Tristan Pfaff et Gaspard Dehaene, Showroom Kawai, 30 avril 2024 – 2/2

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Tristan Pfaff et Gaspard Dehaene au Showroom Kawai (Paris 10), le 30 avril 2024. Photo : Rozenn Douerin.

 

Les concerts à deux pianos, c’est presque comme un double au tennis : il y a toujours la crainte que les joueurs qui se produisent en double soient des losers incapables de briller en simple ou des joueurs de simple cherchant un complément de revenu sans s’investir vraiment dans le projet. Une inquiétude prise au sérieux mais sans doute mal traitée par l’ATP, à en croire les réactions suscitées par les nouvelles règles testées au tournoi de Madrid. Ce jour-là, sur le court du Showroom Kawai, on est tranquilles !

  • Deux Shigeru Kawai de belle facture,
  • deux virtuoses investis et connectés,
  • un public à l’écoute,
  • un Carnaval des animaux qui a passionné avec ce petit plus d’un récitant malicieux et roué…

Pas de doute, à ce concert de Tristan Pfaff et Gaspard Dehaene, y a d’la joie, bonjour, bonjour les hirondelles. Pourtant, le pire nous attend. La mort, la mort, la mort toujours recommencée nous attend au coin du dance-floor. Pour fêter l’arrivée de la Danse macabre de Camille Saint-Saëns, Tristan Pfaff tombe la veste. La Faucheuse n’a qu’à bien se mouvoir. L’arrangement pour deux pianos de la chanson parolée par Henri Cazalis saisit dès les premières notes.

  • Picturalité de l’introduction,
  • efficacité des échanges entre
    • confrontation,
    • encouragements réciproques et
    • défis mutuels,
  • changements brusques ou tuilés d’éclairage et d’atmosphère,

tout contribue à l’efficacité d’une musique associant

  • le populaire
    • (mélodie reconnaissable,
    • itération jubilatoire,
    • programme carnavalesque de la transgression) et
  • le savant
    • (harmonie,
    • variations,
    • construction).

Portés par une énergie commune, les artistes n’ont peur

  • ni du pianissimo, ni du fortissimo,
  • ni du stacatissimo, ni du sforzendissimo,
  • ni du trivial, ni du poétique.

Percussivité et finesse se contente fleurette dans une discrète débauche de moyens extrêmes – et hop, un chiasme et un faux oxymoron d’un coup, ça ratatatata à mégadonf, on se croirait à la soirée miss T-shirt suggestif à la Chunga de Palavas, un 15 août mémorable. La fusion formidable des deux motifs principaux et la péroraison qui l’accompagne sont exécutés avec une vigueur mortelle, ce qui contraste avec le finale magnifiquement apaisé puis craché avec une sobriété parfaite en hommage à la belle nuit du pauvre monde…

 

 

Spectaculaire sans oser la vulgarité, le dernier morceau annoncé est tiré du succès d’Anderson & Roe, la Carmen Fantasy pour laquelle Tristan Pfaff et Gaspard Dehaene échangent leurs instruments. À Gaspard d’énoncer le premier thème, à Tristan de se glisser dans les pas du zozo en tripotant l’ultra-aigu. Quand les petites saucisses se lancent à l’assaut du deuxième thème, on pourrait se contenter de profiter d’une virtuosité de bon aloi n’eût été le travail sur

  • les touchers,
  • les accents et
  • les couleurs

qui rappelle qu’un musicien n’est pas qu’un type jouant des notes : c’est – ou ce devrait être – d’abord un type qui fait de la musique. Le premier vrai tube de l’opéra de Georges Bizet est l’occasion d’un dialogue entre les pianistes, avec

  • des effets d’écho,
  • des parallélismes impressionnants et
  • une exigence dans la précision et les nuances qui désamorce toute réductibilité de l’exercice à une virtuosité show-off.

Le deuxième mouvement s’ouvre sur une noirceur éclairant de façon nouvelle le duo. Gaspard Dehaene secoue ses chipolatas comme pour rappeler que l’obscurité n’est pas l’ennui, puis la rhapsodie s’appuie sur des notes graves répétées pour clore l’épisode avec une magistrale synchronisation des silences car être sinon vivre ensemble, c’est

  • dialoguer,
  • s’écouter et aussi
  • savoir se taire ensemble.

Dans le troisième mouvement, les aigus scintillent avant de se laisser aspirer par les médiums et les graves. Gaspard Dehaene jazzifie cet arrangement bon enfant tandis que Tristan Pfaff prépare presque discrètement le surgissement de “L’amour est un oiseau rebelle”, second vrai tube de l’opéra.

  • Rythmicité rigoureuse,
  • brio digital et
  • jointure des nuances, du crescendo spectaculaire au mezzo forte subito,

emportent, c’est leur travail, l’enthousiasme du public lequel vaut bien un bis, en l’espèce la “Fête des cloches”, extrait de la Première suite de Sergueï Rachmaninoff. Après le Carnaval et la Danse macabre, c’est donc le retour de la musique à programme ! En effet, on entend

  • tinter les cloches,
  • sonner les vantaux et
  • vibrer les harmoniques

dans une transe hypnotique où, en dépit d’une acoustique sèche, Tristan Pfaff et Gaspard Dehaene usent de leur virtuosité et de leur art du son pour que

  • la résonance,
  • l’itération et ses minidifférences, ainsi que
  • la spatialisation propre au jeu de deux pianos

construisent une cathédrale éphémère

  • à la musique,
  • à la fête et
  • au partage.

Bref, un concert

  • brillant,
  • roboratif et
  • solaire jusque dans la mort.