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Pauline Klaus, « Obsessions » (Paraty) – 2/4

Première de couverture

À obsédée, obsédé et demi : le disque de Pauline Klaus trouve son titre grâce au premier mouvement de la deuxième sonate pour violon en la mineur op. 27 d’Eugène Ysaÿe. L’œuvre s’inscrit dans un cycle de six sonates faisant écho aux deux cycles de Johann Sebastian Bach, les sonates et partitas solo pour violon seul. De fait, dès l’incipit, le premier mouvement, intitulé « Obsession », cite la partita en Mi de Bach ; et le titre confesserait l’importance de JSB dans l’imaginaire musicale d’Eugène Ysaÿe.
En somme, deux obsessions se croisent. D’une part, celle du compositeur pour Bach, qui fait écho à celle de l’interprète évoquée dans le premier volet de cette chronique ; d’autre part, la capacité de la musique d’Ysaÿe à accompagner la violoniste au long de sa formation – notamment lors de son escapade bruxelloise – et de sa vie professionnelle. À ce niveau d’obsessions qui pullulent, on aurait pu envisager que soit évitée une grossière faute d’orthographe sur le patronyme d’Eugène, en première de couverture : raté.

 

 

Le premier mouvement est un prélude poco vivace en la mineur. Passé l’épigraphe, une noria de doubles croches s’abat sur l’auditeur, charge pour l’interprète de soigner

  • le phrasé,
  • les attaques et
  • les respirations entre salves montantes et traits descendants.

Partant, c’est à un subtil jeu d’équilibre que se livre Pauline Klaus pour laisser bouillonner l’énergie sans se contenter d’offrir un déluge sonore étincelant mais risquant d’être confus. Le Dies irae s’insère dans une nuée bariolante que Pauline Klaus nuance avec art. Une nouvelle citation de Bach paraît suspendre un instant la colère divine mais, très vite, le grondement terrible reprend et secoue l’ensemble des registres, du médium au suraigu. L’intensité de l’exercice nous vaut de grandes respirations rappelant que la musique est exécutée par un être vivant et non par une machine.

  • Notes répétées,
  • retour des deux motifs et
  • surgissement de sextolets de doubles puis de triples croches enfiévrées

achèvent de confronter les deux thèmes. JSB garde le dernier mot, imposant (provisoirement) silence à la séquence liturgique que nombre de dignitaires catholiques préfèrent garder sous le boisseau pour ne pas choquer des fidèles souvent biberonnés à l’eau de rose écœurante de « l’amour inconditionnel de Dieu pour l’homme », tarte à la crème chargée de faire oublier les fureurs vétérotestamentaires et l’inévitabilité du Jugement dernier, bref.

 

 

Le deuxième mouvement, « Malinconia » [mélancolie], est un « poco lento con sordino » en mi mineur.

  • Le balancement du 6/8,
  • l’étouffement du son,
  • la forme du dialogue intérieur incarnée par l’écriture en duo

opposent à la fougue première

  • une solennité retenue mais rythmée,
  • un mystère intense mais harmonieux, et
  • une sonorité dense mais joliment contrastée.

Le « Dies irae » revient au postlude, cette fois sous une forme hiératique que la beauté des sons filés, atout supplémentaire de Pauline Klaus, auréole d’un mystère envoûtant.

 

 

Le troisième mouvement, « Danse des ombres », est une sarabande en Sol à jouer lentement même si Eugène Yasÿe garde dans sa manche – la suite le démontrera – des astuces pour permettre à l’interprète de jouer lentement et vite. Si, si, attendez, on va y venir.
Les huit temps du discours se répartissent entre des mesures à trois et à cinq temps. De même, la partition oscille entre

  • pizzicato et coll’arco,
  • majeur et mineur,
  • verticalité (prélude et coda) et horizontalité,
  • polyphonie et monodie,
  • stabilité du tempo et accélération progressive du débit.

Celui-ci passe

  • de doubles croches par quatre
  • au sextolet de doubles croches puis
  • à l’octolet de triples croches.

Le tempo reste lent, les petites saucisses s’agitent toutefois. Pauline Klaus parvient très finement à rendre les tensions qui électrisent la partition et déclinent les ombres

  • en pointillés pour l’exposition du thème,
  • en ondulations pour la première variation,
  • en festons pour la musette servant de deuxième variation et réintégrant le Dies irae dans le récit,
  • en langueurs pour la troisième variation mineure,
  • en vagues descendantes sous le Dies irae pour la quatrième variation,
  • en battements troublants pour la cinquième variation en sextolets,
  • en tourbillons pour la cavalcade qu’est la sixième variation, et
  • en accents rebondissants pour la coda.

Dans cette partition à la fois riche et clairement construite, on admire notamment

  • la netteté du trait,
  • la précision de la polyphonie, et
  • la chaleur expressive du son.

 

 

Le dernier mouvement, « Les furies », s’annonce vraiment furieux puisque cet allegro en la mineur est marqué « furioso ». La partition confirme ce projet avec

  • des mesures à deux ou trois temps,
  • des notes partout et cependant des silences,
  • des passages « ordinaires » et d’autres à jouer sur le chevalet pour faire résonner les harmoniques du Dies irae,
  • des modifications de tempo et des contrastes de nuances collant un fortissimo après un pianissimo.

Pauline Klaus part donc à l’assaut avec

  • allant,
  • tonicité et
  • une variété de timbres qui fluidifie le récit en caractérisant les différentes atmosphères.

La fureur s’exprime dans

  • des sextolets serrés,
  • des intensités explosives et
  • une souplesse du geste qui trahit une profonde connivence avec une œuvre dont l’exigence virtuose, maximale, n’obère pas, ici, sa capacité à charmer, surprendre et séduire.

 

 

De George Enescu aka Georges Enesco (là encore, le label aurait pu faire un p’tit effort de rigueur orthotypo, le compositeur apparaissant sous sa version francisée en première de couverture, et sa version roumaine en quatrième), Pauline Klaus prélève la partie de violon des Impressions d’enfance op. 28, dont elle ne garde que le premier mouvement, « Ménétrier », le seul où le piano prévu sur la partition se tient coi. Comme chacun sait, sauf moi avant de vérifier mais maintenant ça va, le ménétrier est un violoniste qui accompagnait fêtes en général et noces en particulier dans les villages. Il y a en effet

  • de l’allégresse,
  • de la légèreté et
  • de la liberté

dans

  • ces mordants et trilles,
  • ces arpèges,
  • ces détachés,
  • ces appogiatures,
  • ces notes répétées,
  • ces glissendi,
  • ces accents,
  • ces rebonds d’archet et
  • ces variations gourmandes de tempo.

D’une partition hérissée de cahots, dont la vision glacerait d’effroi n’importe quel violoniste normalement constitué, à supputer qu’une telle espèce existe, Pauline Klaus propose une lecture joyeusement

  • limpide,
  • rageuse,
  • brûlante – bref,
  • saisissante.

Voici donc une nouvelle fureur, ce qui permet à la set-list subtilement agencée de proposer un écho roumain au dernier mouvement de la deuxième sonate d’Eugène Ysaÿe… et d’offrir à l’auditeur un intermède original avant la troisième sonate du même Eugène, que nous évoquerons lors d’une prochaine notule. À suivre !


On peut
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le grand entretien,
le voyage géomusical du quatuor Lontano de 2021 (ici, çà et ) et
la montagne magique du même ensemble mais pas que (ici, çà, et re-).

Jean Dubois, PIC (Ivry-sur-Seine), 17 octobre 2025 – 2/2

Jean Dubois au PIC (Ivry-sur-Seine), le 17 octobre 2025. Photo : Rozenn Douerin.

Il y a chez Jean Dubois un côté conscient-de-ce-qui-se-trame-quand-on-chante qui s’affirme. Une envie de défier l’évidence. Une remise en cause féconde. Chanteur au répertoire joyeux, associant

  • savoir-faire et astuce,
  • art de la mélodie et sens de la narration,
  • tradition de la chanson finement troussée et refus de s’enfermer dans sa caricature,

l’homme se débat avec ses envies d’autre chose en général et de piano en particulier. Au mitan de son tour de chant fomenté pour le Petit Ivry Cabaret, endroit toujours aussi sympathique à visiter, il remixe instrumentalement une chanson où « y a pas de parole, le problème est là ». Toutes proportions gardées, on entend Georges Brassens s’affirmant « tout aussi musicien que vous, tas de bruiteurs ». L’artiste sait qu’on l’attend sur ses hits imparables, mais il tient à donner une autre dimension à son travail en offrant un pas de côté. Une dissonance. Un enrichissement. Quitte à sourire de son projet en lâchant ! « J’fais bien la dernière note, hein ? »
Malgré son métier évident, le type est un modeste, peut-être parce que les p’tits pays, c’est pas ça qui manque. Avec « Les rues sont à tout l’monde », il fracasse le cabaret tant par l’efficacité de cette chanson formidable que par son accompagnement pianistique. En effet, son auto-accompagnement léger s’amplifie avec une progression maîtrisée, qui joue davantage sur le spectre du clavier (de plus en plus aigu, de plus en plus grave) que sur l’intensité. C’est finement joué pour un chanteur qui assume de ressembler « à beaucoup de chanteurs connus et pas connus, à beaucoup de gens, en fait » car « les choses nous rappellent souvent autre chose qu’elles ».
La multiplicité du possible et l’unicité paradoxale du réel irriguent et structurent l’imaginaire artistique du chanteur. Le confirme la chanson suivante « que j’avais enterrée dans mon répertoire pour le plaisir de la ressortir ». « Les cabarets » s’amuse de ceux qui pensent « sauver la chanson » en cultivant le souvenir fantasmatique des « beaux jours passés », sans masquer le fait que Jean Dubois lui-même, comme tant d’autres fredonneurs, se bat pour sauver la chanson donc se sauver lui-même dans un monde qui, faute d’indiquer « where we’re heading », « don’t make sense no more », comme il le chante en reprenant « Señor », hymne mystérieux claqué par Bob Dylan en 1978.

 

 

L’évocation instrumentale de chansons d’antan recolorisées au piano permet de folâtrer jusqu’à « L’Étrangère », une mise en musique de Louis Aragon par Léo Ferré, où le souvenir d’une éphémère dont la robe tombait promptement convainc, mais qui en doutait ? que, à part la mort, rien ne dure car « l’amour s’arrête avec la pluie ». Le p’tit coin d’parapluie et l’orage n’ont qu’un temps. Moralité : il faut vivre l’amour au plus vite et au plus concret de la chose. « Marguerite » nous y incite. Au reste, Jean Dubois revendique d’avoir fomenté cette chanson incongrue à l’heure de la pruderie « me too » pour « me moquer des p’tits villageois dans leurs discours adressés aux femmes ».
À la fois instrumentiste, auteur, auto-arrangeur et chanteur, l’artiste excelle à raconter la fragilité des lisières. Dès lors, rien d’illogique à ce que « Faut qu’j’te voie » évoque avec pudeur moins la frontière parfois floue entre amitié et amour que celle, pas toujours plus nette, qui sépare implicite et aveu. Ainsi Jean Dubois décrit-il le paysage de ses émotions – donc des nôtres – comme un palimpseste intérieur où ce qui se voit et se vit ne masque guère le passé.
Quand, dans « Hep, toi, là », il évoque « les travaux dans l’quartier » subis « au siècle dernier », il parle, dans un continuum spécifiquement romantique, autant de ce qu’il voit depuis sa fenêtre sur Paris que de ce qu’il vit depuis une séparation amoureuse déjà lointaine. Avec à peine « un couplet et peut-être un second », comme il le stipule, il avance dans l’architecture de son esprit par strates, bien plus géologue que photographe. Le fait, ce que nous prenons pour le réel, n’est pas un donné : c’est une histoire, une résonance qui, par la grâce d’un Bic, permet de finir une chanson (et un récital) au Pic.

 

 

Pour le rappel, l’artiste propose « une petite bricole et une chanson ». Une « mazurka pour AC/DC » lance le bouquet final, avec son alternance entre mineur et majeur. « Splash » conclut l’affaire avec maestria et rock’n’roll. Cette métaphore filée de l’amour comme flot qui

  • glisse,
  • mouille,
  • mousse,
  • tache (ça, c’est fait)

assume l’idée que, « si l’amour ne dure qu’un instant, ben merci pour le flash ». De la sorte, l’ACI boucle son concert avec une dernière évocation de la tension – pas toujours facile à vivre mais potentiellement inspirante – entre la profondeur des choses et l’évanescence des sentiments intenses.
Enfin, devant l’insistance d’un public chauffé à blanc, il accepte d’offrir un second rappel en entonnant l’un de ses nombreux tubes, « J’suis d’un p’tit pays », évocation d’un territoire lointain, aux saisons « discrètes », où il est vain de feindre d’être toujours celui qui sait le mieux. Un chant fédérateur, qui a quelque chose d’autobiographique pour chaque auditeur car ce pays, ce n’est pas un pays, ce n’est pas non plus l’hiver, c’est nous-même. Nous ne sommes pas que celui que nous semblons être ou que nous nous acharnons à jouer. Nous avons en nous cette résonance, cette histoire que, par la magie

  • des mots,
  • de la musique et, disons-le,
  • du talent,

l’excellent Jean Dubois

  • saisit,
  • s’approprie et
  • épanouit dans ses chansons.

Ce 17 octobre, au PIC, il l’a encore une fois démontré.

Pauline Klaus, « Obsessions » (Paraty) – 1/4

Première de couverture

Désormais, ce n’est plus un secret pour personne, on peut donc partir de là : comme beaucoup de ses confrères musiciens, Pauline Klaus est une obsédée. Dans son premier disque solo, elle ose l’avouer. D’ordinaire partisane du partage et du collectif, ainsi qu’elle nous l’expliquait pour nous décrire le festival qu’elle chapeaute, la virtuose déploie ici un éventail de ses passions et de ses ruminations à elle, au premier rang desquelles figure Johann Sebastian Bach, représenté par les fantaisie et fugue BWV 542 transcrites par Tedi Papavrami. Ce monstre pour orgue a une histoire pas très certaine mais qui suggère que le diptyque colle deux pièces écrites à des périodes différentes, et dont la fugue serait issue d’une improvisation donnée par Jojo lorsqu’il concourait pour un poste d’organiste titulaire. Une remémoration, donc. Une obsession, déjà.
Dans cet album, l’œuvre à deux volets est matricielle. Placée en premier, elle est aussi valorisée par un livret très intéressant, lui aussi en deux parties : d’abord la contextualisation de ce disque par l’artiste elle-même ; ensuite un entretien de l’artiste avec Tedi Papavrami exclusivement sur cette transsubstantiation, allant au-delà des poncifs du genre, du genre, justement :

  • « qu’est-ce qu’on garde, qu’est-ce qu’on ajoute ? » ;
  • « qu’est-ce que ça enlève, qu’est-ce que ça apporte ? » ; et
  • « de quel droit vous retouchez un tel monstre sacré ? »

(grâce à la digitalité de la dame, l’on peut lire la première partie du livret ici, et l’entretien ). La fantaisie est attaquée sans fausse pudeur. Là où l’orgue peut jouer de la résonance pour s’offrir des respirations servant à mieux précipiter les traits de triples croches, le violon de Pauline Klaus substitue

  • l’énergie des attaques,
  • la fermeté du geste et
  • l’allant décidé du tempo.

Néanmoins, si, loin de se contenter d’impressionner, ce qui serait déjà pas si pire, elle séduit, c’est qu’elle ajoute à la virtuosité consubstantielle au genre un souci épatant

  • de nuancer,
  • de contraster les registres, et
  • de mêler astucieusement fougue et agogique.

 

 

La partition originelle associe

  • ligne mélodique,
  • harmonisation et
  • walking bass.

La transcription préserve évidemment le thème et l’assortit avec une seconde voix

  • tantôt bourdon,
  • tantôt doubleuse,
  • tantôt aiguillon.

Cette mutation des rôles renforce l’intérêt des passages méditatifs qu’entrecoupent de saisissantes fusées.

  • La vigueur des attaques,
  • la capacité à faire sonner la polyphonie,
  • la volonté de narrer une partition soubresautante, et hop, comme on raconte une histoire forte

saisissent jusqu’à la tierce picarde – parfois contestée – conclusive. La qualité d’une transcription qui navigue entre

  • citation littérale,
  • octaviation mélodique,
  • sélection des éléments essentiels et
  • liberté des choix (le violon pouvant, au gré des passages, être
    • main gauche,
    • main droite,
    • mélange des deux voire
    • pédale avant les accords finaux)

ne gâche rien.

 

 

La fugue qui suit fait trembler à peu près tous les organistes honnêtes… et parfois les spectateurs craignant que l’interprète n’attaque bille en tête le morceau puis tente de rétropédaler, trop tard, quand il se ressouvient des complexités polyphoniques qui l’attendent. Comment un violon peut-il en rendre le foisonnement rigoureux et éruptif ?
C’est d’abord le calme qui marque l’exposition du sujet. La réponse stupéfie par la capacité de Pauline Klaus à rendre presque deux sons distincts, comme si deux violons jouaient alors qu’un seul est devant les micros. L’arrivée de la troisième voix colore le grave du violon de teintes dignes d’un alto. Transcripteur et interprète

  • font miroiter la polyphonie,
  • concentrent le propos dans la confrontation des voix,
  • rendent avec adresse les inflexions du développement,

bref, convainquent et ébaubissent. Cette réduction est une bestofisation dont le langage violonistique fait presque oublier la fureur roborative de l’original. À mesure de l’écoute, l’exploit technique de la musicienne s’efface devant sa musicalité. En dépit des difficultés dont cette partition pleine de notes regorge, elle

  • respire,
  • phrase,
  • confronte et
  • avance.

 

 

Tout

  • chante,
  • vibre et
  • s’épanouit.

À la magnificence de l’orgue, Pauline Papavrami et Tedi Bach substituent

  • l’énergie d’un instrument plus modeste,
  • sa liberté d’attaques, et
  • sa capacité à fonctionner comme un creuset où le métal de la polyphonie créative, poussée à son paroxysme, étincelle sous un jour nouveau.

De quoi mettre en appétit en vue de la prochaine étape : l’obsession d’Eugène Yasaÿe et l’enfance de George Enescu. À suivre !


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Jean Dubois, PIC (Ivry-sur-Seine), 17 octobre 2025 – 1/2

Jean Dubois au PIC (Ivry-sur-Seine), le 17 octobre 2025. Photo : Rozenn Douerin.

Après sa phase gling-gling (pas bling-bling : gling-gling) et glang-glang, avec ou sans « accompagneurs » comme il les nommait mais ponctuée d’albums aussi rares que captivants et de prestations piquantes, Jean Dubois a entamé une phase ploum-ploum et zinzin, rythmée par des concerts où l’évidence de la chanson percutante se métisse d’une profonde recherche artistique. Même s’il revendique « ne plus avoir envie de chanter », il

  • travaille,
  • malaxe et
  • sculpte

avec une obstination féconde la tension entre fredonnerie façon Rive gauche et moments instrumentaux. C’est d’ailleurs par un mélange des deux qu’il s’élance, costume cravate, dans un remix de « Rendez-vous à Izmir », chanson dont il a gommé de longue date les paroles initiales en imaginant, un jour donc sans doute jamais, en écrire d’autres qui lui conviendraient mieux (on trouve trace de la première version ici). Piano en pogne et harmonica en gueule, il claque ensuite la première mazurka de la soirée, articulant de façon classique et cependant très duboisienne les modes majeur et mineur.
Conscient qu’au PIC, on attend malgré tout d’un chanteur qu’il chante, l’artiste prend la parole en murmurant : « Bon, puisqu’il semblerait que je doiv’ m’exprimer… / Hum hum, est-c’ que ça passe dans le microphone ? » Derrière la boutade propulsant la première chanson complète du spectacle, se niche voire se love une triple interrogation sincère et perpétuelle que chérit Jean Dubois :

  • qu’est-ce que je parviens à dire aux autres
    • en chantant,
    • en jouant ou, simplement,
    • en échangeant avec eux ?
  • qu’est-ce que j’ai envie
    • de dire,
    • de sous-entendre,
    • de taire ? et
  • qu’est-ce que l’autre peut entendre de mon galimatias polymorphe,
    • évident pour moi,
    • potentiellement plus nébuleux pour l’autre voire, pire qu’incompréhensible,
    • source, au sens propre, de graves malentendus ?

Voilà l’une des forces du parolier : ménager

  • de la profondeur sous l’apparente superficialité,
  • de l’intime dans l’humoristique,
  • du grave dans la légèreté.

En associant

  • texte,
  • mélodie,
  • harmonie et
  • interprétation,

l’homme veut croire que, « si tout n’est pas parlé, y a des gestes qui disent » d’où, peut-être, son goût pour les danses, au premier rang desquelles la mazurka, inclination autobiographique mais aussi source d’inspiration artistique, à supposer que les deux soient toujours aisées à distinguer. Au fond, interroge le saltimbanque,

  • que donne-t-on vraiment quand on « se donne » en spectacle ?
  • qui regarde qui ?
  • qui amuse qui ?
  • qu’est-ce qui se joue dans cet échange pas si silencieux que ça – surtout dans manière de cabaret – entre scène et salle ?

Prise dans ce questionnement, la chanson de Jean Dubois implique souvent un interlocuteur dans sa ronde,

  • qu’il écrive une lettre à une mystérieuse anonyme ou à des correspondants familiers inquiets de n’avoir plus de ses nouvelles épistolaires,
  • qu’il s’adresse aux spectateurs ou à un cercle d’amis en les incitant à se monétiser encore davantage, ou
  • qu’il espère à la brune, comme dans la chanson suivante, particulièrement poignante, « que tout le monde va bien ».

Le guitariste est alors absorbé par le pianiste, mieux : par le musicien. Sur le quart de queue de la maison, il crée un accompagnement

  • atmosphérique d’abord,
  • impressionniste ensuite pour évoquer ce « couple occupé à compter les feuilles » (où les aficionados voient le prolongement des fiancés qui, dans « Les rues sont à tout l’monde », comptent « les cadeaux qu’on va leur offrir »),
  • dynamique enfin.

Ce n’est pas seulement maîtrisé : mieux, c’est senti et malin. Toujours à la recherche de la bonne voie – qui ne doit pas être unique – pour dire et se dire, Jean Dubois propulse sa carcasse au centre de la scène pour y dire « un poème de saison ». En l’espèce, le locavore a déniché « Automne malade », extrait d’Alcools et récit d’une double désolation : comme nous, l’automne va mourir ; et c’est beau. Point d’amollissement nunuche pour autant ! Aussitôt après avoir constaté que, feuilles qu’on foule, train qui roule, « la vie s’écoule », le clown ténébreux, armé de son harmonica, décide de nous initier à la mazurka. Nous en retenons la leçon suivante : « Pour danser, l’important, c’est quand ça ne touche pas terre. » Peut-être pour la vie aussi ? L’artiste le suggère en chantant « La mazurka », un éloge ternaire

  • à la drague dansante,
  • à l’ironie chorégraphiée, et
  • à la prise de conscience légère de ce qu’est la vie : être, avec l’autre, sur un même plancher.

Celui qui se revendique « plutôt pianeux que pianiste » et annonce vouloir jouer « du piano diatonique mais, comme ça n’existe pas, je vais jouer du piano dans l’esprit diatonique » claque « Dupe d’une jupe » où il remet

  • les pendules à l’heure,
  • l’église au milieu du village et
  • les choses au clair :

le textile n’est pas sa passion. Non, lui, quand il se passionne pour un vêtement, c’est qu’il y a quelqu’un dedans. Comme quoi, même dans son monde, l’artiste est des nôtres, et peut-être réciproquement. (Non, ça ne veut rien dire mais, sur le moment, j’avais l’impression que si, alors je tente.) À suivre !

Festival Érard, salle Érard, 12 octobre 2025 – 2/2

Saskia Lethiec à la salle Érard (Paris 2), le 10 octobre 2025. Photo : Bertrand Ferrier.

Officiellement, la première partie du concert final du festival Érard 2025 devait comporter trois œuvres plus ou moins lisztiennes. Après la « Marche des pèlerins » d’Hector Berlioz réduite par Franz Liszt pour alto et piano, nous avons ouï l’ambitieux Tristia, une transcription de Franz par Liszt. Prenant la parole à la place de Laurent Lévy, l’impatientant « présentateur », la harpiste Françoise de Maubus annonce qu’elle donnera un bis avant même de jouer Le Rossignol, une pièce de Franz Liszt transcrite par Henriette Renié. Au nouveau programme, donc, une « petite pièce » d’Henriette Renié qui « ouvre sur un jardin ». La harpe se déplie alors,

  • un temps liquide,
  • parfois enflammée,
  • toujours aérienne.

Françoise de Maubus propose une interprétation nourrie

  • de nuances,
  • de variations de caractère et
  • d’une technique souveraine (ça n’est jamais inutile, avec cet étrange instrument).

L’arrangement du « Rossignol » de Franz Liszt prolonge ce petit plaisir en laissant la musicienne exprimer

  • la légèreté de sa virtuosité,
  • son sens éprouvé de l’agogique juste, ainsi que
  • son talent pour caractériser clairement les différents segments en jouant sur
    • les attaques,
    • les nuances,
    • la résonance et
    • les respirations.

La dernière partie du quintette pour piano et quatuor à cordes de Jean Cras est hélas précédée d’un blabla superfétatoire autour de Paul Valéry et non pas du cimetière marin mais, cette fois, de la plage. Aucun rapport avec la suite, mais toujours ce besoin assez sordide d’ennuyer les mélomanes avec des mots dont il eût été plus malin de faire l’économie. Le concert ayant commencé avec un bon retard et le « présentateur » ayant pris plus que sa place en cette fin d’après-midi, je sais que je ne pourrai assister qu’au premier des quatre mouvements, la messe du dimanche soir n’étant pas du genre à attendre l’organiste sollicité pour l’accompagner. Dommage car, annoncé « clair et joyeux » voire « assez animé », ce premier acte se révèle fort plaisant :

  • tonicité des cordes (Saskia Lethiec et Takashi Hamano au violon, Marc Desmons à l’alto, François Salque au violoncelle),
  • motorisme du piano (joué par un Jérôme Granjon étincelant),
  • variabilité des humeurs,

tout titille l’oreille. La musique est

  • habile à défaut d’être piquante,
  • prenante à défaut d’être poignante,
  • bien tournée à défaut d’être saisissante.

Guère d’émotion profonde, donc, mais un joyeux sentiment qui ressemble au plaisir d’écouter une jolie pièce portée par une interprétation

  • techniquement impressionnante,
  • incarnée et
  • inspirée.

 

Dans le métro, des gens chient. Au cours des concerts, certaines vieilles enlèvent leurs chaussures pour caresser le plancher. C’est plus facile à nettoyer mais à peine moins répugnant. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Elle-même inspirée par

  • la lettre de Paul Valéry sur la plage,
  • sa sensation de bien-être et
  • l’idée que ce quintette a été écrit par un marin,

une spectatrice ressent le besoin plus grossier que grotesque de se déchausser pour se mieux délecter

  • du gros temps,
  • de la mer plane et
  • des vagues

qui, avec un peu d’imagination, caractérisent tour à tour le paysage sonore. L’heure et la minute sont alors venues pour nous de quitter ce festival 2025 avec l’espoir d’être encore de ce monde pour profiter de la cinquième édition qui aura lieu du 9 au 11 octobre 2026 !


Retrouvez ci-dessous les notules sur les précédentes éditions du festival
Le concert du 13 octobre 2024 est chroniqué ici.
Le concert du 11 octobre 2024 est chroniqué ici.
Le concert du 15 octobre 2023 est chroniqué ici et .
Le concert du 13 octobre 2023 est chroniqué ici.
Le concert du 15 octobre 2022 est chroniqué ici et .

Festival Érard, salle Érard, 12 octobre 2025 – 1/2

La salle Érard vue de la salle Érard (Paris 2), le 12 octobre 2025. Photo : Bertrand Ferrier.

Le dernier concert du festival Érard, cuvée 2025, s’intitulait « De la Bretagne à la Chine » et se présentait comme un « voyage avec Jean Cras », le marin musicien. Bon, le sous-titre est clairement usurpé ; disons qu’il tente de boucler symboliquement la manifestation en mettant la lumière sur un compositeur joué au cours de quatre des cinq concerts organisés ce week-end. Le récital du dimanche après-midi se compose de deux parties :

  • trois pièces chambristes, variées mais toutes griffées Franz Liszt, d’une part ;
  • le quintette pour piano et quatuor à cordes dudit Jean Cras, d’autre part.

Hélas, l’appétissant menu est grevé par un apéritif peu excitant. En lieu et place de la chip la plus croustillante du paquet, nous avons droit à un laïus de Laurent Lévy présentant le voyage sous trois aspects :

  • géographique,
  • littéraire et
  • intérieur.

En soi, en dépit du côté

  • satisfait,
  • componctueux donc
  • hautement impatientant

du conférencier, le propos n’est pas stupide mais il aurait gagné à être inclus dans le riche programme offert aux spectateurs. Au concert, je viens écouter de la musique ; et, ceux qui surfent parfois sur les lignes de ce carnet de notules savent que la lecture imposée d’un livret m’escagasse au plus haut point. Heureusement, Delphine Armand finit par arriver au piano, accompagnée de Marc Desmons à l’alto. Au programme : la réduction lisztienne de la « Marche des pèlerins chantant la prière du soir », extraite de Harold en Italie d’Hector Berlioz. L’agacement éprouvé se dissipe grâce à

  • la précision du clavier,
  • la chaleur de l’alto et
  • la netteté des unissons.

Les interprètes excellent à mêler

  • solennité du propos,
  • lyrisme de la ligne mélodique et
  • plaisir des réexpositions du leitmotiv.

Impossible de résister (et pourquoi essayer ?) à l’art de nuancer que montrent les duettistes :

  • quels decrescendi subtils !
  • quels piani fins et miroitants !
  • quelle fougue vibrante dans les passages animés !

Idéal pour permettre à l’auditeur d’apprécier

  • la variété des caractères
    • (intériorité,
    • marche,
    • tensions),
  • la richesse des sonorités du piano Érard, et
  • la polymorphie de l’alto.

Profitons car, plutôt que de blablater pendant le changement de plateau, le « présentateur » attend que les régisseurs en aient fini pour nous infliger un laïus

  • long,
  • moins didactique que guindé, et
  • aussi soporifique qu’inutile.

Hélas, pas moyen d’y couper si l’on veut jouir de « Tristia », la transcription de « La Vallée d’Obermann » de et par Franz Liszt pour

  • violon (Saskia Lethiec),
  • violoncelle (François Salque) et
  • piano (Jérôme Granjon).

Le clavier profite du son particulier de l’instrument historique pour investir la salle avec

  • la solennité du propos,
  • la souplesse de l’articulation et
  • une patente science de la résonance.

Le trilogue, et hop, investit avec profondeur une partition faisant la part belle

  • à la lenteur,
  • à la dramatisation et
  • à l’immobilité.

Le violoncelle de François Salque pousse son lamento, auquel le piano donne toute sa dimension. Quand le violon de Saskia Lethiec prend le relais, on se délecte

  • du fondu du jeu,
  • de l’onctuosité du phrasé et
  • de l’intensité de cette lecture.

Avec Jérôme Granjon, son complice de prédilection, la musicienne témoigne d’une attention très efficace pour

  • la synchronisation des attaques,
  • la communion des silences et
  • le partage des respirations.

Les dialogues avec le violoncelle, arbitrés par le piano, ne préludent pas à une envolée enflammée. Au contraire, « Tristia » se troue volontiers

  • ici de suspensions,
  • çà, d’un solo de violoncelle s’enfonçant dans les graves,
  • là, d’un lent trait du violon qui s’évapore dans l’aigu, aspirant avec lui ses deux accompagnateurs.

Les échos entre partenaires provoquent un passage agité voire tempétueux dont le trio rend raison par des variations

  • de nuances subtiles,
  • d’accents savamment disposés et
  • d’effets d’ensemble réglés au cordeau.

Puis la fragmentation frappe à nouveau la partition. Avec elle, les silences et les phrases s’enfonçant dans l’abîme des graves, malgré la tentation mélodique qui pimpe parfois une partition pénétrée d’une mélancolie mystérieuse.

  • Échos,
  • unissons et
  • crescendi

sont synthétisés par le piano dont l’intervention annonce un finale grandiose. Le résultat ?

  • Une œuvre passionnante,
  • une interprétation engagée,
  • un triomphe fort mérité.

À suivre !


Retrouvez ci-dessous les notules sur les précédentes éditions du festival
Le concert du 13 octobre 2024 est chroniqué ici.
Le concert du 11 octobre 2024 est chroniqué ici.
Le concert du 15 octobre 2023 est chroniqué ici et .
Le concert du 13 octobre 2023 est chroniqué ici.
Le concert du 15 octobre 2022 est chroniqué ici et .

Vittorio Forte, « Volver » (Mirare) – 6/6

Quatrième de couverture

Voici venu le temps de la dernière étape sud-américaine en compagnie de Vittorio Forte, dont le palimpseste original s’achève sur trois pièces courtes. Un intermède chantant le « lointain bleu » ouvre le diptyque évoquant le Colombien Luis Antonio Calvo. Ce multi-instrumentiste a commencé par jouer des instruments de fanfare

  • (cymbale,
  • grosse caisse,
  • tuba)

avant de s’intéresser au violon et au piano. Ainsi pianotera-t-il au fond d’un lazaret où celui qui est considéré comme un grand compositeur sera embastillé pendant la moitié de sa vie. L’intermède proposé en prise de contact impose le si bémol mineur, avec ses cinq bémols (au moins quatre de trop, sur notre échelle). La miniature joue sur la tension entre

  • claudication et rythme binaire,
  • fragilité et itération,
  • esquisse et entêtement.

Vittorio Forte l’interprète sans feindre la joliesse L’évocation suffit.

  • Précision du jeu,
  • science de la modulation, et
  • conviction que les reprises et les arpèges (même non inscrits sur la partition)

animent cette proposition qui ne manque pas d’aguicher l’esgourde.

 

 

En do dièse mineur, la danse « Malvaloca », autrement dite « Primerose », exige

  • de la souplesse dans la narration,
  • de l’aisance dans le groove, et
  • de la finesse dans l’attaque.

L’attention de l’interprète évite de laisser sombrer cette bluette vibrante dans l’oubli du mignonnisme. On apprécie

  • l’aisance du pianiste,
  • son sens du swing, et
  • son exigence qui va avec une certaine et essentielle idée de liberté.

 

 

Tout finit sur la transcription de « Volver » de Carlos Gardel, réalisée par ce foufou du clavier qu’est Vittorio Forte. Un prélude mélancolique ouvre le bal. L’énoncé du thème, harmoniquement riche, se passe sans encombre – ce qui est heureux pour une musique populaire. Puis la flamme prend, intégrant  l’esprit ambigu du tango. Le transcripteur-interprète maintient cette tension entre virtuosité grondante, prête à exploser, et simplicité du projet. Il y a

  • des doigts,
  • du feeling,
  • du sentiment et
  • de la malice refusant de jouer à Liszt au Liszt italo-argentin, ce qui ne poserait aucun souci technique au pianiste-musicien.

C’est

  • habile,
  • malin et
  • superbement pudique.

En somme, une coda puissante car non explosive pour un disque époustouflant. En un mot : magistral.


Pour écouter gratuitement le disque, c’est par exemple ici.
Pour l’acheter moins gratuitement, c’est par exemple .
Pour retrouver d’autres chroniques sur Vittorio Forte…
… 
live à l’institut Goethe (23 octobre 2018), c’est ici
… 
live à la mairie de Paris 17 (23 janvier 2020), c’est ici
live au Showroom Kawai (17 février 2022), c’est ici et
… 
live à la salle Cortot (14 avril 2023), c’est ici, çà et
… en studio pour jouer Earl Wild
, c’est ici et .

Festival Érard, salle Érard, 10 octobre 2025 – 3/3

Saskia Lethiec, Delphine Armand et Vladimir Dubois le 10 octobre 2025 à la salle Érard (Paris 2). Photo : Rozenn Douerin.

Pour clore le premier concert de la quatrième édition du festival Érard, Jérôme Granjon cède sa place au piano à Delphine Armand, accompagnée de Vladimir Dubois au cor et de Saskia Lethiec au violon. Le trio en Mi bémol op. 40 propose une demi-heure de musique, répartie en quatre mouvements. L’œuvre a été inspirée au compositeur quand il a vu le soleil poindre entre deux troncs d’arbres – pensez-y la prochaine fois que vous crapahuterez à la fraîche dans quelque contrée sylvestre ! L’andante liminaire met en valeur chacun des participants.

  • Saskia Lethiec sait jongler (si) entre
    • l’accompagnement,
    • la réponse et
    • le solo vibrant.
  • Delphine Armand, loin de se résoudre à n’être que l’harmoniste de service, n’hésite pas à faire montre
    • d’autorité,
    • de caractère voire
    • d’emportement.
  • Vladimir Dubois, à découvert, peut
    • tonner,
    • se faire presque discret et
    • dialoguer avec le violon.

Satisfaite, l’audience applaudit sitôt la dernière note avalée. Cet événement intempestif dissipé, l’andante peut commencer. Les interprètes en traduisent

  • l’efficacité rythmique,
  • la tonicité allant bon train et
  • la précision d’écriture que soulignent de précieuses synchronisations entre pairs.

Le piano se révèle

  • force de proposition,
  • membre fédérateur et
  • chef d’orchestre,

formulant avec ses collègues un Brahms

  • vif,
  • bigarré et
  • tournoyant malgré des redites qui peuvent sembler çà et là dispensables.

À lui revient encore – passés les applauses – l’introduction grave de l’adagio mesto. L’entrée élégiaque du violon et du cor saisissent ; puis le compositeur varie les dispositifs :

  • cor solo,
  • cor-violon,
  • cor-violon-piano,
  • violon-piano,
  • piano solo.

Le sujet lui-même paraît

  • hésiter,
  • se fragmenter,
  • gonfler avant de désenfler.

Minutieux sans sombrer dans la ratiocination, les musiciens caractérisent élégamment les différentes sections en évitant – précaution appréciable – de fragmenter le mouvement. L’interprétation est

  • coordonnée,
  • maîtrisée mais aussi, et c’est heureux,
  • assez poétique pour laisser flotter un mystère précieux pour l’imagination de l’auditeur – après tout, le titre du concert n’est il pas « Invitation au voyage » ?

Le finale, un allegro con brio, secoue la partition en changeant complètement d’humeur et d’atmosphère. Dans un emballement excitant, les couples se font et se défont.

  • Le violon défie le piano,
  • le cor affronte les quatre cordes et, plus tard,
  • le piano engage le fer avec le cor.

Au clavier semble échu le rôle d’arbitre. L’assurance voire l’aplomb de Delphine Armand, en dépit d’une partition redoutable, sied fort bien à ce rôle central. D’une façon générale, la virtuosité exigée n’effraye point le trio, au contraire ! La virtuosité qu’ils déploient ressortit d’une technique

  • instrumentale (faut jouer les notes, et c’est pas facile),
  • chambriste (faut jouer avec les autres donc bien se positionner en termes d’intensité et de posture, et c’est pas si simple) et
  • musicale (faut rendre l’esprit de la partition par-delà ses notes, et c’est joliment troussé).

Le brillant du mouvement n’est pas clinquant car il n’obère pas

  • le suspense de la narration,
  • les incendies soudains ni
  • les séquences empreintes d’une poésie savoureuse.

Même le non-fan de Brahms passe ainsi une demi-heure

  • riche,
  • complète et
  • puissamment enlevée par le trio du soir,

qui finit de lancer en majesté ce formidable festival. Un aperçu du dernier concert de l’édition sera à lire dans une prochaine notule. Donc, à suivre !


Retrouvez ci-dessous les notules sur les précédentes éditions du festival
Le concert du 13 octobre 2024 est chroniqué ici.
Le concert du 11 octobre 2024 est chroniqué ici.
Le concert du 15 octobre 2023 est chroniqué ici et .
Le concert du 13 octobre 2023 est chroniqué ici.
Le concert du 15 octobre 2022 est chroniqué ici et .

Vittorio Forte, « Volver » (Mirare) – 5/6

Première de couverture

Revendiqué par les bandonéonistes, les guitaristes et mille forme d’ensembles instrumentaux ou vocaux, Adiós Nonino (sans tilde mais avec une cap, contrairement à la set-list du disque physique) est un hommage d’Astor Piazzolla à son père défunt, hommage remixant un précédent tango du compositeur argentin. Vittorio Forte lance son Fazioli F278 (compter 60 000 € pour un tel bolide) à l’assaut de cette pièce qui s’ouvre sur une cadenza ad libitum figeant les longues improvisations, parfois virtuoses, que les joueurs de tango ont coutume de créer avant de passer aux choses plus sérieuses.

  • Digitalité,
  • liberté apparente,
  • richesse harmonique

préparent avec

  • foucades,
  • traits et
  • suspensions

l’arrivée du thème en La bémol.

  • La basse descendante chromatique,
  • le surgissement des triples croches secouant la mélancolie et lui évitant de devenir nunuche à souhait,
  • les à-coups du discours et
  • la modulation en Ut

séduisent d’autant plus qu’ils semblent couler de source sous les doigts de Vittorio Forte.

  • Humeurs tournoyantes,
  • suspensions et
  • fausse fin

précèdent l’arrivée d’un tango « deciso ».

 

 

  • Octaves,
  • main gauche bondissante,
  • souplesse du tempo et
  • alternance des thèmes

font pétiller ce mélange de musiques populaire et savante dans une rhapsodie secouant l’ensemble du clavier.

  • L’inventivité d’Astor Piazzolla pour costumer différemment ses thèmes,
  • la virtuosité sensible de Vittorio Forte,
  • le plaisir d’une richesse
    • harmonique,
    • rythmique et
    • nuancée,

en perpétuel renouvellement derrière le ressassement apparent

  • ébaubissent,
  • séduisent et
  • envolent

l’auditeur. De quoi mettre en appétit avant les trois prochaines et dernières œuvres du programme, dont la recension est prévue dans une prochaine notule… à suivre !


Pour écouter gratuitement le disque, c’est par exemple ici.
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Festival Érard, salle Érard, 10 octobre 2025 – 2/3

Floriane Hansler à la salle Érard (Paris 2), le 10 octobre 2025. Photo : Rozenn Douerin.

Attention, ça commence fort : la seconde partie de la première partie du premier concert du quatrième festival Érard (ben ouais, mais quand on prévient qu’on commence fort, personne veut y croire et après ça se plaint partout que ç’a commencé fort pour de bon, faut se s’couer les rognons, les gars !) s’ouvre sur le « Sonnet de Pétrarque n°104 », tiré de la deuxième des Années de pèlerinage – l’Italienne – de Franz Liszt. En effet, la première partie du concert est structurée en deux blocs associant un morceau pour piano (à quatre ou deux mains) et un bouquet de mélodies.
Le sonnet servant de sous-texte à l’œuvre de Liszt loue de Laure les « deux beaux yeux qui mille fois ont rendu jaloux le soleil » et le concert de ses pleurs qui rendait « le ciel si attentif à cette harmonie ». On se réjouit d’entendre Jérôme Granjon en solo. S’exprime ainsi un autre aspect de sa personnalité de musicien, fors l’accompagnateur DeLuxe qu’il est aussi. Partition sous les escarbilles, il prouve que sa réputation d’excellent pianiste n’est sacrément pas usurpée. Sans se départir de sa composition de quasi clergyman, il secoue son piano

  • d’une fougue embrasée,
  • d’une retenue tourmentée et
  • d’un abandon lyrique du plus bel aloi.

Bien qu’il évite – avec une modestie qui paraît consubstantielle à son personnage de musicien – de mettre en scène sa virtuosité, Jérôme Granjon a les impressionnants moyens techniques qui lui permettent de parler, via Liszt,

  • de l’incandescence amoureuse,
  • du miroitement de ce mouvement de l’âme et du corps, ainsi que
  • de l’imprévisibilité des sentiments quand la chair et le cœur sont à vif.

Ce moment enflammé joue aussi le rôle de respiration bienvenue avant les trois mélodies prévues pour clore la deuxième partie de ce premier concert. « L’invitation au voyage » chante avec Charles Baudelaire ce « là-bas » où il serait si doux d’aller vivre ensemble – contrastant implicitement avec la rudesse de la vie ici. Appuyée par un accompagnement exigeant mais bien plus fonctionnel que fantaisiste, Floriane Hansler invite l’auditeur

  • à l’imaginaire enchanté,
  • à la rêverie nonchalante et
  • à la tendresse fantasmatique.

Avec Jérôme Granjon, elle nous donne à apprécier le plaisir

  • de la suspension,
  • de la respiration et même
  • du silence,

ingrédients essentiels hélas souvent oubliés par maints interprètes. Le duo Baudelaire – Duparc est aussi à l’affiche de « La vie antérieure ». Ce poème tarabiscoté laisse l’auteur constater que son inspiration est torturée avant de le regretter et d’espérer l’heure où « un sang chrétien » reviendra couler en chantant avec « Phoebus et le grand Pan » (j’résume approximatif). Le spectateur que ces circonvolutions multiréférencées laisseraient froid peut se laisser séduire par

  • le velours du grave de la mezzo-soprano,
  • sa capacité à tuiler les registres, et
  • son aisance dans les passages les plus dramatiques.

 

Jérôme Granjon à la salle Érard (Paris 2), le 10 octobre 2025. Photo : Rozenn Douerin.

 

À son service, le pianiste sait être tour à tour

  • vigoureux,
  • intérieur et
  • attentif aux inflexions thymiques de la chanteuse,

longue coda incluse. Le programme se boucle sur « Ich bin der Welt abhander gekommen », un gros morceau extrait des Rückert-Lieder de Gustav Mahler, un cycle inspiré par des textes de Friedrich Rückert. Le narrateur, désormais silencieux (par manque d’inspiration ?) constate que le monde l’ignore voire le croit mort. Il essaye de s’en contenter en jouissant de sa tranquillité et en vivant désormais « dans

  • [s]on ciel,
  • [s]on amour,
  • [s]on chant ».

Cette fois, le public – étonnamment silencieux pendant les morceaux, c’est rare et très appréciable – évite d’applaudir et permet au silence de nettoyer les derniers décibels flottant dans la salle Érard pour préparer l’esgourde à une musique très différente de celle d’Henri Duparc, euphémisme. Le prélude est majestueux et recueilli. La voix se glisse avec naturel dans le flux musical. On est saisi par

  • la richesse harmonique de la partie de piano,
  • la réussite des nuances douces (quelle belle coda !),
  • le mystère qui naît d’un tempo posé, presque étiré, et
  • le déploiement d’un temps long mais jamais monotone.

Pour ne pas laisser les auditeurs sur une note trop grave, Floriane Hansler et Jérôme Granjon ne tirent pas leur révérence sans les gratifier d’un bis – en l’espèce l’espagnolade tirée par Pauline Viardot d’un poème d’Alfred de Musset. Cette personnification de « Madrid » évoque une ville-femme splendide, laquelle évoque une autre « princesse andalouse », « belle veuve au long réseau » à la fois démon et ange, le poète interpolant le paysage et l’humain grâce à l’irradiation de l’amour fou. Pauline Viardot en propose une mise en musique à l’exotisme convenu mais non dénué de trouvailles

  • (harmonisations,
  • breaks,
  • variations de style).

Une aimable manière de clore cette deuxième partie avant le trio en Mi bémol op. 40 de Johannes Brahms, dont la recension sera à suivre dans une prochaine notule !


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Le concert du 13 octobre 2024 est chroniqué ici.
Le concert du 11 octobre 2024 est chroniqué ici.
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