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La problématique

Has-been, Paul Müller-Zürich ? Dans le livret copieux qui accompagne cet excellent disque, Burkhard Schäfer, entre trois remarques musicologiques et deux banalités (du type : “Cette musique va droit au cœur et émeut en profondeur”, selon l’altiste du casalQuartett qui a, c’est évident, plus intéressant à partager), semble s’en lacérer jusqu’au petit linge. En effet, la musique de Paul Müller dit Müller-Zürich, est une musique “traditionnelle”, autrement dit volontiers tonale et modale. Pour un compositeur décédé en 1993, sera-ce ringard à l’excès­? Allons plus loin ! Faut-il encore écouter une musique surannée alors que, au vingtième siècle où celle-ci a été écrite, l’explosion des carcans formels a permis de surpasser la notion d’harmonie telle que pouvaient la chérir de glorieux prédécesseurs en composition ? Voilà ce que nous tâcherons d’envisager au fil de la présente notule.

Le quatuor

La set-list paraît conçue comme un récital, avec un quatuor, un trio et un quintette pour clore le bal. Le quatuor (30′), composé en 1921, est le quatrième opus du compositeur. Comme ses collègues de disque, il s’articule en quatre mouvements. L’Allegro liminaire fait circuler un thème qui, sous ses apparences allègres, cache des pulsions plus sombres. L’échange entre les musiciens le prouve en laissant circuler les questions-réponses, en offrant de nombreux breaks, en déclinant les nuances et moult façons de quatuoriser :

  • thème et accompagnement,
  • duo de solistes,
  • unissons dynamisants,
  • échange de lead,
  • mutations d’ensemble en crescendo, etc.

On apprécie l’harmonie riche, les changements de couleurs ainsi que l’inventivité déployant les possibles d’un thème et d’une formation dans une fausse improvisation qui ne cherche pas à couturer ses différents moments. En clair, même pas on peut s’ennuyer tant ça tourneboule.
L’Allegro appassionnato s’ouvre sur un rappel du goût de Paul Müller pour l’usage parcimonieux mais percutant des pizzicati. Loin de s’en tenir au planplan que l’indication de tempo fait augurer, ce mouvement – le plus resserré de la partition – est rempli de changements, mutations, contrastes que les interprètes restituent avec un séduisant souci du détail. L’Adagio suivant s’ouvre sur une musique quasi funèbre. Pourtant, d’une séquence à l’autre, le compositeur sait varier les effets pour ne jamais s’en tenir à l’essor d’une idée unique. Le charme naît d’une jolie conjonction de qualités, dont :

  • les évolutions de climats,
  • la beauté harmonique,
  • la construction néanmoins cohérente et lisible de chaque mouvement, et
  • l’investissement des interprètes dans cette musique rare, qui plus est hors de Suisse.

Le Molto vivace conclusif part sur des bases sciemment plus guillerettes. Des échanges animés prennent place non sans espaces pour respirer. La prise de son de Torsten Schreier restitue bien cette intranquillité en restituant la cohérence du consortium à seize cordes, tant pour les fariboles aiguës que pour les ponctuations graves. Même si la toute fin n’a rien de très éblouissant, le quatuor est rendu avec sensibilité, intelligence et musicalité – nuances (voir par ex. les piani de piste 1, 5′ ou piste 3, 5’20, par ex.), respirations, synchronicité des intentions (écouter la variation d’intensités et les libertés de tempi par ex. piste 2, vers 0’20) : de quoi hâter l’écoute de l’œuvre suivante.

Markus Fleck, Rachel Späth, Andreas Fleck et Felix Froschhammer. Photo : Lutz Jaekel. Source : site du combo.

Le trio

Le Streichtrio (15′) détone puisque, contrairement aux deux autres œuvres présentées sur le disque et écrites autour de 1920, lui date de 1950, au point d’être siglé “opus 46 ». Le Molto tranquillo s’ouvre sur une plainte méditative du violon auquel l’alto fait écho sur fond de violoncelle uni mais non sans déliaison (0’35). Un break intervient promptement, avant une reprise modifiée du thème, cette fois avec des pizz de Markus Fleck. L’alto prend alors la parole. Le violon le défie. La même mélopée réapparaît avant une coda incluant sa p’tite tierce picarde pour ne pas désespérer l’auditeur, y a le beau geste. L’Allegro ritmico fait triloguer, popopo, les archets énergiques sur un tempo dynamique. Ce bref mouvement trahit la symbiose des musiciens et leur capacité à allier légèreté, allant et, osons le terme, swing.
Un Andante tranquillo s’ensuit, moins tranquille que déprimé comme la zone indus’ de Dunkerque un soir pluvieux, forcément pluvieux, de novembre, en compagnie d’Arlette Chabot. Le compositeur semble suspendre le discours à l’aide d’une scie entêtée que se refilent les musiciens et que conclut, stoïque, un violoncelle en pizz. Le Vivace part sur un vigoureux dialogue alto-violoncelle arbitré par les temps que marque le violon. Les questions quasi fuguées se poursuivent avec entrain sans effacer la structure en collage chère au compositeur (en presque clair : je développe une idée, je romps, je redéveloppe l’idée d’une autre façon, etc.). Une phase tonique tient lieu de coda accélérée que couronne une miniconclusion alanguie, in fine dézinguée par un BLOM signalant aux auditeurs qu’ils peuvent applaudir. En conclusion, une composition plus épurée que le quatuor précédent, mais qui ne lui cède en rien en termes de

  • qualité de développement,
  • maîtrise de l’économie d’une partition, ou
  • sens de l’adaptation d’un projet et d’un style à une formation spécifique.

Le quintette

L’ample Streichquintett final (25′) est la deuxième composition de Paul Müller-Zürich à bénéficier d’un numéro d’opus. L’Allegro con brio sautille à la fois sur place et d’une idée à l’autre. Le mouvement fonctionne autour de motifs structurants faisant office de pivots que le créateur met en circulation d’un pupitre à l’autre, déforme, reprend, décalque, feint d’éradiquer puis fait ressurgir. Les interprètes ne privilégient pas la beauté plastique sur le charme pugilistique, ce qui, associé à un large spectre de nuances, asseoit l’intérêt de l’écoute. Après ce mouvement plus lyrique que brillant, où fusent continuellement de nouvelles idées (sauf pour la fin une fois de plus chpoufi-chpoufa), l’Adagio molto espressivo se place sous le signe de la langueur. De jolies dissonances traquent le développement inachevé d’un motif initial qui festonne, suscitant des questions-réponses, des dialogues parallèles, des soli, et des brisures récurrentes prises ensemble. Le thème passe ainsi des cordes aiguës aux cordes graves sans se libérer de son faix langoureux.
L’Intermezzo allegretto hésite entre cette atmosphère posée et la vivacité qui le saisit sporadiquement. Jouant avec gourmandise du balancement propre à la rythmique ternaire, le compositeur propose voltes et révoltes, tensions et détentes, dans un mouvement savoureux qui s’achève avec élégance. L’Allegro moderato se met alors en place autour d’une marche solennelle. La patte Müller-Zürich est déjà là, avec son goût pour les puzzles musicaux et son incapacité à se satisfaire d’une couleur plus d’une minute. Pour l’auditeur, ce kaléidoscope émotionnel est un régal assaisonné avec fougue par les membres du casalQuartett et leur invité Razvan Popovici au deuxième alto. Des bribes de fugue (6′) s’estompent à peine esquissés. Des pizz obstinés éconduisent la musique jusqu’à une coda tonique et sans espoir… et la dernière réalisation de la bande de Felix Froschhammer est déjà terminée.

La conclusion

Entre Dvořák et Brahms, loin d’un Schoenberg, animé par une esthétique à la fois cohérente et riche de ses diversités, voici une musique somptueuse et portée par des interprètes soigneux. Alors, suranné, ce disque ? À l’évidence, si l’on considère le bruit, l’inintelligible, l’ironique et le provocant comme critères du bien musical après 1900. Auquel cas, on pourra aussi conclure que cette musique hors d’âge a transformé en joli compliment cette épithète méprisante !


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