version rigoriste, exclusiviste voire, à l’extrémité de l’extrême, djihadiste, donne parfois l’illusion de constituer une structure solide pour construire une « contre-société, plus pure, loin des déviances mécréantes ». La voie peut paraître « valorisante pour des individus sans repères ». Certes, « tous les individus se réclamant » d’une telle obédience « ne basculent pas dans le terrorisme », mais « l’inverse se vérifie quasiment systématiquement ». Au final, l’article de Tarik Yidiz ne parle absolument pas du wokisme, à moins que l’on ne considère l’évocation sommaire du rôle de l’islam (pourquoi juste l’islam ?) dans notre société comme un exemple communautariste – et encore, il est ici peu question de communauté. Sans doute ce papier peut-il être perçu comme un nouvel exemple du manque de cohérence dont pâtit la direction de cet ouvrage collectif. L’ouvrage chapeauté par Emmanuelle Hénin et alii semble se perdre loin du sujet qu’il est censé traiter. Dans une prochaine notule, nous vérifierons si nos craintes sont fondées avec l’article de Florence Bergeaud-Blackler sur « le voilement ». À suivre !
16. Wokisme et voile
Le wokisme n’existe pas, affirment ses adeptes. Force est de constater que les caractéristiques qui lui sont attribuées, évoquées au fil des quinze premières chroniques, se retrouvent cependant dans la tisane culturelle médiatisable. Ainsi, la danse subventionnée aime-t-elle à « brouiller les identités ». Dans Le Monde du 7 février 2025, par exemple, Rosita Boisseau s’extasiait p. 25 devant la chorégraphie de Marcos Morau pour le Ballet national d’Espagne. Dans ce flamenco woke,
toute l’imagerie et les accessoires sont là (…), mais redistribués selon les codes d’un flamenco queer, très présent sur les scènes contemporaines. Hommes et femmes échangent leur vestiaire. Les premiers vont torse nu et en jupons ; les secondes arborent des soutien-gorge et des shorts façon corset.
La littérature n’est pas en reste. Comme exemple de promotion éditoriale sur « Le marathon marketing des éditeurs » (in : Le Monde, 25 juin 2025, p. 19), Nicole Vulser choisit le speech de Natacha Appanah. Sur « la scène de l’amphithéâtre Émile-Boutmy du campus de Sciences Po, à Paris »,
l’écrivaine (sic) mauricienne évoque (…) le destin de femmes victimes de la violence des hommes, thème de son prochain roman.
Deux exemples qui reproduisent les hashtags culturels valorisants, exclusivement woke : le terme « queer » et l’interversion des genres d’un côté, de l’autre le florilège anti-hommes et vaguement décolonial chantant
la femme (racisée est un plus),
l’essentialisation victimaire des femmes en tant que collectif, et
la violence « systémique » des mâles cisgenres.
Malheureusement, il est difficile de confronter ce constat avec la fin de Face à l’obscurantisme woke (PUF), ouvrage collectif paru sous la direction d’Emmanuelle Hénin et alii. La troisième partie du livre se concentre dans une dénonciation de l’islamisme qui n’est pas le sujet, puisque le wokisme a été présenté comme l’intersectionnalité, c’est-à-dire la convergence des luttes, aussi improbable soit-elle, entre islamistes, femmes, homosexuels, personnes victimes du post-colonialisme quoique venues chez l’ancien colon (ou le voisin d’anciens colons), tous victimes du Blanc cisgenre. Autant dire que le fil rouge est perdu au profit des imprécations contre
le frérisme,
le djihadisme et
la soumission craintive de la République face à ces dérives dégueulasses,
perspectives virtuellement intéressantes mais pas avec cette problématique, censée brasser plus large. Cela n’enlève rien à la pertinence de la dénonciation anti-hypocrite que plaque Florence Bergeaud-Blackler contre « le voilement » en rappelant que, peu importe le fichu ou le voile en lin de chez Mahmoud, ce « string du Maghreb » facétieusement pointé par Dieudonné M’Bala M’Bala lors d’un conseil de classe mémorable, « selon l’islam, une femme doit se couvrir le corps dans l’espace public ». En d’autres termes, « le contrôle de la libido des hommes se fait au moyen du retrait de la vie publique et collective de la féminité », même si le mécréant a du mal à comprendre en quoi le bâchage des cheveux est censé limité les érections.
L’auteur reconnaît que le bâchage est universel : sauf exception, on ne va pas à la piscine tout nu et tout bronzé. Mais l’acceptation d’une norme n’est pas synonyme d’inéquité : dans les lieux publics, comme l’homme, la femme couvre ses organes génitaux, c’est une convention. La purdah, elle, vise à frapper la femme pour parvenir à une « hallalisation de l’espace » (quand on voit la façon dont les rappeurs halal traitent les femmes dans leurs clips, on rigole jaune, mais bref). Pour l’auteur, le bâchage des personnes du beau sexe est un « élément du système-islam ». En dépit de la compétence suffisante de l’auteur pour susciter la polémique autour de son dernier livre, on a un peu de mal à comprendre l’intérêt de telles vitupérations dans le cadre du recueil que nous croyions lire, mais peut-être comprendrons-nous mieux l’affaire dans un épisode qui pourrait bien être le dernier et qui est donc à suivre.
17. Wokisme et dhimmitude
Le wokisme est une forme de lamento perpétuel, enfermant ses adeptes dans des postures victimaires souvent intéressées. Ainsi, récemment, l’annulation d’un projet d’exposition au centre Pompidou-Metz a ajouté un énième couplet à cette chanson. Claire Tancons, commissaire dudit projet, y a vu une préférence accordée à la « monographie d’un artiste européen [entendre :Blanc, en l’espèce il s’agit de Maurizio Cattelan] face à une exposition collective d’artistes racisés [caribéens] souvent relégués au second plan de l’histoire de l’art et des musées ». Le commanditaire lui oppose trois arguments :
le succès de l’exposition Cattelan est une bénédiction pour l’institution ;
l’exigence de la commissaire en matière d’emplacement disponible n’a cessé d’augmenter ;
devant ces prétentions, l’équation budgétaire est devenue intenable.
Cet argument aurait pu être entendu par Claire Tancons, qui ne semble pas indifférente à la monnaie. Il est même probable que l’aspect pécuniaire joue fortement dans l’accusation de racisme qu’elle porte car, en sus
des 100 000 € touchés grâce à la Ford Foundation par son « association » et officiellement « alloués aux recherches et aux voyages » de la commissaire,
des 50 000 € « versés [par la fondation] pour abonder sa rémunération », et
des 26 000 € « alloués par le Centre Pompidou-Metz pour ses honoraires »,
elle escomptait fort toucher un p’tit quelque chose à l’achèvement du boulot (in : LeMonde, 21 juin 2025, p. 25). Dame, le magot est souvent un bon carburant pour les indignés intéressés… Dans cette perspective des procès en racisme et mépris divers, le succès des thématiques woke intrigue par
l’importance des stéréotypes qu’il charrie tout en dénonçant le rôle des stéréotypes dans les haines individuelles et collectives,
la bêtise crasse et assumée qui anime ou qu’adoptent nombre de ses représentants, signe que l’intelligence est un luxe inutile pour convaincre des déjà-convaincus,
sa tentation d’imposer des éléments de langage à l’ensemble des citoyens et à déduire de leur relatif rejet le bienfondé de leur croisade, et par
sa difficulté à prendre en compte ce que l’on pourrait appeler la réalité du réel.
Ce tout tantôt, le rapport annuel 2025 de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) le rappelait à deux titres complémentaires. Le premier titre concerne les phrases interdites, celles qui caractérisent les « discours de haine ». Parmi les tabous rappelés par Le Monde du 19 juin 2025, p. 15,
« l’islam menace l’identité de la France » (même si le terme « menace » pourrait être remplacé par « modifie » : de très nombreux quartiers témoignent physiquement de cette mutation, le nier relève de l’absurde et cela n’a rien d’islamophobe, certains pourraient se réjouir de cette mutation au nom d’Allah ou de l’inclusivité),
« les Roms exploitent les enfants » (« les Roms » est sans doute maladroit, mais le scandale devrait être l’exploitation des mineurs par de nombreuses filières roms et l’incapacité de l’État à lutter efficacement contre ce trafic, non le fait de le constater), et
« la plupart des immigrés viennent en France pour profiter de la protection sociale » (on écrirait mieux « en venant en France, la plupart des immigrés bénéficient d’une protection sociale », ce que l’on peut juger joyeux ou choquant, selon son orientation sociopolitique).
À force de nier des évidences, le discours woke ne rejoint l’incantation du vivre ensemble que pour se décrédibiliser en tentant de substituer un voile idéologique au constat socio-anthropologique documenté par
les faits,
les statistiques et
les études
et par ce que peut constater tout un chacun – la coïncidence entre le savoir des savants et le bon sens est suffisamment rare pour qu’elle soit appréciée ! Le second titre défiant la capacité du wokisme à prendre en compte la réalité du réel est que, loin d’être ces racistes délétères qu’il est de bon ton voire indispensable de vouer aux gémonies pour exalter les « communautés » souffrantes, les Français sont tolérants. C’est la CNCDH qui le pose noir sur blanc :
La tolérance des Français résiste aux discours de haine. (…) Contrairement à ce que prêchent les prophètes de malheur, décrivant la France comme un pays de camps retranchés, le socle républicain est solide.
Cela n’exclut certes point des haines dont, du reste, la supposée majorité peut être l’auteur et la victime, surtout quand la doxa insiste pour la désigner comme le bouc émissaire à éliminer ou, selon le jargon en vigueur, à « déconstruire » ; mais cela invalide la croyance en un pays dangereux pour « les minorités », croyance de base du wokiste soucieux de défendre les opprimés puisque la veuve et l’orphelin ne font plus recette. C’est en s’appuyant sur sa perception du réel que Renée Fregosi, socialiste septuagénaire passée de la philosophie à la science politique, se lance dans une dénonciation de la « dhimmitude volontaire » en deux parties. La première partie dénonce la soumission de l’Occident aux musulmans et à l’islam, soumission qui est le prix d’une apparente tranquillité, selon le principe du dhimmi, statut réservé au mécréant payant jadis pour ne pas être massacré là où régnaient les fans de Mohammed. Selon elle, « l’islamo-complaisance occidentale tend à l’adoption d’une dhimmitude volontaire ». Elle présente la société française comme tétanisée par le « totalitarisme islamique ». Deux conséquences : l’islamo-gauchisme et l’islamo-clientélisme, d’une part; d’autre part, l’islamo-négligence, qui consiste à trouver l’islamisme acceptable comme compensation des risques liées à l’éternelle montée de l’extrême-droite, sans doute la plus grande réussite du pétainiste mitterrandien. Le but est « la déconstruction de la laïcité » au profit de la notion d’inclusion. Pour alimenter ces logiques, le wokisme (enfin !), dont le « point aveugle » est la « soumission des femmes en islam ». Le bras armé du wokisme serait donc le néo-féminisme qui argue que voiler les filles, c’est les libérer de la domination des hommes (pour soutenir cette thèse, Renée Fregosi cite Renée Fregosi, ce qui est moyen convainquant), propos qu’évoquait Dieudonné M’Bala M’Bala dans son sketch du « Conseil de classe » où le voile était quasi présenté – avec l’humour qui seyait alors – comme le string du Maghreb. En fait, peu importe ce qui précède, j’espère d’ailleurs que vous ne l’avez pas lu. Ce qui intéresse l’auteur est d’arriver au cœur de son propos : « Les woke rejoignent l’antisémtisme musulman », sans évidemment préciser qui sont lesdits woke ni pourquoi beaucoup de musulmans éprouvent dans la rancœur, euphémisme, à l’endroit d’Israël. Les pages qui suivent semblent avoir été sponsorisées par quelque agence d’influence israélienne. Elles s’enfoncent dans la vase d’une longue et piètre diatribe. Sans évoquer les juifs israéliens vent debout contre celui qui, selon l’expression de Jean-Michel Barrot, ministre des Affaires étrangères, est « coupable d’atteintes au droit international (colonisation, déplacements forcés de population, blocage de l’aide humanitaire, frappes sur des civils…) » (in : Le Monde, 3 juillet 2025, p. 3) (en oubliant les procédures judiciaires extrêmement graves à son encontre), sans évoquer la présence chougnasseuse et soumise – dhummique, en somme – de François Bayrou ou – la présence du bègue de Pau étant fort postérieure à la publication de l’article – de ses prédécesseurs au dîner du CRIF, ce qui devrait choquer la laïciste ulcérée qu’elle est, mais apparemment de façon choisie, la scienço-politologique pose que, si l’on n’est pas solidaire
d’Israël,
de son líder máximo et
des crimes contre l’humanité qu’il ordonne pour masquer ses turpitudes,
c’est que – magnifique chantage à l’antisémitisme s’il en est – l’on est
antisémite (ben voyons),
sous « l’influence du bolchevisme » (sic) et, allez donc, c’est pas mon père !
solidaire de l’attentat du 7 octobre 2023.
En d’autres termes, ce recueil d’articles confirme qu’il part en sucette. Espérons que le dernier texte en lice, qui s’intéresse à l’égalité entre les sexes, puis l’épilogue relèveront le niveau – mais pas forcément : s’ils le baissaient, quelle performance ce serait !
18. Wokisme et fascisme
Dernière étape de notre promenade à bord du paquebot (en un mot ou en trois) Le Wokisme avec, en chef d’équipage, Emmanuelle Hénin et sa team qui ont concocté la croisière polémique intitulée Face à l’obscurantisme woke (PUF). Le 13 mai 2025, il y a pile quatre mois, nous avions entamé le voyage avec l’idée que le wokisme était une idéologie agaçante par ses excès – d’autant qu’elle cible en priorité une tête de Turc : le mâle blanc dit cisgenre, espèce à laquelle j’appartiens – mais soucieuse de porter la voix de personnes mal considérées ou carrément victimes de discriminations infondées, ce qui est plutôt noble et me convient. En effet, je milite au Syndicat des musiciens affilié à la CGT parce que je crois que défendre les collègues en butte à des injustices professionnelles (ou profiter d’un soutien concret si des conflits se profilent) est plus qu’important ; ce n’est pas pour autant que toutes les foucades et l’intégralité du sous-jacent cégétique me transportent. À vrai dire, je trouve ça stimulant. La consonance, c’est mignon, mais la dissonance harmonieuse, énergisante, surprenante, stimulante, ça, c’est chouette ! Baste, tenons le cap et revenons à notre aventure en mêlant à la critique des derniers articles du livre quelques coupures de presse relevées durant sa lecture. À ce stade de notre périple, force est de reconnaître que la nature même du wokisme ne nous apparaît plus inclusive mais confusive – tentons le terme – et exclusive. Confusive : en prétendant supprimer des barrières structurelles voire biologiques, le wokisme tente par nature d’être dans la confusion des luttes comme dans la confusion des genres. Ainsi, dans le numéro 48 de Livres Hebdo datant de décembre 2024, ébaubi par Carnes, le premier roman d’Esther Teillard paru chez Pauvert, Sean Rose éructait de joie en accompagnant l’héroïne pour qui
le genre déborde la grammaire, libérons-nous du carcan qu’impose la langue, dépassée, sclérosée, fasciste ! Le genre est fluide ! (…) [À Paris] règne la confusion des prénoms et des pronoms : « il » devient « elle » et inversement ou, de manière indéterminée, en faisant sa transition en « iel' ».
Dans cette confusion des genres se glisse le délire d’intentionnalité : la langue serait « fasciste » par elle-même, elle aurait été développée pour cela. En la floutant, on brouillerait sa nocivité, qui consiste à reproduire des schémas de domination, plus ou moins fantasmés (en général, plus, ça mobilise mieux) qu’il ne s’agit guère de combattre, plutôt de dénoncer. Ainsi, comme membre des « acteurs.ices du mouvements folk », le « quatuor féminin » La Mal coiffée associe la « cause féministe » et la « conscience des ravages que la colonisation a pu exercer » en chantant en occitan (Le Monde, 5 août 2025, p. 15), ce qui lui permet de cocher trois cases woke :
un discours féministe,
un discours anticolonialiste et
un discours intersectionnel.
Leur musique devient secondaire. Prime le storytelling wokocompatible, donc médiatisable. Ce n’est pas un hasard si, deux pages plus loin, dans le même numéro du même journal, était proposé un portrait de la galeriste Mariane Ibrahim, qui mène « un groupe de femmes au nom des afrodescendants », soit les mêmes ingrédients, peu ou prou, que La Mal Coiffée. Voilà pourquoi la nature de wokisme est exclusive. Pour ses adeptes, il s’agit de décerner bons et mauvais points selon la conformité de la gueule du client, de son discours ou de sa production avec les diktats de l’idéologie. Il n’y aurait là rien de très saugrenu si cette machine à fabriquer des discriminations plus qu’à les combattre ne s’affichait comme le seul projet capable de refonder la société sur des bases consensuelles. Or, le wokisme, ses représentants les plus distingués ainsi qu’une large partie des médias désignent ce qui vaut d’être salué et ce qui doit être exclu selon des mots-clés récurrents dont les objets culturels sur lesquels la presse daigne se pencher sont le plus souvent affublés. Quelques exemples ?
#leracismecestpasbien : on appréciera le spectacle d’Ysanis Padanou (« elle est noire », précise la journaliste) parce que « le racisme décomplexé, elle le traverse et le surmonte ».
#lafemmeestunevictime : Annette Baussart est formidable car « elle a toujours eu du mal avec le rôle qu’on a longtemps assigné aux petites filles, aux femmes, aux mères » (en deux mots), comme l’écrit Le Monde du 19 juillet 2025, p. 18 pour Annette et Ysanis.
#legenrenexistepas : Sorry, baby d’Eva Victor est à louer car le film « développe une identité queer« . Son héroïne « critique une Europe néocoloniale ». Elle est fascinée par Gui, « un Brésilien queer, corps d’athlète sous la robe à bretelles » qui rêve de « retrouver ses racines africaines ». Le protagoniste central est néanmoins un Européen « conscient des enjeux postcoloniaux » dans un pays où « ce sont les femmes qui mènent la danse, au lit ou ailleurs » (en l’espèce la domination de ce genre-ci ne pose pas de problème à ceux qui vilipendent la domination de l’autre genre), comme l’écrit Le Monde du 9 juillet 2025, p. 19.
Le cinéma semble d’ailleurs inondé de hashtagswoke, à en croire les autres sorties du jeudi 24 juillet 2025, date à laquelle nous écrivons ces lignes.
The Things you kill d’Alireza Khatami permet de sensibiliser le spectateur aux « thématiques sociétales autour de la domination masculine » pour secouer « le cauchemar de la violence masculine » ;
Aux jours qui ne viennent pas de Nathalie Najem est « un récit tout en tension de la violence conjugale » ;
Frantz Fanon d’Abdenour Zahzah rend hommage à « une grande figure de l’anticolonialisme » ; et
Pooja, Sir joue le cumul en évoquant
la « communauté madhesi, l’une des plus discriminées » du Népal,
le « statut peu enviable des femmes » dans ce pays, et
le sort de Pooja, forcément « lesbienne » (Le Monde, 23 juillet 2025, p. 18).
L’industrie musicale paraît, elle aussi, souvent conditionnée à la répétition d’une doxa devenue dictatoriale : sans elle, pas d’existence ! Même Dee Dee Bridgewater, s’y est mise. Elle a conçu un « spectacle militant et féminin » (elle n’est entourée que de musiciennes) en le précédant d’un sous-texte pour les médias : « Nous, les femmes dans le jazz devons batailler pour exister sur scène, pour être respectées dans ce milieu patriarcal. (…) Et puis, il y a tout ce qui est remis en cause pour les Noirs, aujourd’hui » (in : Le Monde, 5 août 2025, p. 13).
Défense des femmes,
dénonciation du patriarcat,
émotion devant le racisme anti-Noirs :
bingo « intersectionnel » s’il en est ! Ainsi, la part obscurantiste du wokisme est liée à l’obsession sclérosante, presque monomaniaque, qui
caractérise,
sature, et, généralement,
hystérise
la sensibilité woke, l’enfermant dans une conception binaire du monde où l’évaluation de l’autre se construit à l’aune des mots-clés que nous avons cités et induit une attitude radicale. Le « spectacle historique » permet ainsi d’opposer,
d’un côté, les productions compatibles avec les idées du « milliardaire catholique » Pierre-Édouard Stérin (je n’ai aucune sympathie ou antipathie pour ce gars, mais imaginons le syntagme « milliardaire juif » pour bien comprendre l’incitation à la haine woke sous-jacente), accusé de « tentative d’hégémonie culturelle » par le metteur en scène Mohamed El-Khatib ;
de l’autre, les productions gentilles, comme le projet mené au château de Chambord par ledit « metteur en scène » dans une perspective « ni militariste, ni nationaliste ».
D’un côté, donc, le Puy-du-Fou, de l’autre la cérémonie queer réduisant l’Histoire de la non-nation à un interminable défilé de drag queens – nous avions eu l’occasion de réfléchir sur une version antérieure d’une telle dichotomie ici et là. Deux extrêmes représentant chacun « un espace de projection de fantasmes avec des représentations très stéréotypées », l’un devant être dénoncé comme promouvant « le mythe d’une France éternelle qui n’existe pas », selon les mots de la médiéviste Fanny Madeline, l’autre devant être défendu et promu car wokocompatible, tant il est vrai que la France où
Jeanne d’Arc est « racisée »,
Drag Race reflète la société dans son ensemble, et
Marie-Antoinette danse avec sa tête sous le bras,
elle, a toujours existé, chacun le sait (in : LeMonde, 17-18 août 2025, p. 8). La haine du catholicisme est d’ailleurs consubstantielle au wokisme, avant même les conneries rapportant des affaires de sanctification pour des histoires de T-shirt ou d’Internet : dans ce même numéro, à la une et en dernière page, Le Monde mettait en avant trois attaques contre cette religion, la deuxième étant un énième épisode contestant la sainteté de Marthe Robin, la troisième dénonçait la haine institutionnelle de l’Église contre « les minorités sexuelles et de genre » via un entretien avec la sociologue Céline Béraud. Cette détestation du non-woke en général et du catholique en particulier n’est pas une opinion culturelle, laquelle serait aussi banale que le « j’aime pas » n’empêchant pas de prendre langue avec autrui (« tu me convaincras pas, moi, j’aime pas la musique contemporaine, mais j’t’en offre un autre pour la route », « la sauce biggy, pourquoi pas, mais pas sur ce truc de merde que t’appelles kebab, c’est pas sérieux ! »). Bien que ses porte-voix refusent de l’admettre, alors qu’une posture assumée donnerait au propos une assise intellectuelle plus vivifiante, une telle détestation est idéologique, au sens où la phobie épidermique empêche toute
tempérance,
réflexion,
distance et
place pour l’acceptation d’une dissonance.
Loin d’être un appel à la compréhension ou à tolérance mutuelle, le wokisme est un fascisme qui vise à
purifier l’espace,
unifier la pensée,
dénoncer en éructant – pas déconstruire : dénoncer en éructant.
Dans cette perspective, la discussion avec l’autre serait une compromission mortelle. L’idée même de nuancer ressortit de l’hérésie. L’un des meilleurs outils pour piocher des exemples de binarité mentale chaque semaine est M le magazine du Monde. Son numéro du 19 juillet 2025 enquillait deux reportages résolument binaires.Le premier reportage évoque la vie très sexuelle et l’invisibilisation de James Baldwin à Istanbul, où un colloque sur « les questions LGBTQIA+, les minorités et le racisme » autour de cette figure a été annulé. Pourtant, jadis, à Istanbul, James Baldwin « n’avait pas à craindre de ne pas être servi dans un restaurant ou d’être agressé par des policiers dans un quartier huppé en raison de sa couleur de peau ». En Turquie, l’écrivain était à la fois noir de peau et « pas noir » car, explique Yachar Kemal, « nous n’avons pas connu la traite des esclaves, nous n’avons pas cette catégorie, il n’y a que des personnes à la peau plus foncée », ce qui vaudra à un chanteur turc fredonnant du blues des actes de violence de l’écrivain l’accusant de « massacrer [s]a culture noire ». Donc pas Noir, mais noir quand même. Aux États-Unis, il était noir mais pas gay car « des voix du mouvement noir rejetaient son homosexualité ». À Istanbul, « aucun Turc ne le considérait comme un écrivain gay. Les gens le savaient mais s’en moquaient. » La réalité étant têtue, James Baldwin finira par se faire rosser par des saltimbanques furieux contre ce « nègre pédé ». On note ici l’essentialisation caractéristique de la vision woke : tu es ce que tu es, par exemple ta couleur de peau ou ton orientation sexuelle. L’idéologie qui revendique de lutter contre les assignations est l’une des plus réductrices qui soit, considérant l’individu à travers ce qui est censé être sa communauté.Le second reportage oppose l’image très positive de l’homosexuel noir à celle de Lucy Connolly, « la nounou d’enfer de l’extrême-droite britannique », une dame qui a écopé de trente et un mois de prison ferme pour un post furibond où elle appelait à « cramer des hôtels à migrants » après qu’un « citoyen britannique de 17 ans, né à Cardiff de parents rwandais » a planté trois gamines lors de leur cours de danse. L’enchaînement des reportages illustre la vision binaire typique du wokisme : il y a d’un côté les bons (les Noirs, les homosexuels…) donc, de l’autre, les méchants (forcément Blancs comme les fauteurs de troubles dans les piscines allemandes). On devrait s’étonner qu’un prisme aussi étriqué et grotesque connaisse un tel succès et étouffe à ce point la pensée politique, sociologique et culturel. Ce serait oublier que la complexité intellectuelle est rarement populaire. Ce qui marche, le plus souvent, c’est
le simple,
le simplifié et
le simplifiant.
Cyrille Godonou ne dit presque pas autre chose en dénonçant « les biais militants dans le traitement des inégalités entre hommes et femmes ». Le statisticien dénonce l’art de truquer voire d’inventer des chiffres qui permet aux wokomaniaques d’étayer leurs convictions sur le sable ou la poudre de perlimpinpin. Ainsi, il affirme que le temps partiel, qui est réputé frapper majoritairement des femmes est montré comme subi « alors qu’il est pour l’essentiel choisi comme le montrent des études internationales portant sur plusieurs pays » (on regrette néanmoins qu’il cite à l’appui de sa déclaration un article de… 2010 !). Le biais victimisant les femmes serait lié au fait « qu’un article (…) sera nettement moins cité s’il établit un biais à l’encontre des hommes », de sorte que, pour être cité, ce qui vaut des points dans la carrière d’un universitaire, choisis ton camp, camarade ! Sur le même mode, l’auteur conteste que,
pour des raisons fiscales qui nous dépassent plus qu’un peu, le quotient familial désavantage les mères séparées ;
le marketing genré n’induit pas que les produits pour femmes soient plus chers ;
la discrimination salariale dont pâtiraient les femmes n’est certainement pas de 25 % et pourrait de surcroît s’expliquer par le temps de travail effectif, donc par l’appétence des mâles pour les heures supplémentaires, etc.
Les méthodes pour arriver à ces fins sont connues et incluent par exemple
l’invention de fausses citations,
la citation de fausses citations,
le recours à des angles subjectifs donc à des perspectives trompeuses,
l’utilisation frauduleuse du conditionnel permettant de balancer n’importe quoi derrière, etc.
Le biais est une constante de l’esprit humain en général et de l’esprit woke en particulier. Ainsi, après avoir loué le deuxième saison de Platonic dans Le Monde, 21 août 2025, p. 14), Audrey Fournier en souligne « ses limites » : hélas, hélas, trois fois hélas, si j’ai bien compté, la série est « très blanche, très hétéro »… alors qu’il ne viendrait pas à l’idée de Stéphanie Binet, qui signe l’article suivant, de dénoncer les limites de Theodora, « la nouvelle patronne de la pop en France » en pointant le fait qu’elle est très noire, très bisexuelle… voire très débile (si, j’insiste à cause de l’incipit de son tube « Kongolese sous BBL » tel qu’il est transcrit sous son clip :
19 millions de vues au moment où ces lignes sont écrites). En ce second sens, le wokisme confirme qu’il est un fascisme, dans la mesure où il écrase les gens sous des identités qui valent – ou non – médaille culturelle. Ainsi, Rebeka Warrior, dont on apprend qu’elle « a été faite chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres », est louée pour la qualité de ses chansons, citation à l’appui :
Le sex appeal de la policière me fait mouiller devant derrière.
Elle a aussi écrit un livre dont on ne sait à peu près rien, au terme de l’article de Clémentine Godszal in : M le magazine du Monde, 15-16 août 2025, pp. 14-15, sinon qu’il « est queer parce que je suis queer », dit la romancière. Osons le constat : c’est sa queeritude, et hop, qui ne permet pas mais oblige le wokiste à tomber en pâmoison devant un objet moins culturel que communautaire. De même Catherine Nabokov est louée pour être l’agente de « plumes indociles », entendez : wokocompatibles. Parmi les indocilités lucratives listées par Wassila Blehacine dans M le magazine du Monde, le 30 août 2025, p. 19,
Gaël Faye, originaire du Rwanda, qui a fait du génocide rwandais une vache à lait éditoriale ;
Clara Ysé, qui se revendique bisexuelle et « souhaite que les questions du masculin et du féminin dans la société soient dépassées » ;
Dominique Celis, Belgo-rwandaise née au Burundi, qui « incarne cette liberté grâce, notamment à l’utilisation régulière de mots rwandais » ; et
Séphora Pondi, d’origine camerounaise, que la même Clémentine Goldszal, pour M le magazine du Monde du 23 août 2025 définit, p. 14, à travers son roman, comme une personne « noire, jeune et grasse » et une actrice « issue de la diversité »,
autant d’éléments qui, dans la logique woke, invalident toute évaluation de l’œuvre puisque celle-ci, par automatisme, ne peut être qu’admirative, dithyrambique et ébaubie, sous peine de désigner le sceptique comme un raciste et/ou un homophobe appelant à la haine de la différence au nom du patriarcat et/ou de son décolonialisme non déconstruit – penser à bien accorder l’invective avec le délit. De la sorte, grâce à des médias flattés de leur propre tolérance, et grâce à des journalistes n’ayant plus à faire l’effort de lire, d’écouter ou de critériser un acte artistique, se constitue une sorte de communauté fonctionnant sur des logiques de stimuli-réflexes où l’intelligence est désamorcée. Il y a pourtant dans cette posture une inquiétante tendance à l’infantilisation de l’autre, au sens où l’on devrait s’extasier devant des productions de « minorités » parce qu’elles sont des minorités, dans la polysémie du mot, comme on s’extasie du gribouillage hideux d’un enfant parce qu’il est un enfant. Le signe de la communautarisation wokiste est que l’affaire tourne en rond. Par exemple, dans M le magazine du Monde du 23 août 2025, p. 24, Aureliano Tonet s’extasie devant la chanteuse Lorde notamment parce qu’elle se revendique « androgyne » comme sa mère et qu’elle déclare :
J’ai décidé que, quitte à être une femme, j’allais être exactement celle que je voulais être – ce qui passe parfois par être un homme.
Clara Ysé est évidemment sollicitée pour louer sa consœur, tant le micorcosme semble fonctionner dans une validation en circuit fermé où
l’identité de l’artiste est censée déterminer
l’identité de ce qu’il est parfois présomptueux d’appeler son art, et donc
l’identité de ceux qui sont appelés à le valider.
Face à ce type de dérives qui fracturent notre vision pour la réduire à une série de prismes préfabriqués, réduisant l’humain et son travail à ses caractéristiques physiques ou à ses orientations sexuelles, Pierre-André Taguieff propose un épilogue en forme de « Plaidoyer pour l’universalisme », lequel serait une arme contre « la déconstruction (…) de toute tradition réduite à un ensemble d’illusions, de préjugés, de prénotions et de croyances fausses ». Le combat est d’autant plus rude, estime-t-il, que l’idée de déconstruction n’est pas neuve. Marx et Engels estimaient que « les particularités naturelles de l’espèce humaine (…) peuvent et doivent être éliminées. » Cette conviction irrigue la fougue des « inquisiteurs et délateurs institutionnels » que sont les « universitaires wokistes », parfois rattrapés à leur propre jeu de moralisation des pratiques, leurs pratiques personnelles n’étant pas toujours guidées par leur moraline inquisitrice. Face à ces pulsions de destruction, l’universalisme proposerait « une exigence d’universalité au regard de laquelle la différence et le particulier sont dotés d’une valeur secondaire », les deux éléments étant importants : prime l’universalité, mais il n’est pas nié que la singularité ait une valeur. Le wokisme est anti-universel. Il conçoit la société comme une multitude de communautés victimes d’un ordre qu’il s’agit de renverser. Aussi se revendique-t-il parfois commun « pluriversalisme décolonial » désignant avec pompe le rêve d’un « monde fait d’une multitude de mondes ». Ce qui empêche cet éclatement, c’est « l’homme blanc hétérosexuel, supposé raciste, sexiste, prédateur et exploiteur ». Pauline Harmange a ainsi écrit que « détester les hommes et tout ce qu’ils représentent est notre droit le plus strict ». Beatriz Preciado, « gouine trans » devenue depuis « Paul B. Preciado, philosophe et activiste trans », proposait de refonder l’universalisme autour de l’anus et du gode car, résume Pierre-André Taguieff, « tout humain peut accéder au statut de travailleur de l’anus ». Humour déplacé ? Alors que penser de punchlines preciadiques comme : « En philosophie, il est temps de tirer la leçon du gode » ? Ce que révèle le wokisme est assurément la pullulation de « pseudo-philosophes », ces « charlatans » parfois renommés « communicants » ou « consultants » qui ressassent les mêmes formules magiques telle celle-ci, signée par l’inénarrable Judith Butler : « On ne peut aborder l’idée du genre comme si elle était séparée de son legs colonial. » Plus largement que le genre, l’art lui-même ne semble plus devoir être apprécié qu’à l’aune woke, justifiant l’extase d’un Philippe Dagen davant les billevesées de Mickalene Thomas parce qu’elle
« déjoue les codes qui ont déterminé longtemps – et continuent à déterminer si souvent – les imageries de la femme noire »,
critique « les représentations de la femme noire dans l’histoire de l’art occidentale »,
explique que le collage cubiste « vient de la culture africaine » et
« a pour héroïne la femme noire lesbienne »
(in : Le Monde, 23 août 2025, p. 14), résumant ainsi une intersectionnalité parfaitement woke puisque associant
anticolonialisme,
antiracisme,
féminisme et
éloge de l’homosexualité :
le grand chelem ! En écrasant
l’individu sous le collectif,
le subjectif sous la posture,
la personnalité sous des stigmates survalorisés,
le wokisme fait résonner cette mise en garde de Theodor Adorno contre « la fausse émancipation », qui donne l’illusion d’une libération alors qu’elle laisse intacts « les stigmates de l’esclavage ». D’où l’appel de l’essayiste à un universalisme « dont on retient trop souvent (…) la seule colonisation réduite à une forme de racisme et d’exploitation capitaliste brutale », à l’instar du Conseil international des musées, « qui représente 20 000 musées dans 141 pays » et promouvait les établissements « inclusifs et polyphoniques, consacrés au dialogue critique sur les passés et les futurs », les invitant à « travailler en collaboration active avec et pour diverses communautés ». Ces bons musées s’opposent aux musées traditionnels, lesquels seraient des « lieux de domination de l’artiste mâle blanc qu’il faut décolonialiser ». Cette formule synthétique de Michel Guerrin lui a aussitôt inspiré le commentaire suivant : « C’est possible » (in : Le Monde, 6 septembre 2025, p. 34). Au contraire, l’universalisme prôné par l’auteur assumerait « l’importance du croisement des cultures et de leur reconnaissance », non pour cliver les individus en groupes étanches se soutenant dans une lutte absurde, raciste et abêtissante, mais pour les associer à un projet sans doute fouyouyou pour un wokiste – celui de faire société plutôt que faire la fortune et/ou la gloriole warohlienne d’opportunistes vendeurs d’illusions
malsaines,
dangereuses et
potentiellement abrutissantes.
De la sorte, notre longue croisière peut s’achever sur la vision d’une communauté de destins qui serait une « spécificité civilisationnelle aussi forte que positive ». Mirage ou port d’attache ? L’avenir nous le dira peut-être !
Nous sommes au mitan de Ma mère l’Oye et « la nuit tombe », quoique portée par des tierces montantes calées dans une mesure qui s’affole, passant de deux à trois, puis à quatre, puis à cinq temps ; et c’est parti pour une de ces horror movies dont les contes ont le secret. Voici les sept enfants du bûcheron, feat. le Petit-Poucet (graphie du compositeur) qui « émiette un morceau de pain ». Tout paraît
tranquille,
insouciant,
paisible
mais, en réalité, les gamins sont perdus. Slava Guerchovitch surjoue habilement le contraste entre les notes qui s’égrènent en douceur et le narratif super dramatique qui sous-tend la partition. Quand les frangins comprennent leur douleur, le Petit-Poucet les rassure en leur montrant la piste de pain qu’il a fomentée. Rassurés, ils se couchent.
Les oiseaux en profitent pour picorer le pain. Le pianiste se fait un plaisir de donner à entendre les piafs, entre
pépiements de joie,
coups de bec répétés, et
coucou plus vrai que nature.
Au réveil, les gamins sont fracassés de désespoir en constatant que le super plan de Petit-Poucet a fait tchoufa. Ils continuent donc, très tristes, comme un Italien quand il sait qu’il n’aura pas de femme, pas de vin. Le retour du thème liminaire accompagne leur sortie, à laquelle succède l’annonce d’une nouvelle histoire : « Laideronnette, impératrice des pagodes ». Une cadence pour harpe et célesta casse la mesure pour déployer un prélude dont l’interprète saisit avec grâce le mélange
d’expressivité,
de surgissements et
de substrat imitatif
(glissades du drapé,
foucades rythmiques figurant peut-être la liberté hiératique des puissants,
harmonies asiatisantes).
Flanquée de six dièses à l’armature, la marche de l’impératrice est lancée. Point d’inquiétude : avec Slava Guerchovitch, la marche devient
élégance,
grâce et
dentelle.
Le ravissement du tube est garanti
(évanescence du toucher,
netteté du phrasé,
pertinence des accents,
habileté des nuances).
Puis, brusquement tout cesse quand « paraît Laideronnette », bientôt rejointe par Serpentin-Vert l’empressé. L’interprète se délecte du contraste entre une partie A déliée et une partie B très contenue. Le retour du motif premier remet une pièce dans le juke-box. Même si, çà et là, on aimerait que ça tam-tame un peu plus, l’on se délecte
de la maîtrise du clavier,
des splendides crescendi et decrescendi, ainsi que
de la capacité du musicien à décliner une palette impressionnante de nuances de piano.
Une trompe de chasse secoue ce bel ordonnancement. Les oiseaux deviennent pépier. Les dièses s’évanouissent dans la nature. Dans le jardin féérique de l’apothéose conclusive, évoqué dans un trois temps « lent et grave », « entre le prince charmant, guidé par un Amour ».
Devant lui, la princesse endormie. Le piano retient son souffle en marquant nettement les premiers temps. Sans un baiser, hélas, la princesse « s’éveille en même temps que le jour se lève ». Le registre aigu offre ses charmes cristallins à l’auditeur.
Arpèges,
suspensions et
évidence paisible
préparent l’apothéose en
glissandi,
accords répétés et
timbales graves,
lesquels traduisent la bénédiction du couple par la fée Bénigne devant tous les personnages croisés depuis le début. Au terme du ballet, bilan : grand plaisir d’avoir écouté l’histoire narrée par Slava Guerchovitch. Confirmant sa dilection stylistique, l’artiste se dérobe à tout excès d’expressivité, préférant
aux à-coups,
aux flashs et
aux tintamarres
son univers musical résolument tourné vers
la vibration intérieure,
la suggestion intelligente et
le clair obscur.
Comment cette esthétique se mariera-t-elle avec l’exigence secouée de Tzigane, la « rapsodie de concert » qui conclut le programme ? Réponse dans une prochaine notule à suivre, forcément à suivre !
Pour écouter gracieusement le disque en intégralité, cliquer ici. Pour l’acquérir, cliquer par exemple là. Pour retrouver les chroniques autour du premier disque de Slava Guerchovitch, cliquer sur les hyperliens infra. Johann Sebastian Bach Maurice Ravel 1et 2 Franz Liszt
Dernière étape de notre promenade à bord du paquebot (en un mot ou en trois) Le Wokisme avec, en chef d’équipage, Emmanuelle Hénin et sa team qui ont concocté la croisière polémique intitulée Face à l’obscurantisme woke (PUF). Le 13 mai 2025, il y a pile quatre mois, nous avions entamé le voyage avec l’idée que le wokisme était une idéologie agaçante par ses excès – d’autant qu’elle cible en priorité une tête de Turc : le mâle blanc dit cisgenre, espèce à laquelle j’appartiens – mais soucieuse de porter la voix de personnes mal considérées ou carrément victimes de discriminations infondées, ce qui est plutôt noble et me convient. En effet, je milite au Syndicat des musiciens affilié à la CGT parce que je crois que défendre les collègues en butte à des injustices professionnelles (ou profiter d’un soutien concret si des conflits se profilent) est plus qu’important ; ce n’est pas pour autant que toutes les foucades et l’intégralité du sous-jacent cégétique me transportent. À vrai dire, je trouve ça stimulant. La consonance, c’est mignon, mais la dissonance harmonieuse, énergisante, surprenante, stimulante, ça, c’est chouette !
Baste, tenons le cap et revenons à notre aventure en mêlant à la critique des derniers articles du livre quelques coupures de presse relevées durant sa lecture. À ce stade de notre périple, force est de reconnaître que la nature même du wokisme ne nous apparaît plus inclusive mais confusive – tentons le terme – et exclusive. Confusive : en prétendant supprimer des barrières structurelles voire biologiques, le wokisme tente par nature d’être dans la confusion des luttes comme dans la confusion des genres. Ainsi, dans le numéro 48 de Livres Hebdo datant de décembre 2024, ébaubi par Carnes, le premier roman d’Esther Teillard paru chez Pauvert, Sean Rose éructait de joie en accompagnant l’héroïne pour qui
le genre déborde la grammaire, libérons-nous du carcan qu’impose la langue, dépassée, sclérosée, fasciste ! Le genre est fluide ! (…) [À Paris] règne la confusion des prénoms et des pronoms : « il » devient « elle » et inversement ou, de manière indéterminée, en faisant sa transition en « iel' ».
Dans cette confusion des genres se glisse le délire d’intentionnalité : la langue serait « fasciste » par elle-même, elle aurait été développée pour cela. En la floutant, on brouillerait sa nocivité, qui consiste à reproduire des schémas de domination, plus ou moins fantasmés (en général, plus, ça mobilise mieux) qu’il ne s’agit guère de combattre, plutôt de dénoncer. Ainsi, comme membre des « acteurs.ices du mouvements folk », le « quatuor féminin » La Mal coiffée associe la « cause féministe » et la « conscience des ravages que la colonisation a pu exercer » en chantant en occitan (Le Monde, 5 août 2025, p. 15), ce qui lui permet de cocher trois cases woke :
un discours féministe,
un discours anticolonialiste et
un discours intersectionnel.
Leur musique devient secondaire. Prime le storytelling wokocompatible, donc médiatisable. Ce n’est pas un hasard si, deux pages plus loin, dans le même numéro du même journal, était proposé un portrait de la galeriste Mariane Ibrahim, qui mène « un groupe de femmes au nom des afrodescendants », soit les mêmes ingrédients, peu ou prou, que La Mal Coiffée. Voilà pourquoi la nature de wokisme est exclusive. Pour ses adeptes, il s’agit de décerner bons et mauvais points selon la conformité de la gueule du client, de son discours ou de sa production avec les diktats de l’idéologie.
Il n’y aurait là rien de très saugrenu si cette machine à fabriquer des discriminations plus qu’à les combattre ne s’affichait comme le seul projet capable de refonder la société sur des bases consensuelles. Or, le wokisme, ses représentants les plus distingués ainsi qu’une large partie des médias désignent ce qui vaut d’être salué et ce qui doit être exclu selon des mots-clés récurrents dont les objets culturels sur lesquels la presse daigne se pencher sont le plus souvent affublés. Quelques exemples ?
#leracismecestpasbien : on appréciera le spectacle d’Ysanis Padanou (« elle est noire », précise la journaliste) parce que « le racisme décomplexé, elle le traverse et le surmonte ».
#lafemmeestunevictime : Annette Baussart est formidable car « elle a toujours eu du mal avec le rôle qu’on a longtemps assigné aux petites filles, aux femmes, aux mères » (en deux mots), comme l’écrit Le Monde du 19 juillet 2025, p. 18 pour Annette et Ysanis.
#legenrenexistepas : Sorry, baby d’Eva Victor est à louer car le film « développe une identité queer« . Son héroïne « critique une Europe néocoloniale ». Elle est fascinée par Gui, « un Brésilien queer, corps d’athlète sous la robe à bretelles » qui rêve de « retrouver ses racines africaines ». Le protagoniste central est néanmoins un Européen « conscient des enjeux postcoloniaux » dans un pays où « ce sont les femmes qui mènent la danse, au lit ou ailleurs » (en l’espèce la domination de ce genre-ci ne pose pas de problème à ceux qui vilipendent la domination de l’autre genre), comme l’écrit Le Monde du 9 juillet 2025, p. 19.
Le cinéma semble d’ailleurs inondé de hashtagswoke, à en croire les autres sorties du jeudi 24 juillet 2025, date à laquelle nous écrivons ces lignes.
The Things you kill d’Alireza Khatami permet de sensibiliser le spectateur aux « thématiques sociétales autour de la domination masculine » pour secouer « le cauchemar de la violence masculine » ;
Aux jours qui ne viennent pas de Nathalie Najem est « un récit tout en tension de la violence conjugale » ;
Frantz Fanon d’Abdenour Zahzah rend hommage à « une grande figure de l’anticolonialisme » ; et
Pooja, Sir joue le cumul en évoquant
la « communauté madhesi, l’une des plus discriminées » du Népal,
le « statut peu enviable des femmes » dans ce pays, et
le sort de Pooja, forcément « lesbienne » (Le Monde, 23 juillet 2025, p. 18).
L’industrie musicale paraît, elle aussi, souvent conditionnée à la répétition d’une doxa devenue dictatoriale : sans elle, pas d’existence ! Même Dee Dee Bridgewater, s’y est mise. Elle a conçu un « spectacle militant et féminin » (elle n’est entourée que de musiciennes) en le précédant d’un sous-texte pour les médias : « Nous, les femmes dans le jazz devons batailler pour exister sur scène, pour être respectées dans ce milieu patriarcal. (…) Et puis, il y a tout ce qui est remis en cause pour les Noirs, aujourd’hui » (in : Le Monde, 5 août 2025, p. 13).
Défense des femmes,
dénonciation du patriarcat,
émotion devant le racisme anti-Noirs :
bingo « intersectionnel » s’il en est ! Ainsi, la part obscurantiste du wokisme est liée à l’obsession sclérosante, presque monomaniaque, qui
caractérise,
sature, et, généralement,
hystérise
la sensibilité woke, l’enfermant dans une conception binaire du monde où l’évaluation de l’autre se construit à l’aune des mots-clés que nous avons cités et induit une attitude radicale.
Le « spectacle historique » permet ainsi d’opposer,
d’un côté, les productions compatibles avec les idées du « milliardaire catholique » Pierre-Édouard Stérin (je n’ai aucune sympathie ou antipathie pour ce gars, mais imaginons le syntagme « milliardaire juif » pour bien comprendre l’incitation à la haine woke sous-jacente), accusé de « tentative d’hégémonie culturelle » par le metteur en scène Mohamed El-Khatib ;
de l’autre, les productions gentilles, comme le projet mené au château de Chambord par ledit « metteur en scène » dans une perspective « ni militariste, ni nationaliste ».
D’un côté, donc, le Puy-du-Fou, de l’autre la cérémonie queer réduisant l’Histoire de la non-nation à un interminable défilé de drag queens – nous avions eu l’occasion de réfléchir sur une version antérieure d’une telle dichotomie ici et là. Deux extrêmes représentant chacun « un espace de projection de fantasmes avec des représentations très stéréotypées », l’un devant être dénoncé comme promouvant « le mythe d’une France éternelle qui n’existe pas », selon les mots de la médiéviste Fanny Madeline, l’autre devant être défendu et promu car wokocompatible, tant il est vrai que la France où
Jeanne d’Arc est « racisée »,
Drag Race reflète la société dans son ensemble, et
Marie-Antoinette danse avec sa tête sous le bras,
elle, a toujours existé, chacun le sait (in : LeMonde, 17-18 août 2025, p. 8). La haine du catholicisme est d’ailleurs consubstantielle au wokisme, avant même les conneries rapportant des affaires de sanctification pour des histoires de T-shirt ou d’Internet : dans ce même numéro, à la une et en dernière page, Le Monde mettait en avant trois attaques contre cette religion, la deuxième étant un énième épisode contestant la sainteté de Marthe Robin, la troisième dénonçait la haine institutionnelle de l’Église contre « les minorités sexuelles et de genre » via un entretien avec la sociologue Céline Béraud.
Cette détestation du non-woke en général et du catholique en particulier n’est pas une opinion culturelle, laquelle serait aussi banale que le « j’aime pas » n’empêchant pas de prendre langue avec autrui (« tu me convaincras pas, moi, j’aime pas la musique contemporaine, mais j’t’en offre un autre pour la route », « la sauce biggy, pourquoi pas, mais pas sur ce truc de merde que t’appelles kebab, c’est pas sérieux ! »). Bien que ses porte-voix refusent de l’admettre, alors qu’une posture assumée donnerait au propos une assise intellectuelle plus vivifiante, une telle détestation est idéologique, au sens où la phobie épidermique empêche toute
tempérance,
réflexion,
distance et
place pour l’acceptation d’une dissonance.
Loin d’être un appel à la compréhension ou à tolérance mutuelle, le wokisme est un fascisme qui vise à
purifier l’espace,
unifier la pensée,
dénoncer en éructant – pas déconstruire : dénoncer en éructant.
Dans cette perspective, la discussion avec l’autre serait une compromission mortelle. L’idée même de nuancer ressortit de l’hérésie. L’un des meilleurs outils pour piocher des exemples de binarité mentale chaque semaine est M le magazine du Monde. Son numéro du 19 juillet 2025 enquillait deux reportages résolument binaires. Le premier reportage évoque la vie très sexuelle et l’invisibilisation de James Baldwin à Istanbul, où un colloque sur « les questions LGBTQIA+, les minorités et le racisme » autour de cette figure a été annulé. Pourtant, jadis, à Istanbul, James Baldwin « n’avait pas à craindre de ne pas être servi dans un restaurant ou d’être agressé par des policiers dans un quartier huppé en raison de sa couleur de peau ».
En Turquie, l’écrivain était à la fois noir de peau et « pas noir » car, explique Yachar Kemal, « nous n’avons pas connu la traite des esclaves, nous n’avons pas cette catégorie, il n’y a que des personnes à la peau plus foncée », ce qui vaudra à un chanteur turc fredonnant du blues des actes de violence de l’écrivain l’accusant de « massacrer [s]a culture noire ». Donc pas Noir, mais noir quand même. Aux États-Unis, il était noir mais pas gay car « des voix du mouvement noir rejetaient son homosexualité ». À Istanbul, « aucun Turc ne le considérait comme un écrivain gay. Les gens le savaient mais s’en moquaient. » La réalité étant têtue, James Baldwin finira par se faire rosser par des saltimbanques furieux contre ce « nègre pédé ». On note ici l’essentialisation caractéristique de la vision woke : tu es ce que tu es, par exemple ta couleur de peau ou ton orientation sexuelle. L’idéologie qui revendique de lutter contre les assignations est l’une des plus réductrices qui soit, considérant l’individu à travers ce qui est censé être sa communauté. Le second reportage oppose l’image très positive de l’homosexuel noir à celle de Lucy Connolly, « la nounou d’enfer de l’extrême-droite britannique », une dame qui a écopé de trente et un mois de prison ferme pour un post furibond où elle appelait à « cramer des hôtels à migrants » après qu’un « citoyen britannique de 17 ans, né à Cardiff de parents rwandais » a planté trois gamines lors de leur cours de danse. L’enchaînement des reportages illustre la vision binaire typique du wokisme : il y a d’un côté les bons (les Noirs, les homosexuels…) donc, de l’autre, les méchants (forcément Blancs comme les fauteurs de troubles dans les piscines allemandes). On devrait s’étonner qu’un prisme aussi étriqué et grotesque connaisse un tel succès et étouffe à ce point la pensée politique, sociologique et culturel. Ce serait oublier que la complexité intellectuelle est rarement populaire. Ce qui marche, le plus souvent, c’est
le simple,
le simplifié et
le simplifiant.
Cyrille Godonou ne dit presque pas autre chose en dénonçant « les biais militants dans le traitement des inégalités entre hommes et femmes ». Le statisticien dénonce l’art de truquer voire d’inventer des chiffres qui permet aux wokomaniaques d’étayer leurs convictions sur le sable ou la poudre de perlimpinpin. Ainsi, il affirme que le temps partiel, qui est réputé frapper majoritairement des femmes est montré comme subi « alors qu’il est pour l’essentiel choisi comme le montrent des études internationales portant sur plusieurs pays » (on regrette néanmoins qu’il cite à l’appui de sa déclaration un article de… 2010 !). Le biais victimisant les femmes serait lié au fait « qu’un article (…) sera nettement moins cité s’il établit un biais à l’encontre des hommes », de sorte que, pour être cité, ce qui vaut des points dans la carrière d’un universitaire, choisis ton camp, camarade ! Sur le même mode, l’auteur conteste que,
pour des raisons fiscales qui nous dépassent plus qu’un peu, le quotient familial désavantage les mères séparées ;
le marketing genré n’induit pas que les produits pour femmes soient plus chers ;
la discrimination salariale dont pâtiraient les femmes n’est certainement pas de 25 % et pourrait de surcroît s’expliquer par le temps de travail effectif, donc par l’appétence des mâles pour les heures supplémentaires, etc.
Les méthodes pour arriver à ces fins sont connues et incluent par exemple
l’invention de fausses citations,
la citation de fausses citations,
le recours à des angles subjectifs donc à des perspectives trompeuses,
l’utilisation frauduleuse du conditionnel permettant de balancer n’importe quoi derrière, etc.
Le biais est une constante de l’esprit humain en général et de l’esprit woke en particulier. Ainsi, après avoir loué le deuxième saison de Platonic dans Le Monde, 21 août 2025, p. 14), Audrey Fournier en souligne « ses limites » : hélas, hélas, trois fois hélas, si j’ai bien compté, la série est « très blanche, très hétéro »… alors qu’il ne viendrait pas à l’idée de Stéphanie Binet, qui signe l’article suivant, de dénoncer les limites de Theodora, « la nouvelle patronne de la pop en France » en pointant le fait qu’elle est très noire, très bisexuelle… voire très débile (si, j’insiste à cause de l’incipit de son tube « Kongolese sous BBL » tel qu’il est transcrit sous son clip :
19 millions de vues au moment où ces lignes sont écrites). En ce second sens, le wokisme confirme qu’il est un fascisme, dans la mesure où il écrase les gens sous des identités qui valent – ou non – médaille culturelle. Ainsi, Rebeka Warrior, dont on apprend qu’elle « a été faite chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres », est louée pour la qualité de ses chansons, citation à l’appui :
Le sex appeal de la policière
me fait mouiller devant derrière.
Elle a aussi écrit un livre dont on ne sait à peu près rien, au terme de l’article de Clémentine Godszal in : M le magazine du Monde, 15-16 août 2025, pp. 14-15, sinon qu’il « est queer parce que je suis queer », dit la romancière. Osons le constat : c’est sa queeritude, et hop, qui ne permet pas mais oblige le wokiste à tomber en pâmoison devant un objet moins culturel que communautaire. De même Catherine Nabokov est louée pour être l’agente de « plumes indociles », entendez : wokocompatibles. Parmi les indocilités lucratives listées par Wassila Blehacine dans M le magazine du Monde, le 30 août 2025, p. 19,
Gaël Faye, originaire du Rwanda, qui a fait du génocide rwandais une vache à lait éditoriale ;
Clara Ysé, qui se revendique bisexuelle et « souhaite que les questions du masculin et du féminin dans la société soient dépassées » ;
Dominique Celis, Belgo-rwandaise née au Burundi, qui « incarne cette liberté grâce, notamment à l’utilisation régulière de mots rwandais » ; et
Séphora Pondi, d’origine camerounaise, que la même Clémentine Goldszal, pour M le magazine du Monde du 23 août 2025 définit, p. 14, à travers son roman, comme une personne « noire, jeune et grasse » et une actrice « issue de la diversité »,
autant d’éléments qui, dans la logique woke, invalident toute évaluation de l’œuvre puisque celle-ci, par automatisme, ne peut être qu’admirative, dithyrambique et ébaubie, sous peine de désigner le sceptique comme un raciste et/ou un homophobe appelant à la haine de la différence au nom du patriarcat et/ou de son décolonialisme non déconstruit – penser à bien accorder l’invective avec le délit. De la sorte, grâce à des médias flattés de leur propre tolérance, et grâce à des journalistes n’ayant plus à faire l’effort de lire, d’écouter ou de critériser un acte artistique, se constitue une sorte de communauté fonctionnant sur des logiques de stimuli-réflexes où l’intelligence est désamorcée.
Il y a pourtant dans cette posture une inquiétante tendance à l’infantilisation de l’autre, au sens où l’on devrait s’extasier devant des productions de « minorités » parce qu’elles sont des minorités, dans la polysémie du mot, comme on s’extasie du gribouillage hideux d’un enfant parce qu’il est un enfant. Le signe de la communautarisation wokiste est que l’affaire tourne en rond. Par exemple, dans M le magazine du Monde du 23 août 2025, p. 24, Aureliano Tonet s’extasie devant la chanteuse Lorde notamment parce qu’elle se revendique « androgyne » comme sa mère et qu’elle déclare :
J’ai décidé que, quitte à être une femme, j’allais être exactement celle que je voulais être – ce qui passe parfois par être un homme.
Clara Ysé est évidemment sollicitée pour louer sa consœur, tant le micorcosme semble fonctionner dans une validation en circuit fermé où
l’identité de l’artiste est censée déterminer
l’identité de ce qu’il est parfois présomptueux d’appeler son art, et donc
l’identité de ceux qui sont appelés à le valider.
Face à ce type de dérives qui fracturent notre vision pour la réduire à une série de prismes préfabriqués, réduisant l’humain et son travail à ses caractéristiques physiques ou à ses orientations sexuelles, Pierre-André Taguieff propose un épilogue en forme de « Plaidoyer pour l’universalisme », lequel serait une arme contre « la déconstruction (…) de toute tradition réduite à un ensemble d’illusions, de préjugés, de prénotions et de croyances fausses ». Le combat est d’autant plus rude, estime-t-il, que l’idée de déconstruction n’est pas neuve. Marx et Engels estimaient que « les particularités naturelles de l’espèce humaine (…) peuvent et doivent être éliminées. »
Cette conviction irrigue la fougue des « inquisiteurs et délateurs institutionnels » que sont les « universitaires wokistes », parfois rattrapés à leur propre jeu de moralisation des pratiques, leurs pratiques personnelles n’étant pas toujours guidées par leur moraline inquisitrice. Face à ces pulsions de destruction, l’universalisme proposerait « une exigence d’universalité au regard de laquelle la différence et le particulier sont dotés d’une valeur secondaire », les deux éléments étant importants : prime l’universalité, mais il n’est pas nié que la singularité ait une valeur.
Le wokisme est anti-universel. Il conçoit la société comme une multitude de communautés victimes d’un ordre qu’il s’agit de renverser. Aussi se revendique-t-il parfois commun « pluriversalisme décolonial » désignant avec pompe le rêve d’un « monde fait d’une multitude de mondes ». Ce qui empêche cet éclatement, c’est « l’homme blanc hétérosexuel, supposé raciste, sexiste, prédateur et exploiteur ». Pauline Harmange a ainsi écrit que « détester les hommes et tout ce qu’ils représentent est notre droit le plus strict ». Beatriz Preciado, « gouine trans » devenue depuis « Paul B. Preciado, philosophe et activiste trans », proposait de refonder l’universalisme autour de l’anus et du gode car, résume Pierre-André Taguieff, « tout humain peut accéder au statut de travailleur de l’anus ». Humour déplacé ? Alors que penser de punchlines preciadiques comme : « En philosophie, il est temps de tirer la leçon du gode » ?
Ce que révèle le wokisme est assurément la pullulation de « pseudo-philosophes », ces « charlatans » parfois renommés « communicants » ou « consultants » qui ressassent les mêmes formules magiques telle celle-ci, signée par l’inénarrable Judith Butler : « On ne peut aborder l’idée du genre comme si elle était séparée de son legs colonial. » Plus largement que le genre, l’art lui-même ne semble plus devoir être apprécié qu’à l’aune woke, justifiant l’extase d’un Philippe Dagen davant les billevesées de Mickalene Thomas parce qu’elle
« déjoue les codes qui ont déterminé longtemps – et continuent à déterminer si souvent – les imageries de la femme noire »,
critique « les représentations de la femme noire dans l’histoire de l’art occidentale »,
explique que le collage cubiste « vient de la culture africaine » et
« a pour héroïne la femme noire lesbienne »
(in : Le Monde, 23 août 2025, p. 14), résumant ainsi une intersectionnalité parfaitement woke puisque associant
anticolonialisme,
antiracisme,
féminisme et
éloge de l’homosexualité :
le grand chelem ! En écrasant
l’individu sous le collectif,
le subjectif sous la posture,
la personnalité sous des stigmates survalorisés,
le wokisme fait résonner cette mise en garde de Theodor Adorno contre « la fausse émancipation », qui donne l’illusion d’une libération alors qu’elle laisse intacts « les stigmates de l’esclavage ». D’où l’appel de l’essayiste à un universalisme « dont on retient trop souvent (…) la seule colonisation réduite à une forme de racisme et d’exploitation capitaliste brutale », à l’instar du Conseil international des musées, « qui représente 20 000 musées dans 141 pays » et promouvait les établissements « inclusifs et polyphoniques, consacrés au dialogue critique sur les passés et les futurs », les invitant à « travailler en collaboration active avec et pour diverses communautés ». Ces bons musées s’opposent aux musées traditionnels, lesquels seraient des « lieux de domination de l’artiste mâle blanc qu’il faut décolonialiser ». Cette formule synthétique de Michel Guerrin lui a aussitôt inspiré le commentaire suivant : « C’est possible » (in : Le Monde, 6 septembre 2025, p. 34).
Au contraire, l’universalisme prôné par l’auteur assumerait « l’importance du croisement des cultures et de leur reconnaissance », non pour cliver les individus en groupes étanches se soutenant dans une lutte absurde, raciste et abêtissante, mais pour les associer à un projet sans doute fouyouyou pour un wokiste – celui de faire société plutôt que faire la fortune et/ou la gloriole warohlienne d’opportunistes vendeurs d’illusions
malsaines,
dangereuses et
potentiellement abrutissantes.
De la sorte, notre longue croisière peut s’achever sur la vision d’une communauté de destins qui serait une « spécificité civilisationnelle aussi forte que positive ». Mirage ou port d’attache ? L’avenir nous le dira peut-être !
Ma mère l’Oye déploie bel et bien l’imaginaire de Maurice Ravel que revendiquent d’arpenter les frères Guerchovitch dans leur nouveau disque.
D’abord, l’œuvre puise dans les mondes plus ou moins merveilleux des contes de Charles Perrault, terreau d’un imaginaire occidental.
Ensuite, écrite pour piano à quatre mains, elle a déployé ses larges possibles dans de nombreux arrangements, dont la version pour piano à environ deux mains, réalisée par Jacques Charlot et validée par Maurice Ravel – qui saluera la mémoire de l’arrangeur au début du Tombeau de Couperin, une suite que jouait Slava Guerchovitch dans son précédent album (chroniques de l’interprétation à retrouver ici et là).
Enfin, l’œuvre s’est développée au fil du temps, les « cinq pièces enfantines » liminaires étant encadrées par un prélude et une apothéose, comme si l’écriture ne pouvait saturer un imaginaire et était appelée à se développer même après le mot fin ou la dernière double barre. C’est évidemment la transcription de la partition du ballet, la plus riche, qui est ici jouée.
Comme l’humble troubadour demandant à la fin de son testament d’être enterré sur la plage de Sète, on pourrait ajouter un codicille : la transcription elle-même puise dans l’imaginaire puisque le prélude et le mouvement qui suit ne sont pas jouables par deux mimines, même par un virtuose réellement virtuose. Le miracle de leur exécution sur ce disque porte donc le nom assumé de re-recording.
C’est donc une transcription plus ou moins imaginaire pour piano solo qui ouvre la suite avec le prélude.
Grand calme,
répétitions plus ou moins rapprochées et
tenues
construisent le suspense avant que le piano à trois mains n’ouvre grand le spectre des registres puis ne les referme. Sans presser ni masquer le rôle des silences, Slava Guerchovitch
murmure des bribes,
esquisse des silhouettes,
fomente d’éphémères envolées.
Enchaînée attaca subito, la « Danse du rouet et scène » associe le redoutable tournoiement du rouet d’une vieille et le sautillement de la princesse Florine armée de sa corde.
La dextérité des petites saucisses,
la légèreté du toucher,
l’étrangeté de cette version à trois mains et
le swing des accents
captent l’oreille. Comme à son accoutumée, Slava Guerchovitch se refuse à tout contraste criard, notamment dans les nuances, préférant travailler une palette riche allant du piano au mezzo forte grand maximum. Autrement dit, il ne surjoue pas mais oblige l’auditeur à écouter. Même lorsque la princesse
trébuche,
percute le rouet et
entre dans la « nuit séculaire »,
pas d’éclats de son, d’effets chocs ou de percussions fortissimo : rien que le texte comme distancié par un souci de musicalité passant au-delà du récit mentionné sur la partition.
Enchaînée itou, la « Pavane de la belle au bois dormant » en la renoue avec la transcription de la première version de Ma mère l’oye. Le pianiste installe « doucement » la princesse « dans le fauteuil de la vieille ». Le ballet funèbre s’achève quand, seigneurs et dames étant partis qui, parmi ces dames,
se préparer une eau chaude avec des herbes dedans,
rédiger un manuel ultraféministe tout en feignant de nettoyer quelque lèchefrites au cas où l’époux apparaîtrait ou une vieille commère viendrait lui demander ce qu’elle fabrique, ce qu’elle écrit et comment elle ose proférer des propos aussi révolutionnaires, ou
rêvasser en contemplant la forêt avec l’espoir qu’un beau jeune homme ou, à défaut, un type un peu vieux mais, pfff, presque acceptable vienne la rejoindre parce que, la contemplation, c’est chiant,
qui, parmi ces messieurs,
boire un apéro,
faire un foot,
lécher la pomme du seigneur local, voire
les trois à la fois
(fallait pas échauffer notre imaginaire…), la vieille se révèle être la très mimi fée Bénigne. Elle va biser la princesse endormie et laisse la victime à la garde de deux « négrillons ». Si, à l’époque, on pouvait écrire ça sans offusquer Sandrine Rousseau puisqu’elle n’était pas encore de ce monde, hélas. Même en 1975, Charles Trenet étrennait sa chanson du négrillon lors d’un passage à l’Olympia, dans un temps plus proche de nous que celui de Bossuet. Donc, deux négrillons annoncent que vont être présentés « Les entretiens de la Belle et de la Bête ».
L’interlude
fragmenté,
contrasté et
surprenant,
laisse se déployer l’imaginaire de l’auditeur et se dissout « très lentement » dans un « mouvement de valse ». L’interprète soigne ces interludes musicalement riches et nourrissant narrativement. Sous les doigts du musicien, la Belle se fait belle car, à ce niveau, la beauté est un travail sinon un métier. Slava Guerchovitch est dans son élément,
ciselant un balancement,
suggérant une ondulation soyeuse,
déliant une ligne presque émoustillante.
L’arrivée de la Bête gâche cette ambiance.
Gravité,
stupeur et
peur
saisissent les personnages et la musique. Puis les craintes se dissipent, et une modulation ramène un calme oscillant sur un rythme ternaire jusqu’au dévoilement disneyique de la Bête qui, ayant touché le cœur de la Belle en paraissant pitoyable, peut apparaître « plus beau que l’amour » et partir convoler avec la dame dans les arpèges aigus du piano. Les négrillons annoncent le conte suivant : celui du « Petit Poucet » qui, suspense oblige, fera l’objet d’une prochaine chronique. À suivre !
Pour écouter gracieusement le disque en intégralité, c’est ici. Pour l’acquérir, c’est par exemple là. Pour retrouver les chroniques autour du premier disque de Slava Guerchovitch, cliquer sur les hyperliens infra. Johann Sebastian Bach Maurice Ravel 1 et 2 Franz Liszt
À Saint-André de l’Europe (Paris 8). Photo : Jacques Bon (http://www.cafcom.net/).
D’ordinaire, la série des « improvisations pour la sortie de la messe du samedi soir » se présente sous forme unitaire : une impro par semaine environ, comme le titre le laisse entendre. Mais pour le catholicisme, l’Un est triple. Aussi, lors du week-end du 20 juillet, j’ai enregistré une improvisation à chacune des trois messes dominicales.
La première raconte la colère de Marthe, en écho à l’Évangile du jour. On connaît l’histoire (Lc X, 38-42) : Jésus débarque chez Marthe et Marie. Marie s’asseoit à ses pieds et l’écoute dégoiser. Marthe fait le service. Voir Marie glousser aux pieds du maître sans se sortir les doigts pendant qu’elle s’échine à servir les petits fours, plus le temps passe, plus ça la hérisse. Ça tourne. C’est difficile à verbaliser. Ça se cristallise autour d’un motif. Ça ressasse. L’itération fait boule de neige. Les décibels s’agrègent à mesure que monte le ressentiment. Ça cherche le bon moment pour exploser (quelques siècles avant d’exister, Big Ben résonne même fugacement). Ça se confronte à la saturation, à la stagnation, à l’étouffement. Et ça explose enfin quand le Christ envoie bouler Marthe sur l’air du « bien fait pour toi, l’autre est moins stupide que toi ». Après l’explosion, ça n’arrive pas à s’éteindre. Ne le veut pas. Se stabilise. Perdure dans l’écho du silence. Solitaire. Définitif. Incendie perpétuel.
La deuxième raconte la joie de la Parole, en écho au verset alléluiatique du jour : « Heureux ceux qui ont entendu la Parole dans un cœur bon et généreux, qui la retiennent et portent du fruit par leur persévérance. » (d’après Lc VIII, 15). La musique ausculte le bonheur qui croît à mesure que la Parole porte du fruit (donc que le son s’amplifie). Elle manifeste le ressassement de la Parole, sa force qui va avec une pulsation obsédante. Elle s’aventure à évoquer l’humanité du chrétien avec d’étranges dissonances, syncopes, sursauts, derrière l’apparente sûreté de l’itération tenant lieu de foi. Enfin, elle semble aspirer à s’apaiser en Dieu en cheminant vers une coda plus sereine, jouée comme un long point d’orgue diffracté – et hop.
La troisième raconte la fulgurance du Voyageur, en écho à la première lecture du jour (Gn, XVIII, 1-10a). Classique du récit vétérotestamentaire : aux chênes de Mambré, « le Seigneur » apparaît à Abraham sous la forme de trois voyageurs. Il les invite à casser une graisse, boire une chope et profiter d’un pédiluve. Les zozos acceptent, apprécient et, au moment de partir, le Voyageur promet à Abraham qu’il reviendra et que, alors, le vieux aura enfin un fiston. La musique zoome sur ce qui se joue lors du micro-instant de cette promesse. Éloge de la parole performative. Jaillissement de la fécondité du Verbe. Déchirement du rationnel et du raisonnable. Coups de boutoir dans la réalité. Insaisissabilité intellectuelle de ce qui se noue, se renverse, s’accomplit pour Abraham, pour le croyant et pour l’homme. Échos infinis et déformés de la parole de Dieu. D’un triple voyageur, en somme.
Dans son premier disque, Born in Monaco (liens à retrouver ci-dessous), la technique de Slava Guerchovitch nous avait davantage impressionné que son expressivité. Son deuxième opus promet un Ravel imaginaire donc déçoit, puisque le propos n’est pas d’imaginer Ravel mais de rendre hommage à son imaginaire, à la fois « quête de beauté et défi technique » : le contenu ne correspond pas au titre. Néanmoins, l’on apprécie que les frères Guerchovitch s’investissent dans l’objet-disque en rédigeant la note d’intention et le livret, disponible en anglais et, c’est de plus en plus rare, en français.
Premier imaginaire sur le pupitre, celui qui anime célèbre Sonate pour violon et piano en Sol, où le compositeur vise, selon les interprètes, à « transporter l’auditeur dans des univers sonores contrastés ».
L’allegretto, lancé entre 6/8 et 9/8, file bon train. Les qualités requises sont au rendez-vous :
légèreté,
capacité à dialoguer,
souplesse du geste donnant à l’auditeur une confortable impression d’évidence et de naturel.
Au piano cristallin de Slava répond le violon de David, qui déjoue le risque de la surinterprétation : le vibrato est maîtrisé, le phrasé est net, le son est chaleureux.
Les frères se jouent des difficultés techniques avec maestria. Mieux, au fil des modulations tonales et rythmiques, ils maintiennent une vision presque univoque de l’esquisse, de la caresse, de la suggestion. Essentiellement joué piano, ce premier mouvement gagne en limpidité rêveuse ce qu’il perd en
tensions,
contrastes et
rugosités.
Une lecture très éloignée de versions plus énergiques telles que celle que l’on a pu chroniquer jadis ici ; donc une lecture intéressante puisque singulière.
Le deuxième mouvement est un blues motorisé sur une bitonalité : le violon reste en Sol quand le piano s’installe en La bémol. Sur des pizzicati secoués par des accents, le piano prend sa posture d’accompagnateur ouvrant la voie à un comparse « nostalgique » et glissant.
Contretemps,
contrastes d’attaques et
trouvailles harmoniques nullement contenues à un exercice de style encore moins à une parodie
sont ici mis en valeur par une interprétation précise voire sage. Les musiciens se risquent néanmoins à métamorphoser leurs instruments lorsque le besoin s’en fait sentir. Le piano à queue sait alors sonner en mode bastringue ou saloon ; et le Sanctus Seraphino de 1739 joué par David Guerchovitch se mue brièvement en banjo. Sans se laisser tenter par le plaisir d’une musique canaille, les complices proposent une version
propre,
sérieuse et
élégante
de l’audacieuse effronterie de Maurice Ravel.
En La bémol, un perpetuum mobile à trois temps conclut la sonate. L’allegro résolu lance peu à peu un violon impressionnant. Derrière la logorrhée des quatre cordes, le piano assure
la pulsation de la mesure,
le groove des contretemps et des accents, ainsi que
les mutations harmoniques.
Les amateurs de versions
radicales,
incarnées et
exubérantes
passeront leur chemin. Les mélomanes moins fouyouyous se laisseront
séduire par l’art du toucher de Slava,
ébaubir par la ténacité de David, et
convaincre par la connexion entre les deux musiciens…
même si le prochain morceau de la set-list est la version pour piano seul de « Ma mère l’Oye », que nous commencerons à découvrir dans une prochaine notice. À suivre, donc !
Pour écouter gracieusement le disque en intégralité, c’est ici. Pour l’acquérir, c’est par exemple là. Pour retrouver les chroniques autour du premier disque de Slava Guerchovitch, cliquer sur les hyperliens infra. Johann Sebastian Bach Maurice Ravel 1 et 2 Franz Liszt
La musique kaléidoscopique d’Enrique Seknadje se renouvelle dans son nouveau disque, Dentelles del’existant, dont nous nous apprêtons à découvrir la seconde partie, entamée par « Visage », thématique inspirante pour de nombreux chanteurs. Un riff en boucle prépare l’arrivée d’une voix alla Christophe en moins maniéré. Derrière la souplesse des nappes de clavier, Enrique Seknadje semble s’amuser à tordre gravement
les champs lexicaux,
la prosodie et
l’écriture plus surréalisto-parophonique qu’automatique
(Les Troyens l’ont fait entrer
L’hippocampe
N’a plus la préhension
De quoi s’inquiéter).
La reprise des refrains ad libitum en coda rappelle que, au-delà de la liberté d’écriture (ou en-deçà, allez savoir), le but d’Enrique S. est de fabriquer des chansons, avec
la mélodie,
les contrechants et
les bribes groovy que l’on retient pour
agiter la tête,
prolonger la fête et
continuer de fredonner longtemps, longtemps, longtemps après que les décibels ont disparu.
Avec « Le jardin des vivants », qui abandonne le « je » pour le « tu » comme si, à ce stade du disque, le « je » n’avait plus besoin d’être présenté ou s’était transformé en autre, l’artiste joue
l’ambiguïté (entre « modous » en un mot et « doux rêves »),
l’oxymoron (« la longue vie est si brève »),
la contradiction (« la lumière en léthargie »),
la tension (voix traînante versus les exclamations récurrentes du « Oh ! »),
la métaphore (« Tu marchais / en ce jardin ») et
le prosaïque (ainsi de la ligne que « tu cherches » et qui n’est autre que la ligne 13 avec ses vendeurs de crack, lieu, vecteur et atmosphère bien connus du prof de cinéma à Paris-VIII).
Le plus long morceau du disque s’ouvre sur l’investissement de deux accords qui s’enrichissent de zébrures sonores aussi imprévisibles que la grille est évidente. Les moments musicaux ont toute leur place entre deux séquences textuelles.
La construction de l’univers sonore,
l’originalité de l’esprit seknadjien,
la singularité des constructions harmoniques souvent abruptes et inattendues
captent l’esgourde jusqu’au decrescendo ultime. Le « tu » étant construit, la confrontation avec « je » peut avoir lieu. Bienvenue donc en « Enfer » où « broyé net éternellement / Tu s’ras maint’nant ». Des sons
synthétiques,
saturés,
stridents
annoncent la couleur rouge et noire. Une solide intro projette sur la piste un parlando
expressif,
vengeur et
volontiers déstructuré.
La guitare de Quentin Durual la joue rock, jusqu’au faux larsen, dans cet espace plus métallique que métalleux. Il y a de l’incandescence, dans ce titre-là ! Pour autant, le « je » qui vient d’éliminer le « tu » (« j’espère que t’es saisi dans ton enfer ») n’en a pas fini avec lui comme en témoigne « Je ne reviens pas », la chanson la plus courte de la set-list. Face à l’esclave du diable, « je me sens soudain pousser des ailes ». Énergie ? angélisme ? les deux ? Enrique Seknadje laisse volontiers le sens en suspens, à la fois
presque intelligible,
fuligineux par posture et
farouchement indéchiffrable.
La chanson de rupture – ou plutôt qui essaye d’entériner une rupture – se laisse secouer par une mise en musique allante percée par des commentaires sonores aux atours ironiques. Ce qui ressemble fort à un interlude entre l’envoi au diable de l’autre et la mort de soi, c’est-à-dire la fin du disque, confirme la dimension presque programmatique ou, du moins, diégétique, de l’album.
Parti sur la dissociation entre l’enfant et le vieillard peint en « dur gisant » (titre 1), le récitant a cherché une âme-sœur qui voudrait bien de lui (2). Sauvé par la rencontre (3), bousculé par la différence des genres (4), il s’est reproché d’avoir « mal négocié ce trop long virage » (5). On l’a vu ensuqué dans la lumière immobile et le « dimanche qui n’en finit pas » se réfugier dans le passé où l’autre « courai[t] dans l’herbe haute » (6) avant de filer en Enfer (7). La rupture revendiquée (« N’essaye pas comme ça », 8) conduit à la dernière chanson intitulée : « C’est la mort ! » Là, il « avance dans un monde à épithètes :
l’espace est « vidé »,
les silences « lourds », et
« longue » est la descente.
La musique émerge en fade in que trouble un rythme claudicant. La voix n’hésite pas
à s’envoler,
à planer,
à muter comme
la battue,
les sons,
les styles.
Cette déconstruction de l’évident participe de l’évocation de la mort, comme la boucle de la coda qui paraît ne jamais devoir finir avant de connaître une brusque extinction : image sans doute de l’homme qui sait qu’il va mourir mais, comme l’écrivait Sigmund Freud en 1915, ne peut pas y croire… jusqu’au jour où ; mais peut-être aussi figure de la création artistique grâce à laquelle, une fois lancé, « il n’y a plus qu’à filer » même si cela n’offre ni destination (« y a pas d’port ») ni solution face à la catastrophe (« c’est la mooooort ! »). Ainsi se conclut Dentelles de l’existant, moins album-concept que méditation elliptique d’un artiste qui sait être
saisissant,
surprenant et
reconnaissable.
Beau travail, M. Seknadje !
Pour écouter les titres et acheter le disque digital, c’est ici.
Jann Halexander chez lui, en juillet 2018. Photo : Bertrand Ferrier.
La solitude, c’est un peu comme une noix. De l’extérieur, on voit bien ce que c’est ; mais on ne peut savoir ce que cache cette coquille tant qu’on ne l’a pas brisée. C’est à cette frontière de la brisure que se confronte Catherine Ribeiro. Elle décrit, dans une langue
crue et métaphorique,
directe et imagée,
sans fard et cependant astucieusement partagée entre ombres et lumières,
un mélange
de désir,
de turbulences de la « musique intérieure »,
d’affolement sexuel comme expérience d’un « regard nouveau », et de
cruauté de la perte qui conduit si près de l’être aimé, aussi bien « dans la douceur » du souvenir que « dans le néant » d’un présent tissé
d’absences,
d’abîmes et
de chagrins.
C’est l’intérieur – l’intimité, même – de cette noix que nous découvre Jann Halexander en incarnant plus qu’en interprétant « Carrefour de la solitude », l’un des derniers chef-d’œuvres – composé par Francis Campello – de la chanteuse yéyé repentie, décédée en 2004. Dans le cadre si particulier de la librairie Publico, ça donnait ce qui suit.
Le titre de l’album est aussi celui de la première plage, un moment planant
sur des nappes de clavier,
des enchaînements harmoniques spécifiques qui sont du pur seknadjisme, et
une cohérence stylistique entre
paroles,
arrangement et
coda avec trompette presque vacillante.
« Qui voudra bien de moi » tranche avec sa programmation entre disco et new wave, en tout cas vintage mais pimpée par une recherche de matière sonore qui sait à la fois
explorer,
tournoyer,
surprendre
sans perdre le fil narratif du personnage
« crasseux »,
« monstrueux »,
« squameux »,
« plutôt lépreux »
qui s’étonne et s’escagasse de foutre la flippe aux autres.
Ligne mélodique déchiquetée,
grammaire claudicante,
déformation vocale,
transformation des sons prolongés
dessinent un univers mental tourmenté donc intéressant qui n’oublie cependant jamais de séduire (on est dans la chanson de variété, pas dans l’expérimental !) par
la variété des textures,
l’efficacité du groove qu’agrémentent de pertinents commentaires de guitare électrique, et
la coda ad libitum qui va bien.
« Tu m’as sauvé » confirme la direction schizophrénique du disque. En effet, « Dentelles de l’existant » oscillait entre
le je « flottant comme un enfant » et
le « tu » qui contemple « le vieil homme (…) / éclairé du dehors » ;
« Qui voudra bien de moi ? » enrichissait les personnages en confrontant
un « je » horripilant,
un « tu » qui a « rien dans l’cœur »,
un « on » hélas « bien trop gentil », et
le « ils » des gens qui « filent des coups »,
sans que l’on soit en mesure de déterminer s’il s’agit d’un même « je » entre irisé, dissocié et diffracté, ou d’individus voire de groupes réellement distincts du narrateur.
Sous ses airs de chanson d’amour, « Tu m’as sauvé » préserve cette ambiguïté de la fracturation de l’ego. Sa longue intro avec trompette synthétique et sons eighties prépare l’entrée d’une voix d’abord doublée à l’octave, puis profitant d’un écho qui semble dialoguer avec le texte en faisant rebondir les derniers mots. Fracturation
du sens,
du son, et
du texte
où le narrateur se dévoile « assez blessé » comme pour mieux ressusciter à « la rivière douce » qui permet de « distancer la douleur ». On peut ainsi se demander si celui qui chante et revendique d’avoir « tant changé » voire de s’être « arrangé » (comme Enrique Seknadje, gens chanté tant changé, a « arrangé » ses chansons) est un, deux ou deux qui ne font plus qu’un. La réponse se dérobe, heureusement car elle n’aurait aucun intérêt : les questions qui crochettent les dentelles de l’existant sont plus frémissantes que les phrases qui les réduisent à des bouts de tissu.
Quatrième titre du disque, « Bande de filles » propose une intro façon « Another one bites the dust » au sens où le groove renvoie la mélodie à ses chères études. Presque dance, bousculé par un texte volontiers secoué et repoussé derrière des boucles et des surgissements de claviers (à quand un long edit du morceau ?), la chanson n’échappe pas à la question du narrateur : « Je n’avais jamais vu comme ça », commence-t-il, avant de se lancer : « T’as plus qu’à te tirer de là ». Ce balancement du « je » au « tu » et retour, en présence d’un « elles » mais aussi de « papa » et « maman », résonne avec une musique
protéiforme mais profondément cohérente,
élaborée mais savamment basique,
excitante mais également astucieuse.
Nous découvrirons les cinq derniers titres dans une prochaine chronique. À suivre, donc !
Pour écouter les titres et acheter le disque digital, c’est ici.