
Contrairement aux tristesses, douleurs et autres souffrances,
- chaque plaisir,
- chaque joie,
- chaque ébaubissement
a son envers. Ainsi en est-il de l’écoute du quintette pour piano et cordes de Béla Bartók : ses deux premiers mouvements font saliver pour les deux derniers dont nous allons à présent écouter l’Adagio ; mais la suite et fin, sous les doigts d’Etsuko Hirose et les archers digitaux de Vadim Tchijik, Pablo Schatzman, Andrei Malakhov et Igor Kiritchenko, vont-ils nous éblouir autant que les deux premiers épisodes ?
Le troisième épisode de cette saga sapide s’ouvre sur un motif énoncé à l’unisson par les cordes puis réinventé peu à peu par le piano.
- Contrastes d’intensités (du pianissimo au double sforzendissimo),
- déformations rythmiques (contretemps et instabilité de tempo),
- suspensions du discours (retards, ralentissements, point d’orgue)
donnent au prélude une aura de mystère que pimentent
- d’inquiétantes secondes,
- un abondant recours aux triolets – bientôt de quintolets, de septolets voire divers ensembles allant de 10 doubles croches pour 8 à 20, 23, 24, 27 voire 40 triples croches pour 16 – et
- le ressassement quasi obsessionnel de la même série de quatre notes.
Un dialogue presque confus s’engage entre le quatuor et le piano, puis entre les membres du quatuor. Le compositeur se délecte en secouant
- la mesure (entre 4/4 et 2/4),
- la battue (agitato versus retards progressifs) et
- les caractères liés aux indications de tempo (adagio, adagio molto, maestoso, etc.).
Amplifié par la large palette expressive des interprètes, le charme naît notamment
- des effets d’écho entre le quatuor et le piano,
- de l’inventivité dans les traitements curieusement post-wagnériens infligé au leitmotiv, et
- du mélange entre la grande précision rythmique de l’écriture et les plages ménagées pour déformer cette structure très exigeante.
Après un vivace foufou, Béla Bartók semble se réapproprier le calme avec une liberté que la mesure traduit bien, entre 4, 5, 6 et 7 temps. Dans ce mouvement a priori moins spectaculaire que le précédent, la prouesse est triple :
- donner de la fluidité à ce qui, sur le papier, risque d’être conçu dans un morcellement dommageable à la continuité – réelle – du propos ;
- offrir, en dépit des oppositions entre quatuor et piano, une cohérence de son qui n’aplatisse pas le récit – la prise de son de Bertrand Cazé se refuse astucieusement à tout gonflement acoustique pompeux (hormis l’inutile réverbération ajoutée parfois au dernier accord d’un mouvement) ;
- enrouler les cinq musiciens dans une même énergie qui tourne autour du piano exceptionnel d’Etsuko Hirose, insaisissable partenaire sachant, sur l’ensemble des registres, être l’accompagnatrice, la provocatrice, la rugissante, la douceur même et la réconciliatrice.
Comme l’eût chanté Georges Brassens grâce aux mots d’Antoine Pol,
- la dynamique de cette version,
- la respiration commune du quintette et
- la créativité de la partition
« fait paraître court le chemin » de près de douze minutes qu’emprunte l’auditeur. On ne peut qu’être emporté par
- les modulations à la fois logiques et surprenantes,
- la souplesse du geste interprétatif, et
- la musicalité profonde couvrant la virtuosité – notamment pianistique – sous le manteau de l’art laissant presque ignorer la technique.
Tout crépite : ondulations se transformant en cahots, traits de harpe basculant dans un agitato où les petites saucisses d’Etsuko Hirose ne chôment point, les nuances orchestrales évoquant une « Mort d’Isolde » avant de se fondre dans le sautillement progressif d’un mouvement final « poco a poco più vivace ». À suivre !
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