Saluts à la fin de « Tout est un possible ». Claudio Zaretti, Jann Halexander, Pierre-Marie Bonafos et son bonnet, Sébastyén « le clown » Defiolle et son chapeau, Bertrand Ferrier au théâtre du Gouvernail(Paris 19) le 19 mai 2025. Photo : Rozenn Douerin.
Parfois, on met en ligne des extraits de concert en pensant : « Bon, ça s’est bien passé. » Parfois, on met en ligne des extraits de concert en pensant : « J’aurais pu être meilleur, mais quelque chose se passait, tant pis pour les bafouillages et les problèmes de son. » Dans les deux cas, on partage
des souvenirs,
des instantanés,
des histoires,
et on assume de reporter la perfection à une autre fois. Voici donc l’histoire partagée à la fin de la set-list principale de Tout est un possible, tour de chant donné au théâtre du Gouvernail le 19 mai 2025.
Après un premier mouvement bi-goût, le quintette pour piano et cordes de Béla Bartók s’annonce plus unifié. En effet, le deuxième mouvement est intitulé Vivace (scherzando).
Ternaire,
rythmique,
changeant et
contrasté,
il s’enroule autour d’un thème chromatique peut-être d’origine folklorique. Deux blocs se distinguent : le piano et les cordes. Pour autant, les rôles s’échangent : le leader d’un segment devient l’accompagnateur de l’autre. On se goberge de la labilité de la partition,
passant d’un marcato à un grazioso,
risquant un pesante bien martelé,
glissant un dolce presque sucré, tout en
manipulant le rythme comme d’autres jouent au Rubik’s Cube.
Le dialogue enflammé entre le piano d’Etsuko Hirose et le quatuor Élysée (les deux violonistes ont interverti les pupitres : après Vadim Tchijik dans le quintette de Georges Catoire, c’est à Pablo Schatzman qu’est échu le premier rang) sait être
bataille rangée,
engrenage qui s’auto-entretient dans de vigoureux crescendi mais aussi
apaisement provisoire.
Béla Bartók flatte l’oreille grâce à
sa science de l’harmonie,
son sens du groove,
son art de la narration, et grâce à
sa maîtrise de l’instrumentarium dont il prend soin de laisser goûter les très riches possibles.
Les interprètes caractérisent habilement les différents segments, qu’ils soient
rythmiques,
élégiaques,
tendus ou
furibonds.
Le surgissement d’un moderato inattendu aux deux-tiers de la course avive la curiosité qui anime l’auditeur depuis le début et le rend suspendu aux prochains épisodes comme un netflixophile en plein binge drinking de son feuilleton préféré. Le travail sur
les registres,
la complexité rythmique (ainsi de ces huit croches pour six),
l’agogique augmentant le suspense, et
les ondulations des tempi
est présenté avec une mâle assurance par les musiciens. La diégèse est
riche,
profuse,
savoureuse.
Le résultat est
impressionnant mais jamais m’as-tu-vu,
virtuose mais point extravagant,
fascinant et pourtant empreint d’un naturel qui ébaubit.
À suivre !
Pour acheter le disque, c’est par exempleici. Pour l’écouter gracieusement en intégrale, c’est là. Pour retrouver Etsuko Hirose en entretien, c’est ici. Pour retrouver la chronique de Schéhérazade by Etsuko Hirose, c’est ici, re-icietlà.
Il Professore en l’église Sainte-Marguerite (Paris 11), le 19 septembre 2025. Photo : Bertrand Ferrier.
Il est arrivé en croquant un radis, sa vieille sacoche au cuir usé au bout de la patte nous proposant un légume croquant de la famille des Brassicacées, renouant avec une tradition désormais bien établie : depuis le 9 juin 2019 à la collégiale de Montmorency, Sleepy & Partners sont peu ou prou considérés comme les spécialistes de la granularité sonore notamment en matière organistique (« parfois même organique », tient à stipuler un membre de la confrérie avec ce sens du mystère qui rend la guilde si troublante). Pour leur trente-sixième mission presque au grand jour, la smala a envoyé Il Professore – l’un des plus récents experts à avoir rejoint la bande – expertiser l’orgue Stolz de Sainte-Marguerite.
L’essspertise organistoloyique – parfois même organique – esssiche oune sens dé l’observatsionné, oune coultoure dé la historia dé notre amico l’organo, i oune sennessibilita artistique qu’elle donne, per la mousiqua, dé la profondeur métaphysique à cé qui, sans céla, né sérait qu’artisanat
nous a-t-il soufflé avec son accent très spécifique. Nous avons obtenu partiellement le droit de l’observer observer. En observant l’observateur, nous avons subodoré que, pour lui, l’orgue était avant tout
un reconstructeur d’intemporalité,
une plateforme pluridimensionnelle désymptomisant le réel en le nouménisant, en quelque sorte (la simplification est un peu hasardeuse, mais, n’en déplaise aux plus grands kantologues, elle s’impose dans le cadre restreint de ce compte-rendu), donc
un outil vibratoire associant, si nous avons bien feint de comprendre,
la pragmaticité de la matière,
l’acousticité dans la profération, et
la transcendance visée par l’ensemble des process mis en œuvre dans la substance du projet organistologique, parfois même organique.
C’est un peu l’inconvénient, avec les experts spécialistes sachants : on a beau comprendre, on se rend compte que l’on ne peut pas comprendre, en tout cas pas autant qu’il le faudrait pour être compris dans la compréhension, bien sûr.
Il Professore en l’église Sainte-Marguerite (Paris 11), le 19 septembre 2025. Photo : Bertrand Ferrier.
Les conclusions qu’Il Professore a tirées de son examen minutieux sont hélas couvertes par le secret professionnel le plus strict, ainsi que l’expert l’a martelé lorsque nous avons tâché avec quelque insistance de connaître le verdict. Ce nonobstant, Il Professore a accepté de nous confier quelques éléments de réponse préalablement cryptés :
Pour oune orgue, cé n’est point tant l’étendoue – yé dirais la massivité – dé l’obyet mais l’obyet de la massivité, si yé pouis mé permettre cé chiasme. C’est-à-dire qu’il convienne d’étalonner lé dimensionnément de l’émission, d’un point dé voue à la fois qualitatif, historique et fonctionnel, en le comparant à la pratique dé l’instroumenneto dé oune point de voue coultouel, coultourel i patrimonial.
Quand nous avons essayé d’en savoir plus afin de distinguer le sens derrière le galimatias, notre interlocuteur a levé une patte pour rappeler qu’il était tenu au plus strict secret professionnel. Puis il a ajouté, patelin :
L’orgue est oune domaine qu’il né faut pas croire dominer, sous peine dé repousser la questionne au lieu d’y répondre. Comme l’écrivait Yoryes Vigarellllllllo, « oune terre youyée touyours plous dominée fait naître dé nouveaux lointains »(c’est dans « Oune histoire de lointains. Entrée réel et imaginaire », qué Lé Seuil il vienne dé rééditer en poche – dé mémoire, vous trouverez la citatsionné à la paye 203, yé crois). Pour oune essspert, innevenneter des lointains est oune prétesssto pour né pas esssaminer lé proche, lé donné, l’obyet même de son essspertise. Chez Sleepy & Partners, cé type dé faux-fuyant est frappé d’oune nonne négativissimo. Nous né nous dérobons yamais, au grand YAMAIS, au momènneto dé cerner la granoularité sonore.
Nous avons voulu en profiter pour obtenir enfin une définition de ladite granularité sonore, pierre angulaire du prisme organistologique – et parfois même organique – de la confrérie. Peine perdue : Il Professore nous a proposé un radis, en a croqué un autre et, saisissant sa vieille sacoche au cuir usé, est reparti en fredonnant : « Pom, pom, pom. » Une prochaine fois, peut-être ?
Retrouvez les aventures de Sleepy & Partners…
… aux grandes orgues de la collégiale de Montmorency.
Quarante minutes : c’est la durée du quintette pour piano et cordes en Ut de Béla Bartók, qui fera l’objet de quatre chroniques sur ce site – une par mouvement. L’œuvre a été
composée en 1904,
créée avec le compositeur au piano,
révisée en 1921,
perdue puis
retrouvée en 1963.
Son premier mouvement est un diptyque associant un andante à un allegro molto. L’andante est d’abord confié aux cordes que rejoint un piano décidé – cette fois un Fazioli concert 280. Les cinq musiciens s’attachent à rendre la versatilité du prélude en faisant miroiter
les différentes humeurs,
les nombreux changements de tempo, et
les modifications de couleurs apportés par la registration (cordes seules, cordes avec piano, duo violon – violoncelle, trio piano – alto – violoncelle, etc.).
Etsuko Hirose impressionne singulièrement dans sa manière magistrale de traiter avec fluidité
les traits atypiques de triples croches,
les cahots rythmiques, et
les ajustements d’intensité en fonction du rôle attribué par le compositeur à son instrument.
Ensemble, les compères excellent dans
la création d’atmosphères
(sérénité,
suspense,
électricité,
explosivité),
le tuilage d’un registre à l’autre, et
la capacité à donner une sensation de cohérence à cette étrange donc fascinante succession de vagues hésitant entre
le fracas bénin sur la digue,
la tension sous-marine dont on redoute à raison les conséquences, et
la colère tempétueuse qui débouche sur un allegro de cinq mesures puis sur l’allegro molto attendu.
La présente version sait associer (c’est-à-dire tantôt
opposer,
confronter mais aussi, à l’occasion,
superposer)
des caractéristiques aussi contradictoires que
le brio et et l’intériorité,
la tonicité et la douceur,
l’expressivité et l’allant.
En ébullition, l’écriture du jeune Bartók multiplie les modifications de cap :
ici un agitato,
çà un dolce,
là un pesante.
On apprécie la manière dont les musiciens donnent une cohérence à cette collection de vignettes bigarrées.
L’étagement des voix,
le travail de synchronisation, et
l’art de contrastes parfois univoques, parfois ambigus,
soutiennent l’attention au long de ce voyage dépassant les douze minutes. La partition n’y est pas pour rien, mais la vaillance spectaculaire des interprètes lui rend joliment justice. À suivre !
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Collégiale de Montmorency à la nuit tombante, le 21 juin 2025. Photo : Rozenn Douerin.
Pour conclure le récital sur Le Rire de Dieu, donné en la collégiale de Montmorency le 21 juin 2025, j’avais choisi d’improviser une symphonie bigarrée « autour de quatre rires de Dieu ». Le premier mouvement, intitulé « Le rire qui console », évoque une « note sur le rire » de Marcel Pagnol, selon laquelle « Dieu a donné aux hommes le rire pour les consoler d’être intelligents ». Bien que cette consolation ne soit guère utile à une grande partie de l’humanité, la punchline explore avantageusement le désarroi lié à la lucidité et l’abîme qu’il ouvre dans l’esprit de celui qui le vit. J’aime bien l’idée
que le rire n’est pas réductible à la joie ;
qu’une métaphysique du rire est nécessaire, d’autant plus que « métaphysique du rire » ressemble à un oxymoron tant le rire, aussi bienfaiteur soit-il, est souvent lié à l’éphémère et au futile, pas au transcendantal – or, un oxymoron, c’est rigolo ;
que le rire est moins un cadeau de Dieu qu’une compensation offerte par le mythique big boss à sa créature afin de pallier les inconvénients de sa capacité à réfléchir, même si moult individus semblent avoir de la peine à se souvenir de ce superpouvoir.
L’improvisation s’ouvre donc sur une claudication qui évoque le désarroi métaphysique considéré ab initio non comme un gouffre abyssal mais comme
un petit truc qui cloche,
une écorchure dans l’évidence,
une très frêle fêlure relevée sur le mur des certitudes.
Cette découverte
résonne,
se déforme,
revient à la charge
façon envie de gratter une croûte qui fait mal : on sait que ça va saigner, mais impossible de s’en empêcher. La petite musique du doute et de l’incompréhension
s’harmonise,
se colore différemment,
s’amplifie peu à peu puis
semble, ô folie, chercher une explication à la bizarrerie du monde.
Résultat ? La question posée par l’observation devient obsédante, façon sparadrap du capitaine Haddock. Aucun angle, aucun plan sonore de l’orgue ne semble en mesure d’apaiser l’angoisse qui monte.
Les saccades liminaires deviennent les éclats d’un rire nerveux.
Les rares interstices plus calmes ne sont qu’attente du prochain éclat dont l’intelligence a besoin.
L’explosion finale laisse entendre un rire puissant dont la vocation consolatrice n’épuise pas la féroce inquiétude que l’intelligence sait souvent distiller.
Laissons cette inquiétude aux gens intelligents, s’ils existent, et, pour eux comme pour les autres, ainsi que chantait Ben Sidran, let’s turn to the music !
Vigoureux et inventif, l’allegro moderato du quintette pour piano et cordes de Georges Catoire nous a mis dans de joyeuses dispositions. L’incipit de l’andante en Si ne laisse pas retomber notre enthousiasme en persistant dans l’envie de faire dialoguer battues binaire et ternaire. Binaire pour les cordes dont l’alto d’Andrei Malakhov prend la tête et pour les ploum-ploums à la main gauche du piano ; ternaire pour les flonflons de la main droite. L’effet de bancalité, et hop, est parfait.
L’oscillation entre les pôles,
la richesse de la partie de piano avec ses quintolets de doubles (mais pas que) posés sur des triolets de croches,
la netteté du quatuor qui n’obère pas sa capacité à respirer de concert
happent l’auditeur dans cette nouvelle aventure.
L’étrangeté de la modulation en Mi bémol « con intimo sentimente » confiée aux cordes seules,
le travail sur les contretemps et les rythmes pointés,
l’élégance de la partie pianistique et
l’instabilité de la mesure et du tempo
font, comme la dépanneuse Simoun selon Tintin Ternet, boum. Ils
surprennent,
bousculent l’évidence et
avivent l’écoute.
Le retour de la tonalité de Si, au mitan du mouvement, confirme la capacité de Georges Catoire à explorer sans cesse de nouvelles combinaisons sonores avec, notamment,
des traits parallèles pour les deux violons et l’alto,
des unissons vibrants pour les mêmes compères,
des porosités laissant circuler le thème de pupitre en pupitre, et
un polyusage du piano entre
enrichissement harmonique,
battement rythmique et
écho mélodique.
Les interprètes rendent raison d’une partition
complexe,
palpitante et
habile
en jouant d’une grande variété
de nuances,
de sentiments et
de vibrations
sans avoir peur – et c’est appréciable – ni du tumulte ni du murmure.
Le dernier mouvement se cabre en Mi bémol et promet d’être « allegro con spirito e capricioso ». On salive. Pourtant, contrairement au titre aguicheur, le début est presque calme : les cordes sont sourdinées et portées sur le pizzicato. Rien de furibond a priori. Au contraire !
Un piano aérien,
une métrique libre,
un registre exclusivement aigu, même pour le violoncelle :
une ambiance féérique et butinante (j’essaye), quasi Maya l’abeille avant le retour des néonicotinoïdes pour que cette merde qu’est la FNSEA écoule ses produits nocifs. Or, le retour a tempo remet grave du grave dans la machine.
À-coups,
retours en arrière,
changements de direction thymique
font frissonner le frichti. Dès lors, dans le faitout bouillonnant de Georges Catoire,
la tonalité de Mi bémol devient Mi (on passe un demi-ton au-dessus),
les quatre doubles croches deviennent quintolet (on rajoute une note dans la fougue du piano),
le tempo est sans cesse boosté par des stéroïdes comme ces indications
« con moto » (« avec une Yamaha de circuit », traduirait-on aujourd’hui),
« molto animato »,
« agitato » ou
« con inpeto ».
Jamais à court d’inventivité, Georges Catoire ajoute
modulations,
échos et
rythmes-contrerythmes
que les interprètes embellissent, quitte à estomper certaines notes pour stimuler l’imagination des auditeurs (le la du piano à 2’50).
Le mesurage démesuré,
la substitution de la tension 2 contre 3 par 4 contre 5,
les modulations impétueuses
contribuent à dynamiter et à dynamiser une musique qui refuse de se cantonner au bon aloi.
La virtuosité sans affectation des interprètes,
la multiplicité des colorations (pour quelques secondes, Wagner arrive énormément vers 4’51),
le sublime et étrangement consensuel apaisement final en Sol
mettent en lumière une partition fulgurante. Les musiciens réussissent à lui éviter la taxinomie de « pièce rare » : c’est une grande œuvre,
redoutable pour les interprètes,
passionnante pour les auditeurs et
grisante pour les âmes sensibles,
ici magnifiquement exécutée. Vivement la prochaine piste – que nous explorerons dans une chronique à venir !
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Derrière le nom bien français de Georges Catoire se cache en réalité Georgi Lvovitch Catoire, wagnérophile de la première heure et mathématicien devenu professeur de composition au conservatoire de Moscou. Plus chanceux que Béla Bartók sur ce disque, puisque le label Continuo n’a pas eu l’inélégance de souiller son patronyme (le quatuor Élysée devient itou le quatuor Elysée, dans un étonnant laisser-aller éditorial, comme si apposer un accent coûtait trop cher…), il ne bénéficie cependant pas d’une gloire posthume à la mesure du compositeur avec lequel il partage la set-list de ce disque où le quatuor Élysée convie Estuko Hirose pour coupler deux imposants quintettes pour piano et cordes. Comme il a été dit : « Il avait un défaut, celui de ne pas savoir se mettre en avant. » Et pourtant…
C’est en 1921 que Georges Catoire a terminé son quintette op. 28 en sol mineur, lequel s’ouvre par un allegro moderato en 3/4 officiellement, mais plutôt en 9/8 puisqu’au ternaire de la mesure s’ajoute celui de la main droite qui égrène trois croches par temps. D’emblée, le compositeur crée une tension entre l’énoncé à trois triolets par mesure et un accompagnement binaire privilégiant le contretemps.
Abstrait, ce galimatias ? Au contraire, très concret car c’est de ces frictions que jaillissent les escarbilles animant cet incipit jusqu’à un grand crescendo qui se résorbe peu à peu, passant du plein souffle des cinq instruments à un dialogue entre le violoncelle d’Igor Kiritchenko (croisé tantôt avec Jasmina Kulaglich) et le piano d’Etsuko Hirose.
Des harmonies changeantes,
des rôles qui s’interpolent, et
des changements de mesure
caractérisent une musique où l’élégance n’est jamais éloignée du mystère. Georges Catoire joue avec les miroitements de son quintette.
Différenciation des pupitres,
éviction du piano,
piano solo,
point de doute : d’emblée, Georges Catoire marque sa maîtrise de l’instrumentarium. L’écriture est assez habile pour faire du piano d’Etsuko Hirose le pivot de la narration. Sa rythmique
sensible,
labile et
rigoureuse
galvanise le propos.
Des effets
d’écho,
de contamination et
de contraste
entre pupitres font circuler le propos autour d’un motif familier que le piano semble expliciter en le rapprochant du « Dies irae » (4’15). Les cinq compères excellent à faire gonfler puis dégonfler les bulles d’émotion. Grâce à leur aisance technique
(confondants suraigus de Vadim Tchijik,
précision rythmique de Pablo Schatzman,
ampleur et chaleur de l’alto d’Andrei Malakhov,
vigueur et caractérisation des registres du violoncelle d’Igor Kiritchenko,
capacité à être lead et à accompagner avec la même rigueur imaginative d’Etsuko Hirose sur son Steinway D)
et leur évident désir de jouer avec expression et dans une belle cohérence de son et d’intentions,
les emportements emportent,
les decrescendi sont subtilement agencés,
les fortissimi savent sonner sans jamais confondre puissance et bruit.
Ainsi les interprètes offrent-ils une vision très animée de la partition tout en donnant une sensation d’intensité et de cohérence libre, sinon de logique, dans l’agencement des humeurs.
La richesse rythmique sait s’abstraire de la confusion ;
la richesse harmonique sait aguicher sans virer au clinquant ;
la richesse des nuances (superbe finalepianissimo) sait capter l’attention sans verser dans l’histrionisme.
Bref, on se régale et l’on s’ébaubit. À suivre !
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Il est des souvenirs tristes qui charrient avec eux des souvenirs heureux – et réciproquement. Ceux dont parle, ceux que l’on tait. Ceux que l’on évoque, ceux que l’on refoule. Au milieu coulent des chansons, dont celle-ci, fredonnée le 19 mai 2025 au théâtre du Gouvernail (Paris 19), lors de la première de Tout est un possible.
C’est assez rare pour être souligné : nous entamons l’écoute de ce disque, une réédition de 2012 tirée du catalogue VDE-Gallo, avec un mélange de doute et d’appréhension. D’ordinaire, nous guident plutôt
la confiance dans le répertoire,
l’envie d’être ébaubi par des artistes,
la joie de découvrir ou de redécouvrir des œuvres mettant en appétit pour des raisons diverses.
Cette fois, nous devons à l’honnêteté de douter de la capacité à nous envoler du produit repackagé pour se conformer à collection « Méditation » de Bayard. En effet, nous ne sommes pas
familier de la méditation,
enclin à allumer une jolie bougie en écoutant sur YouTube une heure de pluie pour nous aider à accéder à la slow life,
féru de vieux idiolectes new wave associant
pleine conscience,
reconnexion à son vrai soi en tant que tel, et autres
cheminements intérieurs à suivre
chez soi,
dans le métro grâce aux podcasts prévus à cet effet (n’oubliez pas de vous abonner, ça fait toujours plaisir), ou
en retraite collective avec pratique du jeûne chamanique moyennant un virement de 250 € au gourou à la petite semaine autoproclamé
psychopraticien,
coach de bien-être ou
guide spirituel.
Voilà pour les clichés. Néanmoins, en dépit d’une première de couverture où l’absence d’accent circonflexe sur la flûte (voulue puisque répétée pour les autres disques avec flûte de la collection) nous excite autant que l’aurait fait une punchline en écriture inclusive, le disque nous a été envoyé avec le livre du flûtiste, chroniqué ce 10 octobre 2025, et nous imaginons que si l’attaché de presse – qui nous connaît un peu – nous l’a envoyé, c’est que la galette fait résonner le témoignage de l’artiste. Aussi avons-nous choisi de nous secouer les puces et de remiser un temps les histoires
de toucher,
d’attaque et
de petits marteaux
pour nous risquer dans un concept annonçant des miscellanées pour le moins variées… et malheureusement dépourvus de toute précision
(idée directrice du disque,
raison des choix ayant conduit à substituer la flûte de Pan aux instruments originellement prévus,
nom des arrangeurs,
dates et lieux des captations,
détail de la composition de l’orgue incriminé dans trois adaptations, etc.).
En clair, rien pour les mélomanes curieux. Le disque est pensé par Bayard comme un truc pour regarder fumer un bâtonnet d’encens encore plus cancérigène qu’un voyage dans le tunnel horripilant conduisant de La Chapelle à gare du Nord – ce qui n’est pas une mince performance, si l’on en croit les indicateurs qui existaient avant que, vu leurs résultats, plus d’indicateurs. Cela change la manière d’écouter le travail d’un musicien qui ne manque pourtant pas de références académiques et concertantes. Le disque promet
de la douceur avec des instruments pas trop bruyants
(harpe,
guitare,
orgue pour des mouvements lents) mais aussi
un passage orchestral, placé en ouverture de bal et
un trio dont l’instrumentarium est tacet – ô suce-pince ! quand tu nous tiens !
La « Vocalise » de Sergueï Rachmaninov ouvre la liste des tubes ou des scies, selon le point de lassitude. Michel Tirabosco la joue droit, avec la précision et la retenue de vibrato qui signalent un musicien de goût, ce qui n’empêche pas les deguelendi peut-être inévitables mais assez cuisants comme à 1’28 ou à 3’15. Le Volgograd Philharmonic Orchestra dirigé par Emmanuel Siffert fait le travail sans excès
de poésie,
de précision ni
de justesse parmi les pupitres graves.
Timing presque similaire : en 1879, quarante ans avant la vocalise sans parole, Gabriel Fauré draguait sur une barcarolle en si bémol mineur Alice Boissonnet avec la musication d’un poème de Sully Prudhomme où le monde se distingue en deux masses : les femmes qui pleurent et les hommes que les horizons leurrent. La flûte octavie la ligne de la soprano. Attentive, Nathalie Chatelain accompagne avec justesse et sensibilité un soliste qui
a du souffle et sait l’éteindre (2’10),
joue juste mais sait glisser (2’23),
n’est pas voix mais raconte.
L’arrangement de « La Romanesca », air hérité du quinzième siècle, formalisé par Fernando Sor et réarrangé par on ne sait qui dans une tonalité convenant au grave de la flûte de Pan, fait entrer l’excellent Antonio Dominguez à la guitare. On note notamment
un effort de nuance (un truc qui doit être foufou pour le soliste),
de respiration commune,
de caractérisation des sonorités de chaque instrument (chaleur de la guitare, évanescence de la flûte), ainsi que
des contrastes
d’intensité,
de couleur et
de registres pour le soliste.
« Aqua e Vinho » (curieusement orthographié avec un « y » au lieu du « e ») rappelle l’album éponyme du guitariste brésilien Egberto Gismonti, publié en 1972. L’arrangement non signé pour
flûte,
piano,
violoncelle et (l’arrangeur n’y est pour rien)
surmix lourdissime de la basse du piano façon contrebasse superfétatoire quand il accompagne
traîne un spleen qui n’hésite pas à se détremper pour se diffracter. Le trop bref solo du pianiste libère le propos avant que la convention ne reprenne le lead. Du travail d’ascenseur bien fait mais sans guère d’intérêt.
L’accompagnement guitaristique de la « mélodie traditionnelle écossaise » intitulée « Annie Laurie » est confié à Sophie Blanchart. Ce duo met en valeur
la réverbération détestable ajoutée par le mastering de François Terrazoni,
la capacité de Michel Tirabosco à jouer en autoduo avec lui-même, et
le plaisir que l’on peut goûter malgré tout à la nostalgie.
André Luy prend l’orgue pour le largo d’une Sonate en Fa de Georg Friedrich Telemann. Extrait de son contexte, le mouvement souffre d’une flûte hyperréverbérée. Certes, il est
joué avec sérieux,
joliment ornementé (exclusivement par le soliste) et
mené à bon port sans trop de ralenti à la fin,
mais il nous oblige à constater que nous risquons de décrocher car, de cette succession de propositions de bon aloi, nous ne percevons ni la cohérence, ni la dynamique.
Avant d’abandonner, risquons-nous au moins dans la cinquième des sept Chansons populaires de Manuel de Falla, dont la partie de piano est confiée à la guitare immédiatement reconnaissable et saisissante d’Antonio Dominguez. Michel Tirabosco donne des airs presque mauresques à la berceuse avec
ses ornements,
ses glissements,
ses mutations d’intensité dans les tenues, et
ses libertés pour placer les notes selon un profond feeling, par opposition à la rigueur presque métronomique de l’accompagnement.
C’est malin.
Le finale en harmoniques nous séduit assez pour que nous poussions jusqu’à la « Méditation » du deuxième acte de Thaïs de Jules Massenet, accompagnée par la harpiste Nathalie Chatelain. Le flûtiste y trouve une sobriété bienvenue en dépit de quelques glissements dont l’appréciation sera laissée à chacun (0’44, reprise du thème, par ex.). La partition a été çà et là aménagée (réécriture et octaviation à 1’16, par ex.) car, même large, la tessiture d’une flûte de Pan reste moindre que celle d’un violon.
En soi, rien de choquant, mais il est certain que le passage « animé » perd beaucoup de la passion progressive dont l’injection est demandée par le compositeur quand, à mi-course, la phrase doit redescendre à la cave en pleine émotion. De même, le choix de prendre l’avant-dernière note à l’octave inférieur permet certes de donner l’impression d’un aboutissement sur l’ultime ré, mais fait perdre en partie l’idée de calme retrouvé que Jules Massenet suggérait en proposant une dernière note plus grave que l’avant-dernière. Ces réserves étant posées, l’on se doit aussi de ne pas vétiller (et hop) plus que de raison, afin de gûter
le souffle,
le phrasé, et
la sonorité
de la flûte que Nathalie Chatelain suit avec
attention,
précision et
énergie
pour ne pas faire de cet extrait, indispensable au vu du titre dont est affublé le disque, une scie soporifique. Popularisé par Gheorghe Zamfir, la « Cintec din Ardeal » (« chanson de Transylvanie ») est ici présenyée en version guitare-flûte. Sur un accompagnement au temps qui s’enrichit d’un contrechant à la reprise, Michel Tirabosco évoque une jolie nostalgie à travers
un legato confortable,
des ornements bien troussés, et
un calme communicatif.
À ce stade, impossible de ne pas pousser jusqu’à la transcription de la cavatine « Casta diva », qui décapsule l’acte premier de Norma de Vincenzo Bellini. En effet, le disque se répartit entre
mélodies,
chants traditionnels,
musique instrumentale et, donc,
grandes arias.
« Casta diva » est idoine pour le projet méditatif car il s’agit de prier la « chaste déesse » du titre afin qu’elle répande sur Terre la paix qu’elle fait régner au ciel. Nathalie Chatelain reprend sa harpe pour l’occasion, offrant une lecture
claire,
incisive,
nette,
qui sait se colorer de douceur quand son instrument accompagne. En dépit de stridences qu’une soprano rendrait sans doute plus étincelante qu’une flûte de Pan (4’49), le plaisir d’écouter un tube joliment soufflé n’évacue pas tout à fait la question du « pourquoi diable ? » qu’un livret aurait peut-être contribué à rendre inopérante. Nous nous permettons donc de filer directement à la Cinquième danse hongroise de Johannes Brahms, laquelle conclut la set-list.
En lieu et place de deux pianistes, nous retrouvons Michel Tirabosco à la double flûte avec la guitariste Sophie Blanchart. En dépit de la qualité des musiciens, on imagine le grand effet que produirait cette version dans une salle des fêtes pour un repas de fin d’année offert aux personnes âgées à la veille d’une année électorale. C’est
dansant,
connu,
simple,
avec
des glissendi,
des déguelendi et
des breaks
aussi cocasses que réussis… et inattendus dans le genre « méditatif » ! En conclusion, un beau travail que les mélomanes pourront néanmoins éviter : ils ne sont pas le public ciblé par cette mosaïque plus divertissante que
troublante,
poignante ou
galvanisante
pour l’oreille et le cœur. Mais, après tout, Claude Debussy en personne ne disait-il pas que la musique est là, avant tout, pour faire plaisir à celui qui l’écoute ?