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« Face à l’obscurantisme woke », Emmanuelle Hénin et alii (PUF) – 18

Première de couverture (détail)

Dernière étape de notre promenade à bord du paquebot (en un mot ou en trois) Le Wokisme avec, en chef d’équipage, Emmanuelle Hénin et sa team qui ont concocté la croisière polémique intitulée Face à l’obscurantisme woke (PUF). Le 13 mai 2025, il y a pile quatre mois, nous avions entamé le voyage avec l’idée que le wokisme était une idéologie agaçante par ses excès – d’autant qu’elle cible en priorité une tête de Turc : le mâle blanc dit cisgenre, espèce à laquelle j’appartiens – mais soucieuse de porter la voix de personnes mal considérées ou carrément victimes de discriminations infondées, ce qui est plutôt noble et me convient. En effet, je milite au Syndicat des musiciens affilié à la CGT parce que je crois que défendre les collègues en butte à des injustices professionnelles (ou profiter d’un soutien concret si des conflits se profilent) est plus qu’important ; ce n’est pas pour autant que toutes les foucades et l’intégralité du sous-jacent cégétique me transportent. À vrai dire, je trouve ça stimulant. La consonance, c’est mignon, mais la dissonance harmonieuse, énergisante, surprenante, stimulante, ça, c’est chouette !
Baste, tenons le cap et revenons à notre aventure en mêlant à la critique des derniers articles du livre quelques coupures de presse relevées durant sa lecture. À ce stade de notre périple, force est de reconnaître que la nature même du wokisme ne nous apparaît plus inclusive mais confusive – tentons le terme – et exclusive. Confusive : en prétendant supprimer des barrières structurelles voire biologiques, le wokisme tente par nature d’être dans la confusion des luttes comme dans la confusion des genres. Ainsi, dans le numéro 48 de Livres Hebdo datant de décembre 2024, ébaubi par Carnes, le premier roman d’Esther Teillard paru chez Pauvert, Sean Rose éructait de joie en accompagnant l’héroïne pour qui

le genre déborde la grammaire, libérons-nous du carcan qu’impose la langue, dépassée, sclérosée, fasciste ! Le genre est fluide ! (…) [À Paris] règne la confusion des prénoms et des pronoms : « il » devient « elle » et inversement ou, de manière indéterminée, en faisant sa transition en « iel' ».

Dans cette confusion des genres se glisse le délire d’intentionnalité : la langue serait « fasciste » par elle-même, elle aurait été développée pour cela. En la floutant, on brouillerait sa nocivité, qui consiste à reproduire des schémas de domination, plus ou moins fantasmés (en général, plus, ça mobilise mieux) qu’il ne s’agit guère de combattre, plutôt de dénoncer. Ainsi, comme membre des « acteurs.ices du mouvements folk », le « quatuor féminin » La Mal coiffée associe la « cause féministe » et la « conscience des ravages que la colonisation a pu exercer » en chantant en occitan (Le Monde, 5 août 2025, p. 15), ce qui lui permet de cocher trois cases woke :

  • un discours féministe,
  • un discours anticolonialiste et
  • un discours intersectionnel.

Leur musique devient secondaire. Prime le storytelling wokocompatible, donc médiatisable. Ce n’est pas un hasard si, deux pages plus loin, dans le même numéro du même journal, était proposé un portrait de la galeriste Mariane Ibrahim, qui mène « un groupe de femmes au nom des afrodescendants », soit les mêmes ingrédients, peu ou prou, que La Mal Coiffée. Voilà pourquoi la nature de wokisme est exclusive. Pour ses adeptes, il s’agit de décerner bons et mauvais points selon la conformité de la gueule du client, de son discours ou de sa production avec les diktats de l’idéologie.
Il n’y aurait là rien de très saugrenu si cette machine à fabriquer des discriminations plus qu’à les combattre ne s’affichait comme le seul projet capable de refonder la société sur des bases consensuelles. Or, le wokisme, ses représentants les plus distingués ainsi qu’une large partie des médias désignent ce qui vaut d’être salué et ce qui doit être exclu selon des mots-clés récurrents dont les objets culturels sur lesquels la presse daigne se pencher sont le plus souvent affublés. Quelques exemples ?

  • #leracismecestpasbien : on appréciera le spectacle d’Ysanis Padanou (« elle est noire », précise la journaliste) parce que « le racisme décomplexé, elle le traverse et le surmonte ».
  • #lafemmeestunevictime : Annette Baussart est formidable car « elle a toujours eu du mal avec le rôle qu’on a longtemps assigné aux petites filles, aux femmes, aux mères » (en deux mots), comme l’écrit Le Monde du 19 juillet 2025, p. 18 pour Annette et Ysanis.
  • #legenrenexistepas : Sorry, baby d’Eva Victor est à louer car le film « développe une identité queer« . Son héroïne « critique une Europe néocoloniale ». Elle est fascinée par Gui, « un Brésilien queer, corps d’athlète sous la robe à bretelles » qui rêve de « retrouver ses racines africaines ». Le protagoniste central est néanmoins un Européen « conscient des enjeux postcoloniaux » dans un pays où « ce sont les femmes qui mènent la danse, au lit ou ailleurs » (en l’espèce la domination de ce genre-ci ne pose pas de problème à ceux qui vilipendent la domination de l’autre genre), comme l’écrit Le Monde du 9 juillet 2025, p. 19.

Le cinéma semble d’ailleurs inondé de hashtags woke, à en croire les autres sorties du jeudi 24 juillet 2025, date à laquelle nous écrivons ces lignes.

  • The Things you kill d’Alireza Khatami permet de sensibiliser le spectateur aux « thématiques sociétales autour de la domination masculine » pour secouer « le cauchemar de la violence masculine » ;
  • Aux jours qui ne viennent pas de Nathalie Najem est « un récit tout en tension de la violence conjugale » ;
  • Frantz Fanon d’Abdenour Zahzah rend hommage à « une grande figure de l’anticolonialisme » ; et
  • Pooja, Sir joue le cumul en évoquant
    • la « communauté madhesi, l’une des plus discriminées » du Népal,
    • le « statut peu enviable des femmes » dans ce pays, et
    • le sort de Pooja, forcément « lesbienne » (Le Monde, 23 juillet 2025, p. 18).

L’industrie musicale paraît, elle aussi, souvent conditionnée à la répétition d’une doxa devenue dictatoriale : sans elle, pas d’existence ! Même Dee Dee Bridgewater, s’y est mise. Elle a conçu un « spectacle militant et féminin » (elle n’est entourée que de musiciennes) en le précédant d’un sous-texte pour les médias : « Nous, les femmes dans le jazz devons batailler pour exister sur scène, pour être respectées dans ce milieu patriarcal. (…) Et puis, il y a tout ce qui est remis en cause pour les Noirs, aujourd’hui » (in : Le Monde, 5 août 2025, p. 13).

  • Défense des femmes,
  • dénonciation du patriarcat,
  • émotion devant le racisme anti-Noirs :

bingo « intersectionnel » s’il en est ! Ainsi, la part obscurantiste du wokisme est liée à l’obsession sclérosante, presque monomaniaque, qui

  • caractérise,
  • sature, et, généralement,
  • hystérise

la sensibilité woke, l’enfermant dans une conception binaire du monde où l’évaluation de l’autre se construit à l’aune des mots-clés que nous avons cités et induit une attitude radicale.
Le « spectacle historique » permet ainsi d’opposer,

  • d’un côté, les productions compatibles avec les idées du « milliardaire catholique » Pierre-Édouard Stérin (je n’ai aucune sympathie ou antipathie pour ce gars, mais imaginons le syntagme « milliardaire juif » pour bien comprendre l’incitation à la haine woke sous-jacente), accusé de « tentative d’hégémonie culturelle » par le metteur en scène Mohamed El-Khatib ;
  • de l’autre, les productions gentilles, comme le projet mené au château de Chambord par ledit « metteur en scène » dans une perspective « ni militariste, ni nationaliste ».

D’un côté, donc, le Puy-du-Fou, de l’autre la cérémonie queer réduisant l’Histoire de la non-nation à un interminable défilé de drag queens – nous avions eu l’occasion de réfléchir sur une version antérieure d’une telle dichotomie ici et . Deux extrêmes représentant chacun « un espace de projection de fantasmes avec des représentations très stéréotypées », l’un devant être dénoncé comme promouvant « le mythe d’une France éternelle qui n’existe pas », selon les mots de la médiéviste Fanny Madeline, l’autre devant être défendu et promu car wokocompatible, tant il est vrai que la France où

  • Jeanne d’Arc est « racisée »,
  • Drag Race reflète la société dans son ensemble, et
  • Marie-Antoinette danse avec sa tête sous le bras,

elle, a toujours existé, chacun le sait (in : Le Monde, 17-18 août 2025, p. 8). La haine du catholicisme est d’ailleurs consubstantielle au wokisme, avant même les conneries rapportant des affaires de sanctification pour des histoires de T-shirt ou d’Internet : dans ce même numéro, à la une et en dernière page, Le Monde mettait en avant trois attaques contre cette religion, la deuxième étant un énième épisode contestant la sainteté de Marthe Robin, la troisième dénonçait la haine institutionnelle de l’Église contre « les minorités sexuelles et de genre » via un entretien avec la sociologue Céline Béraud.
Cette détestation du non-woke en général et du catholique en particulier n’est pas une opinion culturelle, laquelle serait aussi banale que le « j’aime pas » n’empêchant pas de prendre langue avec autrui (« tu me convaincras pas, moi, j’aime pas la musique contemporaine, mais j’t’en offre un autre pour la route », « la sauce biggy, pourquoi pas, mais pas sur ce truc de merde que t’appelles kebab, c’est pas sérieux ! »). Bien que ses porte-voix refusent de l’admettre, alors qu’une posture assumée donnerait au propos une assise intellectuelle plus vivifiante, une telle détestation est idéologique, au sens où la phobie épidermique empêche toute

  • tempérance,
  • réflexion,
  • distance et
  • place pour l’acceptation d’une dissonance.

Loin d’être un appel à la compréhension ou à tolérance mutuelle, le wokisme est un fascisme qui vise à

  • purifier l’espace,
  • unifier la pensée,
  • dénoncer en éructant  – pas déconstruire : dénoncer en éructant.

Dans cette perspective, la discussion avec l’autre serait une compromission mortelle. L’idée même de nuancer ressortit de l’hérésie. L’un des meilleurs outils pour piocher des exemples de binarité mentale chaque semaine est M le magazine du Monde. Son numéro du 19 juillet 2025 enquillait deux reportages résolument binaires.
Le premier reportage évoque la vie très sexuelle et l’invisibilisation de James Baldwin à Istanbul, où un colloque sur « les questions LGBTQIA+, les minorités et le racisme » autour de cette figure a été annulé. Pourtant, jadis, à Istanbul, James Baldwin « n’avait pas à craindre de ne pas être servi dans un restaurant ou d’être agressé par des policiers dans un quartier huppé en raison de sa couleur de peau ».
En Turquie, l’écrivain était à la fois noir de peau et « pas noir » car, explique Yachar Kemal, « nous n’avons pas connu la traite des esclaves, nous n’avons pas cette catégorie, il n’y a que des personnes à la peau plus foncée », ce qui vaudra à un chanteur turc fredonnant du blues des actes de violence de l’écrivain l’accusant de « massacrer [s]a culture noire ». Donc pas Noir, mais noir quand même. Aux États-Unis, il était noir mais pas gay car « des voix du mouvement noir rejetaient son homosexualité ». À Istanbul, « aucun Turc ne le considérait comme un écrivain gay. Les gens le savaient mais s’en moquaient. » La réalité étant têtue, James Baldwin finira par se faire rosser par des saltimbanques furieux contre ce « nègre pédé ». On note ici l’essentialisation caractéristique de la vision woke : tu es ce que tu es, par exemple ta couleur de peau ou ton orientation sexuelle. L’idéologie qui revendique de lutter contre les assignations est l’une des plus réductrices qui soit, considérant l’individu à travers ce qui est censé être sa communauté.

Le second reportage oppose l’image très positive de l’homosexuel noir à celle de Lucy Connolly, « la nounou d’enfer de l’extrême-droite britannique », une dame qui a écopé de trente et un mois de prison ferme pour un post furibond où elle appelait à « cramer des hôtels à migrants » après qu’un « citoyen britannique de 17 ans, né à Cardiff de parents rwandais » a planté trois gamines lors de leur cours de danse. L’enchaînement des reportages illustre la vision binaire typique du wokisme : il y a d’un côté les bons (les Noirs, les homosexuels…) donc, de l’autre, les méchants (forcément Blancs comme les fauteurs de troubles dans les piscines allemandes). On devrait s’étonner qu’un prisme aussi étriqué et grotesque connaisse un tel succès et étouffe à ce point la pensée politique, sociologique et culturel. Ce serait oublier que la complexité intellectuelle est rarement populaire. Ce qui marche, le plus souvent, c’est

  • le simple,
  • le simplifié et
  • le simplifiant.

Cyrille Godonou ne dit presque pas autre chose en dénonçant « les biais militants dans le traitement des inégalités entre hommes et femmes ». Le statisticien dénonce l’art de truquer voire d’inventer des chiffres qui permet aux wokomaniaques d’étayer leurs convictions sur le sable ou la poudre de perlimpinpin. Ainsi, il affirme que le temps partiel, qui est réputé frapper majoritairement des femmes est montré comme subi « alors qu’il est pour l’essentiel choisi comme le montrent des études internationales portant sur plusieurs pays » (on regrette néanmoins qu’il cite à l’appui de sa déclaration un article de… 2010 !). Le biais victimisant les femmes serait lié au fait « qu’un article (…) sera nettement moins cité s’il établit un biais à l’encontre des hommes », de sorte que, pour être cité, ce qui vaut des points dans la carrière d’un universitaire, choisis ton camp, camarade ! Sur le même mode, l’auteur conteste que,

  • pour des raisons fiscales qui nous dépassent plus qu’un peu, le quotient familial désavantage les mères séparées ;
  • le marketing genré n’induit pas que les produits pour femmes soient plus chers ;
  • la discrimination salariale dont pâtiraient les femmes n’est certainement pas de 25 % et pourrait de surcroît s’expliquer par le temps de travail effectif, donc par l’appétence des mâles pour les heures supplémentaires, etc.

Les méthodes pour arriver à ces fins sont connues et incluent par exemple

  • l’invention de fausses citations,
  • la citation de fausses citations,
  • le recours à des angles subjectifs donc à des perspectives trompeuses,
  • l’utilisation frauduleuse du conditionnel permettant de balancer n’importe quoi derrière, etc.

Le biais est une constante de l’esprit humain en général et de l’esprit woke en particulier. Ainsi, après avoir loué le deuxième saison de Platonic dans Le Monde, 21 août 2025, p. 14), Audrey Fournier en souligne « ses limites » : hélas, hélas, trois fois hélas, si j’ai bien compté, la série est « très blanche, très hétéro »… alors qu’il ne viendrait pas à l’idée de Stéphanie Binet, qui signe l’article suivant,  de dénoncer les limites de Theodora, « la nouvelle patronne de la pop en France » en pointant le fait qu’elle est très noire, très bisexuelle… voire très débile (si, j’insiste à cause de l’incipit de son tube « Kongolese sous BBL » tel qu’il est transcrit sous son clip :

Ouh Ouh Ouh Ouh Ouh Ouh
J’ai volé ton boo-ouh-ouh-ouh-ouh-ouh
Trop sexy
Ouh Ouh Ouh Ouh Ouh Ouh
J’ai volé ton boo-ouh-ouh-ouh-ouh-ouh
,

19 millions de vues au moment où ces lignes sont écrites). En ce second sens, le wokisme confirme qu’il est un fascisme, dans la mesure où il écrase les gens sous des identités qui valent – ou non – médaille culturelle. Ainsi, Rebeka Warrior, dont on apprend qu’elle « a été faite chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres », est louée pour la qualité de ses chansons, citation à l’appui :

Le sex appeal de la policière
me fait mouiller devant derrière.

Elle a aussi écrit un livre dont on ne sait à peu près rien, au terme de l’article de Clémentine Godszal in : M le magazine du Monde, 15-16 août 2025, pp. 14-15, sinon qu’il « est queer parce que je suis queer », dit la romancière. Osons le constat : c’est sa queeritude, et hop, qui ne permet pas mais oblige le wokiste à tomber en pâmoison devant un objet moins culturel que communautaire. De même Catherine Nabokov est louée pour être l’agente de « plumes indociles », entendez : wokocompatibles. Parmi les indocilités lucratives listées par Wassila Blehacine dans M le magazine du Monde, le 30 août 2025, p. 19,

  • Gaël Faye, originaire du Rwanda, qui a fait du génocide rwandais une vache à lait éditoriale ;
  • Clara Ysé, qui se revendique bisexuelle et « souhaite que les questions du masculin et du féminin dans la société soient dépassées » ;
  • Dominique Celis, Belgo-rwandaise née au Burundi, qui « incarne cette liberté grâce, notamment à l’utilisation régulière de mots rwandais » ; et
  • Séphora Pondi, d’origine camerounaise, que la même Clémentine Goldszal, pour M le magazine du Monde du 23 août 2025 définit, p. 14, à travers son roman, comme une personne « noire, jeune et grasse » et une actrice « issue de la diversité »,

autant d’éléments qui, dans la logique woke, invalident toute évaluation de l’œuvre puisque celle-ci, par automatisme, ne peut être qu’admirative, dithyrambique et ébaubie, sous peine de désigner le sceptique comme un raciste et/ou un homophobe appelant à la haine de la différence au nom du patriarcat et/ou de son décolonialisme non déconstruit – penser à bien accorder l’invective avec le délit. De la sorte, grâce à des médias flattés de leur propre tolérance, et grâce à des journalistes n’ayant plus à faire l’effort de lire, d’écouter ou de critériser un acte artistique, se constitue une sorte de communauté fonctionnant sur des logiques de stimuli-réflexes où l’intelligence est désamorcée.
Il y a pourtant dans cette posture une inquiétante tendance à l’infantilisation de l’autre, au sens où l’on devrait s’extasier devant des productions de « minorités » parce qu’elles sont des minorités, dans la polysémie du mot, comme on s’extasie du gribouillage hideux d’un enfant parce qu’il est un enfant. Le signe de la communautarisation wokiste est que l’affaire tourne en rond. Par exemple, dans M le magazine du Monde du 23 août 2025, p. 24, Aureliano Tonet s’extasie devant la chanteuse Lorde notamment parce qu’elle se revendique « androgyne » comme sa mère et qu’elle déclare :

J’ai décidé que, quitte à être une femme, j’allais être exactement celle que je voulais être – ce qui passe parfois par être un homme.

Clara Ysé est évidemment sollicitée pour louer sa consœur, tant le micorcosme semble fonctionner dans une validation en circuit fermé où

  • l’identité de l’artiste est censée déterminer
  • l’identité de ce qu’il est parfois présomptueux d’appeler son art, et donc
  • l’identité de ceux qui sont appelés à le valider.

Face à ce type de dérives qui fracturent notre vision pour la réduire à une série de prismes préfabriqués, réduisant l’humain et son travail à ses caractéristiques physiques ou à ses orientations sexuelles, Pierre-André Taguieff propose un épilogue en forme de « Plaidoyer pour l’universalisme », lequel serait une arme contre « la déconstruction (…) de toute tradition réduite à un ensemble d’illusions, de préjugés, de prénotions et de croyances fausses ». Le combat est d’autant plus rude, estime-t-il, que l’idée de déconstruction n’est pas neuve. Marx et Engels estimaient que « les particularités naturelles de l’espèce humaine (…) peuvent et doivent être éliminées. »
Cette conviction irrigue la fougue des « inquisiteurs et délateurs institutionnels » que sont les « universitaires wokistes », parfois rattrapés à leur propre jeu de moralisation des pratiques, leurs pratiques personnelles n’étant pas toujours guidées par leur moraline inquisitrice. Face à ces pulsions de destruction, l’universalisme proposerait « une exigence d’universalité au regard de laquelle la différence et le particulier sont dotés d’une valeur secondaire », les deux éléments étant importants : prime l’universalité, mais il n’est pas nié que la singularité ait une valeur.
Le wokisme est anti-universel. Il conçoit la société comme une multitude de communautés victimes d’un ordre qu’il s’agit de renverser. Aussi se revendique-t-il parfois commun « pluriversalisme décolonial » désignant avec pompe le rêve d’un « monde fait d’une multitude de mondes ». Ce qui empêche cet éclatement, c’est « l’homme blanc hétérosexuel, supposé raciste, sexiste, prédateur et exploiteur ». Pauline Harmange a ainsi écrit que « détester les hommes et tout ce qu’ils représentent est notre droit le plus strict ». Beatriz Preciado, « gouine trans » devenue depuis « Paul B. Preciado, philosophe et activiste trans », proposait de refonder l’universalisme autour de l’anus et du gode car, résume Pierre-André Taguieff, « tout humain peut accéder au statut de travailleur de l’anus ». Humour déplacé ? Alors que penser de punchlines preciadiques comme : « En philosophie, il est temps de tirer la leçon du gode » ?
Ce que révèle le wokisme est assurément la pullulation de « pseudo-philosophes », ces « charlatans » parfois renommés « communicants » ou « consultants » qui ressassent les mêmes formules magiques telle celle-ci, signée par l’inénarrable Judith Butler : « On ne peut aborder l’idée du genre comme si elle était séparée de son legs colonial. » Plus largement que le genre, l’art lui-même ne semble plus devoir être apprécié qu’à l’aune woke, justifiant l’extase d’un Philippe Dagen davant les billevesées de Mickalene Thomas parce qu’elle

  • « déjoue les codes qui ont déterminé longtemps – et continuent à déterminer si souvent – les imageries de la femme noire »,
  • critique « les représentations de la femme noire dans l’histoire de l’art occidentale »,
  • explique que le collage cubiste « vient de la culture africaine » et
  • « a pour héroïne la femme noire lesbienne »

(in : Le Monde, 23 août 2025, p. 14), résumant ainsi une intersectionnalité parfaitement woke puisque associant

  • anticolonialisme,
  • antiracisme,
  • féminisme et
  • éloge de l’homosexualité :

le grand chelem ! En écrasant

  • l’individu sous le collectif,
  • le subjectif sous la posture,
  • la personnalité sous des stigmates survalorisés,

le wokisme fait résonner cette mise en garde de Theodor Adorno contre « la fausse émancipation », qui donne l’illusion d’une libération alors qu’elle laisse intacts « les stigmates de l’esclavage ». D’où l’appel de l’essayiste à un universalisme « dont on retient trop souvent (…) la seule colonisation réduite à une forme de racisme et d’exploitation capitaliste brutale », à l’instar du Conseil international des musées, « qui représente 20 000 musées dans 141 pays » et promouvait les établissements « inclusifs et polyphoniques, consacrés au dialogue critique sur les passés et les futurs », les invitant à « travailler en collaboration active avec et pour diverses communautés ». Ces bons musées s’opposent aux musées traditionnels, lesquels seraient des « lieux de domination de l’artiste mâle blanc qu’il faut décolonialiser ». Cette formule synthétique de Michel Guerrin lui a aussitôt inspiré le commentaire suivant : « C’est possible » (in : Le Monde, 6 septembre 2025, p. 34).
Au contraire, l’universalisme prôné par l’auteur assumerait « l’importance du croisement des cultures et de leur reconnaissance », non pour cliver les individus en groupes étanches se soutenant dans une lutte absurde, raciste et abêtissante, mais pour les associer à un projet sans doute fouyouyou pour un wokiste – celui de faire société plutôt que faire la fortune et/ou la gloriole warohlienne d’opportunistes vendeurs d’illusions

  • malsaines,
  • dangereuses et
  • potentiellement abrutissantes.

De la sorte, notre longue croisière peut s’achever sur la vision d’une communauté de destins qui serait une « spécificité civilisationnelle aussi forte que positive ». Mirage ou port d’attache ? L’avenir nous le dira peut-être !

David et Slava Guerchovitch jouent Maurice Ravel – 2/4

Première du disque

 

Ma mère l’Oye déploie bel et bien l’imaginaire de Maurice Ravel que revendiquent d’arpenter les frères Guerchovitch dans leur nouveau disque.

  • D’abord, l’œuvre puise dans les mondes plus ou moins merveilleux des contes de Charles Perrault, terreau d’un imaginaire occidental.
  • Ensuite, écrite pour piano à quatre mains, elle a déployé ses larges possibles dans de nombreux arrangements, dont la version pour piano à environ deux mains, réalisée par Jacques Charlot et validée par Maurice Ravel – qui saluera la mémoire de l’arrangeur au début du Tombeau de Couperin, une suite que jouait Slava Guerchovitch dans son précédent album (chroniques de l’interprétation à retrouver ici et ).
  • Enfin, l’œuvre s’est développée au fil du temps, les « cinq pièces enfantines » liminaires étant encadrées par un prélude et une apothéose, comme si l’écriture ne pouvait saturer un imaginaire et était appelée à se développer même après le mot fin ou la dernière double barre. C’est évidemment la transcription de la partition du ballet, la plus riche, qui est ici jouée.

 

 

Comme l’humble troubadour demandant à la fin de son testament d’être enterré sur la plage de Sète, on pourrait ajouter un codicille : la transcription elle-même puise dans l’imaginaire puisque le prélude et le mouvement qui suit ne sont pas jouables par deux mimines, même par un virtuose réellement virtuose. Le miracle de leur exécution sur ce disque porte donc le nom assumé de re-recording.
C’est donc une transcription plus ou moins imaginaire pour piano solo qui ouvre la suite avec le prélude.

  • Grand calme,
  • répétitions plus ou moins rapprochées et
  • tenues

construisent le suspense avant que le piano à trois mains n’ouvre grand le spectre des registres puis ne les referme. Sans presser ni masquer le rôle des silences, Slava Guerchovitch

  • murmure des bribes,
  • esquisse des silhouettes,
  • fomente d’éphémères envolées.

 

 

Enchaînée attaca subito, la « Danse du rouet et scène » associe le redoutable tournoiement du rouet d’une vieille et le sautillement de la princesse Florine armée de sa corde.

  • La dextérité des petites saucisses,
  • la légèreté du toucher,
  • l’étrangeté de cette version à trois mains et
  • le swing des accents

captent l’oreille. Comme à son accoutumée, Slava Guerchovitch se refuse à tout contraste criard, notamment dans les nuances, préférant travailler une palette riche allant du piano au mezzo forte grand maximum. Autrement dit, il ne surjoue pas mais oblige l’auditeur à écouter. Même lorsque la princesse

  • trébuche,
  • percute le rouet et
  • entre dans la « nuit séculaire »,

pas d’éclats de son, d’effets chocs ou de percussions fortissimo : rien que le texte comme distancié par un souci de musicalité passant au-delà du récit mentionné sur la partition.

 

 

Enchaînée itou, la « Pavane de la belle au bois dormant » en la renoue avec la transcription de la première version de Ma mère l’oye. Le pianiste installe « doucement » la princesse « dans le fauteuil de la vieille ». Le ballet funèbre s’achève quand, seigneurs et dames étant partis qui, parmi ces dames,

  • se préparer une eau chaude avec des herbes dedans,
  • rédiger un manuel ultraféministe tout en feignant de nettoyer quelque lèchefrites au cas où l’époux apparaîtrait ou une vieille commère viendrait lui demander ce qu’elle fabrique, ce qu’elle écrit et comment elle ose proférer des propos aussi révolutionnaires, ou
  • rêvasser en contemplant la forêt avec l’espoir qu’un beau jeune homme ou, à défaut, un type un peu vieux mais, pfff, presque acceptable vienne la rejoindre parce que, la contemplation, c’est chiant,

qui, parmi ces messieurs,

  • boire un apéro,
  • faire un foot,
  • lécher la pomme du seigneur local, voire
  • les trois à la fois

(fallait pas échauffer notre imaginaire…), la vieille se révèle être la très mimi fée Bénigne. Elle va biser la princesse endormie et laisse la victime à la garde de deux « négrillons ». Si, à l’époque, on pouvait écrire ça sans offusquer Sandrine Rousseau puisqu’elle n’était pas encore de ce monde, hélas. Même en 1975, Charles Trenet étrennait sa chanson du négrillon lors d’un passage à l’Olympia, dans un temps plus proche de nous que celui de Bossuet. Donc, deux négrillons annoncent que vont être présentés « Les entretiens de la Belle et de la Bête ».

 

 

L’interlude

  • fragmenté,
  • contrasté et
  • surprenant,

laisse se déployer l’imaginaire de l’auditeur et se dissout « très lentement » dans un « mouvement de valse ». L’interprète soigne ces interludes musicalement riches et nourrissant narrativement. Sous les doigts du musicien, la Belle se fait belle car, à ce niveau, la beauté est un travail sinon un métier. Slava Guerchovitch est dans son élément,

  • ciselant un balancement,
  • suggérant une ondulation soyeuse,
  • déliant une ligne presque émoustillante.

L’arrivée de la Bête gâche cette ambiance.

  • Gravité,
  • stupeur et
  • peur

saisissent les personnages et la musique. Puis les craintes se dissipent, et une modulation ramène un calme oscillant sur un rythme ternaire jusqu’au dévoilement disneyique de la Bête qui, ayant touché le cœur de la Belle en paraissant pitoyable, peut apparaître « plus beau que l’amour » et partir convoler avec la dame dans les arpèges aigus du piano. Les négrillons annoncent le conte suivant : celui du « Petit Poucet » qui, suspense oblige, fera l’objet d’une prochaine chronique. À suivre !


Pour écouter gracieusement le disque en intégralité, c’est ici.
Pour l’acquérir, c’est par exemple .
Pour retrouver les chroniques autour du premier disque de Slava Guerchovitch, cliquer sur les hyperliens infra.
Johann Sebastian Bach
Maurice Ravel 1 et 2
Franz Liszt

Trilogie parisienne

À Saint-André de l’Europe (Paris 8). Photo : Jacques Bon (http://www.cafcom.net/).

 

D’ordinaire, la série des « improvisations pour la sortie de la messe du samedi soir » se présente sous forme unitaire : une impro par semaine environ, comme le titre le laisse entendre. Mais pour le catholicisme, l’Un est triple. Aussi, lors du week-end du 20 juillet, j’ai enregistré une improvisation à chacune des trois messes dominicales.

 

 

La première raconte la colère de Marthe, en écho à l’Évangile du jour. On connaît l’histoire (Lc X, 38-42) : Jésus débarque chez Marthe et Marie. Marie s’asseoit à ses pieds et l’écoute dégoiser. Marthe fait le service. Voir Marie glousser aux pieds du maître sans se sortir les doigts pendant qu’elle s’échine à servir les petits fours, plus le temps passe, plus ça la hérisse. Ça tourne. C’est difficile à verbaliser. Ça se cristallise autour d’un motif. Ça ressasse. L’itération fait boule de neige. Les décibels s’agrègent à mesure que monte le ressentiment. Ça cherche le bon moment pour exploser (quelques siècles avant d’exister, Big Ben résonne même fugacement). Ça se confronte à la saturation, à la stagnation, à l’étouffement. Et ça explose enfin quand le Christ envoie bouler Marthe sur l’air du « bien fait pour toi, l’autre est moins stupide que toi ». Après l’explosion, ça n’arrive pas à s’éteindre. Ne le veut pas. Se stabilise. Perdure dans l’écho du silence. Solitaire. Définitif. Incendie perpétuel.

 

 

La deuxième raconte la joie de la Parole, en écho au verset alléluiatique du jour : « Heureux ceux qui ont entendu la Parole dans un cœur bon et généreux, qui la retiennent et portent du fruit par leur persévérance. » (d’après Lc VIII, 15). La musique ausculte le bonheur qui croît à mesure que la Parole porte du fruit (donc que le son s’amplifie). Elle manifeste le ressassement de la Parole, sa force qui va avec une pulsation obsédante. Elle s’aventure à évoquer l’humanité du chrétien avec d’étranges dissonances, syncopes, sursauts, derrière l’apparente sûreté de l’itération tenant lieu de foi. Enfin, elle semble aspirer à s’apaiser en Dieu en cheminant vers une coda plus sereine, jouée comme un long point d’orgue diffracté – et hop.

 

 

La troisième raconte la fulgurance du Voyageur, en écho à la première lecture du jour (Gn, XVIII, 1-10a). Classique du récit vétérotestamentaire : aux chênes de Mambré, « le Seigneur » apparaît à Abraham sous la forme de trois voyageurs. Il les invite à casser une graisse, boire une chope et profiter d’un pédiluve. Les zozos acceptent, apprécient et, au moment de partir, le Voyageur promet à Abraham qu’il reviendra et que, alors, le vieux aura enfin un fiston. La musique zoome sur ce qui se joue lors du micro-instant de cette promesse. Éloge de la parole performative. Jaillissement de la fécondité du Verbe. Déchirement du rationnel et du raisonnable. Coups de boutoir dans la réalité. Insaisissabilité intellectuelle de ce qui se noue, se renverse, s’accomplit pour Abraham, pour le croyant et pour l’homme. Échos infinis et déformés de la parole de Dieu. D’un triple voyageur, en somme.

David et Slava Guerchovitch jouent Maurice Ravel – 1/4

Première du disque

 

Dans son premier disque, Born in Monaco (liens à retrouver ci-dessous), la technique de Slava Guerchovitch nous avait davantage impressionné que son expressivité. Son deuxième opus promet un Ravel imaginaire donc déçoit, puisque le propos n’est pas d’imaginer Ravel mais de rendre hommage à son imaginaire, à la fois « quête de beauté et défi technique » : le  contenu ne correspond pas au titre. Néanmoins, l’on apprécie que les frères Guerchovitch s’investissent dans l’objet-disque en rédigeant la note d’intention et le livret, disponible en anglais et, c’est de plus en plus rare, en français.
Premier imaginaire sur le pupitre, celui qui anime célèbre Sonate pour violon et piano en Sol, où le compositeur vise, selon les interprètes, à « transporter l’auditeur dans des univers sonores contrastés ».

 

 

L’allegretto, lancé entre 6/8 et 9/8, file bon train. Les qualités requises sont au rendez-vous :

  • légèreté,
  • capacité à dialoguer,
  • souplesse du geste donnant à l’auditeur une confortable impression d’évidence et de naturel.

Au piano cristallin de Slava répond le violon de David, qui déjoue le risque de la surinterprétation : le vibrato est maîtrisé, le phrasé est net, le son est chaleureux.

Les frères se jouent des difficultés techniques avec maestria. Mieux, au fil des modulations tonales et rythmiques, ils maintiennent une vision presque univoque de l’esquisse, de la caresse, de la suggestion. Essentiellement joué piano, ce premier mouvement gagne en limpidité rêveuse ce qu’il perd en

  • tensions,
  • contrastes et
  • rugosités.

Une lecture très éloignée de versions plus énergiques telles que celle que l’on a pu chroniquer jadis ici ; donc une lecture intéressante puisque singulière.

 

 

Le deuxième mouvement est un blues motorisé sur une bitonalité : le violon reste en Sol quand le piano s’installe en La bémol. Sur des pizzicati secoués par des accents, le piano prend sa posture d’accompagnateur ouvrant la voie à un comparse « nostalgique » et glissant.

  • Contretemps,
  • contrastes d’attaques et
  • trouvailles harmoniques nullement contenues à un exercice de style encore moins à une parodie

sont ici mis en valeur par une interprétation précise voire sage. Les musiciens se risquent néanmoins à métamorphoser leurs instruments lorsque le besoin s’en fait sentir. Le piano à queue sait alors sonner en mode bastringue ou saloon ; et le Sanctus Seraphino de 1739 joué par David Guerchovitch se mue brièvement en banjo. Sans se laisser tenter par le plaisir d’une musique canaille, les complices proposent une version

  • propre,
  • sérieuse et
  • élégante

de l’audacieuse effronterie de Maurice Ravel.

 

 

En La bémol, un perpetuum mobile à trois temps conclut la sonate. L’allegro résolu lance peu à peu un violon impressionnant. Derrière la logorrhée des quatre cordes, le piano assure

  • la pulsation de la mesure,
  • le groove des contretemps et des accents, ainsi que
  • les mutations harmoniques.

Les amateurs de versions

  • radicales,
  • incarnées et
  • exubérantes

passeront leur chemin. Les mélomanes moins fouyouyous se laisseront

  • séduire par l’art du toucher de Slava,
  • ébaubir par la ténacité de David, et
  • convaincre par la connexion entre les deux musiciens…

même si le prochain morceau de la set-list est la version pour piano seul de « Ma mère l’Oye », que nous commencerons à découvrir dans une prochaine notice. À suivre, donc !


Pour écouter gracieusement le disque en intégralité, c’est ici.
Pour l’acquérir, c’est par exemple .
Pour retrouver les chroniques autour du premier disque de Slava Guerchovitch, cliquer sur les hyperliens infra.
Johann Sebastian Bach
Maurice Ravel 1 et 2
Franz Liszt

Enrique Seknadje, « Dentelles de l’existant » – 2/2

Première de couverture : photo d’Enrique Seknadje

 

La musique kaléidoscopique d’Enrique Seknadje se renouvelle dans son nouveau disque, Dentelles de l’existant, dont nous nous apprêtons à découvrir la seconde partie, entamée par « Visage », thématique inspirante pour de nombreux chanteurs. Un riff en boucle prépare l’arrivée d’une voix alla Christophe en moins maniéré. Derrière la souplesse des nappes de clavier, Enrique Seknadje semble s’amuser à tordre gravement

  • les champs lexicaux,
  • la prosodie et
  • l’écriture plus surréalisto-parophonique qu’automatique

 

(Les Troyens l’ont fait entrer
L’hippocampe
N’a plus la préhension
De quoi s’inquiéter).

 

La reprise des refrains ad libitum en coda rappelle que, au-delà de la liberté d’écriture (ou en-deçà, allez savoir), le but d’Enrique S. est de fabriquer des chansons, avec

  • la mélodie,
  • les contrechants et
  • les bribes groovy que l’on retient pour
    • agiter la tête,
    • prolonger la fête et
    • continuer de fredonner longtemps, longtemps, longtemps après que les décibels ont disparu.

 

 

Avec « Le jardin des vivants », qui abandonne le « je » pour le « tu » comme si, à ce stade du disque, le « je » n’avait plus besoin d’être présenté ou s’était transformé en autre, l’artiste joue

  • l’ambiguïté (entre « modous » en un mot et « doux rêves »),
  • l’oxymoron (« la longue vie est si brève »),
  • la contradiction (« la lumière en léthargie »),
  • la tension (voix traînante versus les exclamations récurrentes du « Oh ! »),
  • la métaphore (« Tu marchais / en ce jardin ») et
  • le prosaïque (ainsi de la ligne que « tu cherches » et qui n’est autre que la ligne 13 avec ses vendeurs de crack, lieu, vecteur et atmosphère bien connus du prof de cinéma à Paris-VIII).

Le plus long morceau du disque s’ouvre sur l’investissement de deux accords qui s’enrichissent de zébrures sonores aussi imprévisibles que la grille est évidente. Les moments musicaux ont toute leur place entre deux séquences textuelles.

  • La construction de l’univers sonore,
  • l’originalité de l’esprit seknadjien,
  • la singularité des constructions harmoniques souvent abruptes et inattendues

captent l’esgourde jusqu’au decrescendo ultime. Le « tu » étant construit, la confrontation avec « je » peut avoir lieu. Bienvenue donc en « Enfer » où « broyé net éternellement / Tu s’ras maint’nant ». Des sons

  • synthétiques,
  • saturés,
  • stridents

annoncent la couleur rouge et noire. Une solide intro projette sur la piste un parlando

  • expressif,
  • vengeur et
  • volontiers déstructuré.

La guitare de Quentin Durual la joue rock, jusqu’au faux larsen, dans cet espace plus métallique que métalleux. Il y a de l’incandescence, dans ce titre-là ! Pour autant, le « je » qui vient d’éliminer le « tu » (« j’espère que t’es saisi dans ton enfer ») n’en a pas fini avec lui comme en témoigne « Je ne reviens pas », la chanson la plus courte de la set-list. Face à l’esclave du diable, « je me sens soudain pousser des ailes ». Énergie ? angélisme ? les deux ? Enrique Seknadje laisse volontiers le sens en suspens, à la fois

  • presque intelligible,
  • fuligineux par posture et
  • farouchement indéchiffrable.

 

 

La chanson de rupture – ou plutôt qui essaye d’entériner une rupture – se laisse secouer par une mise en musique allante percée par des commentaires sonores aux atours ironiques. Ce qui ressemble fort à un interlude entre l’envoi au diable de l’autre et la mort de soi, c’est-à-dire la fin du disque, confirme la dimension presque programmatique ou, du moins, diégétique, de l’album.
Parti sur la dissociation entre l’enfant et le vieillard peint en « dur gisant » (titre 1), le récitant a cherché une âme-sœur qui voudrait bien de lui (2). Sauvé par la rencontre (3), bousculé par la différence des genres (4), il s’est reproché d’avoir « mal négocié ce trop long virage » (5). On l’a vu ensuqué dans la lumière immobile et le « dimanche qui n’en finit pas » se réfugier dans le passé où l’autre « courai[t] dans l’herbe haute » (6) avant de filer en Enfer (7). La rupture revendiquée (« N’essaye pas comme ça », 8) conduit à la dernière chanson intitulée : « C’est la mort ! » Là, il « avance dans un monde à épithètes :

  • l’espace est « vidé »,
  • les silences « lourds », et
  • « longue » est la descente.

La musique émerge en fade in que trouble un rythme claudicant. La voix n’hésite pas

  • à s’envoler,
  • à planer,
  • à muter comme
    • la battue,
    • les sons,
    • les styles.

Cette déconstruction de l’évident participe de l’évocation de la mort, comme la boucle de la coda qui paraît ne jamais devoir finir avant de connaître une brusque extinction : image sans doute de l’homme qui sait qu’il va mourir mais, comme l’écrivait Sigmund Freud en 1915, ne peut pas y croire… jusqu’au jour où ; mais peut-être aussi figure de la création artistique grâce à laquelle, une fois lancé, « il n’y a plus qu’à filer » même si cela n’offre ni destination (« y a pas d’port ») ni solution face à la catastrophe (« c’est la mooooort ! »). Ainsi se conclut Dentelles de l’existant, moins album-concept que méditation elliptique d’un artiste qui sait être

  • saisissant,
  • surprenant et
  • reconnaissable.

Beau travail, M. Seknadje !


Pour écouter les titres et acheter le disque digital, c’est ici.

Prolégomènes à une géographie du néant

Jann Halexander chez lui, en juillet 2018. Photo : Bertrand Ferrier.

 

La solitude, c’est un peu comme une noix. De l’extérieur, on voit bien ce que c’est ; mais on ne peut savoir ce que cache cette coquille tant qu’on ne l’a pas brisée. C’est à cette frontière de la brisure que se confronte Catherine Ribeiro. Elle décrit, dans une langue

  • crue et métaphorique,
  • directe et imagée,
  • sans fard et cependant astucieusement partagée entre ombres et lumières,

un mélange

  • de désir,
  • de turbulences de la « musique intérieure »,
  • d’affolement sexuel comme expérience d’un « regard nouveau », et de
  • cruauté de la perte qui conduit si près de l’être aimé, aussi bien « dans la douceur » du souvenir que « dans le néant » d’un présent tissé
    • d’absences,
    • d’abîmes et
    • de chagrins.

C’est l’intérieur – l’intimité, même – de cette noix que nous découvre Jann Halexander en incarnant plus qu’en interprétant « Carrefour de la solitude », l’un des derniers chef-d’œuvres – composé par Francis Campello – de la chanteuse yéyé repentie, décédée en 2004. Dans le cadre si particulier de la librairie Publico, ça donnait ce qui suit.

 

Enrique Seknadje, « Dentelles de l’existant » – 1/2

Première de couverture : photo d’Enrique Seknadje

 

On avait salué Laisse-toi aller, le disque précédent d’Enrique Seknadje. C’est avec empressement que l’on laisse enfin notre mange-disque gober Dentelles de l’existant, son dernier-né à la première de couverture volontiers

  • monstrueuse,
  • chimérique et
  • effrayante.

Le titre de l’album est aussi celui de la première plage, un moment planant

  • sur des nappes de clavier,
  • des enchaînements harmoniques spécifiques qui sont du pur seknadjisme, et
  • une cohérence stylistique entre
    • paroles,
    • arrangement et
    • coda avec trompette presque vacillante.

 

 

« Qui voudra bien de moi » tranche avec sa programmation entre disco et new wave, en tout cas vintage mais pimpée par une recherche de matière sonore qui sait à la fois

  • explorer,
  • tournoyer,
  • surprendre

sans perdre le fil narratif du personnage

  • « crasseux »,
  • « monstrueux »,
  • « squameux »,
  • « plutôt lépreux »

qui s’étonne et s’escagasse de foutre la flippe aux autres.

  • Ligne mélodique déchiquetée,
  • grammaire claudicante,
  • déformation vocale,
  • transformation des sons prolongés

dessinent un univers mental tourmenté donc intéressant qui n’oublie cependant jamais  de séduire (on est dans la chanson de variété, pas dans l’expérimental !) par

  • la variété des textures,
  • l’efficacité du groove qu’agrémentent de pertinents commentaires de guitare électrique, et
  • la coda ad libitum qui va bien.

« Tu m’as sauvé » confirme la direction schizophrénique du disque. En effet, « Dentelles de l’existant » oscillait entre

  • le je « flottant comme un enfant » et
  • le « tu » qui contemple « le vieil homme (…) / éclairé du dehors » ;

« Qui voudra bien de moi ? » enrichissait les personnages en confrontant

  • un « je » horripilant,
  • un « tu » qui a « rien dans l’cœur »,
  • un « on » hélas « bien trop gentil », et
  • le « ils » des gens qui « filent des coups »,

sans que l’on soit en mesure de déterminer s’il s’agit d’un même « je » entre irisé, dissocié et diffracté, ou d’individus voire de groupes réellement distincts du narrateur.

 

 

Sous ses airs de chanson d’amour, « Tu m’as sauvé » préserve cette ambiguïté de la fracturation de l’ego. Sa longue intro avec trompette synthétique et sons eighties prépare l’entrée d’une voix d’abord doublée à l’octave, puis profitant d’un écho qui semble dialoguer avec le texte en faisant rebondir les derniers mots. Fracturation

  • du sens,
  • du son, et
  • du texte

où le narrateur se dévoile « assez blessé » comme pour mieux ressusciter à « la rivière douce » qui permet de « distancer la douleur ». On peut ainsi se demander si celui qui chante et revendique d’avoir « tant changé » voire de s’être « arrangé » (comme Enrique Seknadje, gens chanté tant changé, a « arrangé » ses chansons) est un, deux ou deux qui ne font plus qu’un. La réponse se dérobe, heureusement car elle n’aurait aucun intérêt : les questions qui crochettent les dentelles de l’existant sont plus frémissantes que les phrases qui les réduisent à des bouts de tissu.
Quatrième titre du disque, « Bande de filles » propose une intro façon « Another one bites the dust » au sens où le groove renvoie la mélodie à ses chères études. Presque dance, bousculé par un texte volontiers secoué et repoussé derrière des boucles et des surgissements de claviers (à quand un long edit du morceau ?), la chanson n’échappe pas à la question du narrateur : « Je n’avais jamais vu comme ça », commence-t-il, avant de se lancer : « T’as plus qu’à te tirer de là ». Ce balancement du « je » au « tu » et retour, en présence d’un « elles » mais aussi de « papa » et « maman », résonne avec une musique

  • protéiforme mais profondément cohérente,
  • élaborée mais savamment basique,
  • excitante mais également astucieuse.

Nous découvrirons les cinq derniers titres dans une prochaine chronique. À suivre, donc !


Pour écouter les titres et acheter le disque digital, c’est ici.

Pierre Réach joue Charles-Valentin Alkan (Anima) – 3/3

Quatrième du disque

 

La sonatine opus 61 de Charles-Valentin Alkan est une œuvre en quatre mouvements pesant in fine une vingtaine de minutes. L’allegro vivace liminaire, en 6/8 et en la mineur, s’ouvre à fond de train et avec légèreté jusqu’à ce qu’un ritendo prépare une violente accélération du débit. Il semble que l’on entende en direct le bouillonnement d’une créativité incapable de tenir sa ligne droite. Les volte-faces se multiplient. Une large reprise remet l’interprète devant les défis techniques qu’il vient de relever. Compositeur et instrumentiste s’accordent sur la nécessité de faire vibrer

  • la musique derrière la performance,
  • la mélodie derrière l’agilité,
  • l’énergie derrière le vertige digital.

 

 

Travail sur

  • les nuances,
  • les accents et touchers,
  • les respirations,
  • la complémentarité entre régularité métronomique et agogique astucieuse

transforment ce challenge pianistique en jubilation d’écoute entre swing con fuoco « sempre più furioso » ou « con impeto ». Le deuxième mouvement, à quatre temps et en Fa, s’annonce « allegramente ». Jamais avare d’une indication, Charles-Valentin Alkan prévient l’exécutant qu’il attend à ce que le jeu soit « sostenuto » et « con placidità ».

  • Le spectre d’intensités,
  • la maîtrise des attaques,
  • l’attention au texte

rendent sapide ce qui aurait pu n’être que mignon.

 

 

Il y a

  • des piani somptueux,
  • des respirations haletantes,
  • des staccati à tomber

qui assurent

  • le groove,
  • la pulsation et
  • l’allant

d’une partition

  • aux modulations délicieuses,
  • à l’apparente simplicité délicate, et
  • à l’habile développement d’un motif

qui contraste avec le premier mouvement, où le compositeur portait à ébullition la pulsion créative en traitant une idée sous des angles tous plus impétueux les uns que les autres.

 

 

Le troisième acte est un scherzo-minuetto (leggiermente) en ré mineur. Les doigts en feu de la main droite déclinent manière d’exercice de Czerny où la rythmique de la main gauche contribue avec finesse aux évolutions harmoniques du propos. Le trio contraste largement avec cette fougue grâce à ses accords posés et ses indications sans ambiguïté, entre « sostenutissimo » et « dolcissimo ».
La suspension se dissout dans un trille et des arpèges qui conduisent à la reprise du premier motif, cette fois partagé avec la main gauche. Une étrange coda majeure puis abandonnée en mineur et fortissimo conclut cet agitato dont Pierre Réach fait plus qu’un exercice de virtuosité grâce à son arsenal imparable :

  • nuances,
  • pulsation et
  • clarté narrative.

 

 

Le début du finale joue sur l’ambiguïté qui concluait le troisième mouvement : après deux mesures en Fa, nous voici en la mineur ; l’instant d’après, nous nous glissons en ré mineur, mais la tonalité se révèle vite glissante et d’autres collègues arrivent pour s’y substituer. L’affaire est d’autant plus étrange que le texte n’est pas jouable tel qu’il est écrit, certaines touches devant être jouées en même temps par les deux mains. Pierre Réach excelle à faire sonner ce joyeux maelström où se mêlent, entre autres,

  • la pétillance d’un rythme pointé,
  • le grondement de traits octaviés dans le registre grave, et
  • le potentiel presque jazzy d’une walking bass trépidante.

Cela donne manière de rhapsodie imprévisible donc passionnante où un cantabile

  • associe binaire et ternaire,
  • s’interrompt,
  • se laisse grignoter quelques mesures par le grondement octavié,
  • module avec gourmandise,
  • semble se dissiper pour mieux revenir et à nouveau gonfler ses voiles au vent de la virtuosité

jusqu’à aboutir à une coda à la fois

  • éclatante d’octaves,
  • truffée de ressouvenances du parcours effectué, et
  • vibrante d’un désir d’explosion qu’une dernière cavalcade nourrit plus qu’elle ne le satisfait.

Une manière spectaculaire de conclure un disque brillant mais surtout fascinant de bout en bout !


Pour écouter le disque gracieusement, c’est ici.
Pour l’acheter moins gratuitement, c’est .

Vivre est notre ordinaire (jusqu’à nouvel ordre)

Le 6 juillet en l’église de Saint-André de l’Europe (Paris 8). Photo de Bertrand Ferrier.

 

Pour l’Église, le plus ordinaire est l’extraordinaire qui fonde la foi… mais aussi l’ordinaire qui la rythme, puisque, le « temps ordinaire » des catholiques (par opposition aux temps de l’Avent, de Noël, du Carême et de Pâques) recoupe 33 ou 34 dimanches selon les années. En ces semaines ordinaires, les fidèles sont invités à célébrer la messe dominicale en mémoire de Pâques. Le temps pascal s’étant, cette année, arrêté fin juin, le « temps ordinaire » faisait son retour le 6 juillet.
Le thème de l’improvisation inscrite dans la série des « improvisations du samedi soir » était tout trouvé. Il s’agirait du passage où Robert Charlebois affirme alors que ses fans « voudraient qu’il soit un dieu » : « Je suis qu’un gars ben ordinaire ». Le texte est le reflet (donc l’inverse) de l’existence du Christ pour les croyants. En effet, Jésus n’a eu de cesse de vivre une vie ben ordinaire pour que les hommes reconnaissent en lui le fils de Dieu. Le personnage de Robert Charlebois, lui, est divinisé mais revendique son humanité. Pour l’improvisateur, les quelques notes du thème concentrent donc la tension du temps ordinaire. L’improvisation

  • interroge cette notion d’humain ordinaire,
  • la confronte au questionnement de ce que serait une vie extraordinaire,
  • se demande où est l’extraordinaire dans l’ordinaire :
    • la gloriole et le clinquant ?
    • le bruit que l’on fait pour être entendu ?
    • les pas de côté que l’on risque pour mieux voir ou être vu davantage ?
    • la brise bienfaisante ou la tempête impressionnante ?

Et si l’extraordinaire n’était qu’une manière pour l’homme ordinaire d’accepter sa condition en se servant de l’inaccessible étoile comme d’une excuse pour se trouver tout petit ou pour essayer de grandir jusqu’à la décrocher ?

 

Pierre Réach joue Charles-Valentin Alkan (Anima) – 2/3

Première du disque

 

Pour le bonheur des ménages, Charles-Valentin Alkan a un projet qui dépasse les faiblesses orthotypo

  • DE la première
  • DE couverture
  • DE la réédition
  • DU disque Alkan
  • DE Pierre Réach,

ouf, avec, d’une part,

  • capitales,
  • itals (les opus les mériteraient) et
  • accents aléatoires (pourquoi sur Réach et pas sur « âge » ?),

et, d’autre part, manque d’unité avec alignement 

  • au fer à gauche,
  • au fer à droite,
  • centré, et
  • un nom de label abandonné dans l’espace :

le double ternaire (trois temps avec triolets) frotté au binaire – oui, la phrase est un rien dégingandée mais, si vous la relisez, elle devrait être à peu près cohérente. Dans le troisième mouvement de la Grande sonate, « 40 ans : un heureux ménage », à jouer « lentement » et très lié », le compositeur a prévu, d’un côté, une mélodie qui commence en 3/4, de l’autre, un accompagnement escarpé qui s’assume en 9/8. Il s’agit de dépeindre la quadragénie « lentement » car, à cet âge, l’homme est censé s’être rendu à la raison avec

  • famille,
  • foyer et
  • prière obligatoires.

 

 

Pierre Réach saisit l’auditeur grâce

  • au parfait étagement sonore des différentes voix,
  • à sa science ébaubissante d’une agogique qui clarifie en oubliant de poser, et
  • à son art de faire entendre l’harmonie avec élégance et finesse.

Tour à tour, les triolets

  • balancent,
  • ronronnent,
  • groovent

sans jamais parasiter la ligne mélodique jouée avec

  • grâce,
  • clarté et
  • délicatesse.

L’arrivée des enfants, explicitée dans la partition, remplace les douze croches à la mesure par seize doubles croches auxquelles Pierre Réach parvient à donner un scintillement oxymorique : à la fois sautillant et « très lié » selon l’exigence du compositeur. La familiarité de l’interprète avec l’œuvre donne à cet enregistrement manière d’évidence que

  • la précision de l’interprétation,
  • la conviction du musicien et
  • sa maîtrise éblouissante du toucher

rendent encore plus émouvante qu’impressionnante. Le retour du premier motif en triolets signale l’approche d’une grande coda méditative intitulée « La prière » où des séries de sixtes discrètement redoutables ébrouent un tantinet le choral jusqu’à l’extinction des feux.

 

 

Lancé par un tremblement grave en quintuples croches, le dernier mouvement « extrêmement lent » n’est donc pas si lent que cela ! Selon les savants, ce quatrième acte serait le plus autobiographique du lot, Charles-Valentin Alkan étant

  • dégoûté de ne pas avoir été nommé prof au conservatoire de Paris,
  • engoncé dans une grave dépression et
  • tellement down qu’il balance en ouverture de partition :

 

Mourir… de mes tourments seroit la délivrance !

 

Va donc pour un « Prométhée enchaîné » où

  • les trémolos,
  • les motifs graves et
  • les silences hésitants

dessinent un prologue vibrant dans les profondeurs.

  • Sursauts,
  • jeux chromatiques et
  • oscillations thymiques

ne cherchent pas la lumière, fatalistes devant les ténèbres qui grignotent lentement le vivant. Plus qu’un appel au secours, Pierre Réach évoque un touchant mélange

  • d’acceptation impossible,
  • de révolte avortée et
  • de bilan amer.

Le  seul refuge de l’homme lucide serait donc la musique ? Hélas, comme semble le suggérer la fin dramatique, si loin des finales tonitruants que ménagent en général les compositeurs, même elle ne sert de rien, sinon à nous laisser imaginer que

  • du plus obscur de nos âmes,
  • de la certitude d’avoir échoué et
  • de la conscience que la mort nous attend

peut jaillir quelque chose de beau. L’interprétation puissante de la « Grande sonate » de Charles-Valentin Alkan par Pierre Réach participe de ce mirage qui n’est pas sans charme puisqu’il nous aide à oublier, un instant, que s’approche de nous, à pas plus ou moins feutrés, l’éternité du néant. Comme pour ne pas nous abandonner à la désespérance qu’entraîne la lucidité, le pianiste n’abandonne pas son auditeur sur ce constat : nous attend la sonatine opus 61 du même compositeur. Elle fera donc l’objet d’une prochaine chronique. À suivre !


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