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Photo : Bertrand Ferrier

 

Comme son nom l’indique, Tita Nzebi est avant tout une nzebi qui parle le nzebi. Mais elle fait mieux, en vrai : elle le chante.
Lancée par une excellente entrée en matière signée Jann Halexander (l’homme à la verte veste, ainsi que l’on sait), la dame arrive vers 20 h 10 sur la scène du 360 Factory, sorte de haut hangar aménagé entre Barbès et Château-Rouge. Soyons plus précis : elle arrive enfin. Les reports et annulations liés aux décisions gouvernementales n’y peuvent mais : elle est là. Et, ce soir, en dépit du bruit de fond intermittent montant du restau du rez-de-chaussée, alors que tant de salles de spectacles parisiennes galèrent, la dame garnit allègrement sa jauge, mixant

  • Blancoss et Gabonais,
  • connaisseurs et curieux,
  • halexanderomaniaques et nzebiologues.

Les gens sont venus pour l’applaudir, la revoir, la voir en vrai après avoir ouï ses disques, la découvrir suite aux rumeurs gracieuses qui l’enveloppent – en tout cas, pour kiffer la vibe – selon l’expression de Debussy, qui disait peu ou prou : la musique est avant tout faite pour kiffer la vibe, merde – et vérifier si la réputation d’ambianceuse qui colle à la peau de la chanteuse est toujours en vigueur alors que les premières froidures donc déprimes automnales sévissent.

 

Malick Diaw. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Accompagnée de son batteur et de son bassiste coutumiers, la dame y adjoint Malick Diaw à la guitare électrique – il paraît qu’il est Sénégalais mais, à mon avis, il est surtout Iroquois, bref – afin de porter ses chansons tour à tour

  • méditatives et enflammées,
  • rythmées et suspendues,
  • directes ou festonnant autour
    • d’un thème,
    • de leitmotives et
    • de répétitions-déformations.

À la batterie, Georges Dieme

  • donne le tempo,
  • varie la rythmique,
  • alterne percussions manuelles et peaux à baguette,

parvenant à faire musique

  • en suspendant une cymbale,
  • en accentuant un contre-temps inattendu ou
  • en maintenant le carcan énergétique de la mesure.

 

Georges Dieme. Photo : Bertrand Ferrier.

 

À la basse et aux background vocals (comme ses collègues), Yannick Bamba est tantôt

  • l’étincelle qui fait flamber le titre,
  • le poète qui garde un riff dans l’aigu et
  • le modeste forcé qui ne joue point car, sur le titre le plus lié aux traditions nzebis, on joue sans gratte, sans basse, longtemps même sans tamtam, un instrument réservé aux hommes et aux temps de fête.

Sérieux et droit une large partie du concert, le musicien s’adoucit peu à peu et ose même sourire à mesure que le show se déroule plutôt pas mal. Les trois instrumentistes en soutien sont indispensables pour laisser l’artiste vedette chanter sur une solide structure rythmique. Cela permet à TIta de distiller ses mélodies souvent accrocheuses, glissées entre deux leçons de morale tirées de la sagesse africaine… et actualisées néanmoins.

 

Yannick Bamba. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Dès lors, on pourrait croire que la chanteuse, solidement plantée sur sa musique aguicheuse et sa personnalité charismatique, est tiraillée entre africanisme et modernité. La réalité est plus complexe. L’artiste semble en train de synthétiser

  • son origine nzebi plus que fondamentale,
  • sa vie de musicienne occidentale-mais-pas-que, et
  • la complexité de la réception qui permet de voir en elle à la fois
    • un sujet exotique de kif pour Européens émoustillés par l’inclusion gnangnan, bonne pour auditeurs de France-Inter vivant dans des quartiers exclusifs, et
    • un fanal rassemblant la diaspora gabonaise.

Or, les deux hypothèses sont erronées.
Les Européens qui rêvent d’une Tita exotique à souhait déchanteront :

  • oui, les rythmes complexes (“L’sa ma kane”) ;
  • oui, l’éloge des mères ;
  • oui, la nécessité de dire en 2021 que le mariage n’est pas obligatoire même si c’est bien mais pas si c’est obligatoire ;

mais

  • non, aucune fascination pour une ancestralité qui resterait figée dans ses certitudes machistes et racistes,
  • non, aucune volonté de se soumettre aux diktats artistiques propres aux chanteurs africains qui ambiancent – les chansons mid-tempo sont là pour le rappeler, et
  • non, aucun désir d’incarner une africanité désincarnée, cimentée dans le carcan originel et indéboulonnable, sédimentée dans une magique et désespérante Afrique éternelle.

De la sorte, Tita renvoie davantage les natifs de l’Hexagone à leur propre questionnement sur leurs origines, leur rapport aux traditions et leur capacité à les assumer avec fierté plutôt qu’à les woker pour faire comme dit Télérama.
Pas plus de chance pour les Gabonais de la diaspora qui rêveraient d’inventer une Tita fédératrice. D’autres soucis les attendent au coin du bois :

  • oui, la colère contre la “dictature inavouée” en cours, propre aux exilés volontaires ou non ;
  • oui, la nostalgie gourmande du pays des origines ;
  • oui, la défense de cette culture en France et ailleurs ;

mais

  • non, pas d’éloge nationaliste malgré Bongo-et-plus ;
  • non, pas de soumission devant le sexisme vénérable et ses radicalités ;
  • non, pas de volonté de chanter dans des langues locales plus répandues que le nzebi (à part le français, peut-être) ; et
  • non, pas d’extrémisme empêchant de s’ouvrir à d’autres cultures (son album From Kolkata le martelait) ou à d’autres modernités en les considérant comme contradictoires avec la tradition.

 

Photo : Bertrand Ferrier

 

Un concert de Tita Nzebi, c’est donc tout ça :

  • la virtuosité de rythmes passionnants souvent dissimulés avec une habileté fascinante sous une chanson aux allures faciles ;
  • l’intensité d’une artiste incandescente, surtout sur scène, évidemment ;
  • les contradictions d’un dialogue des cultures internes (au sein du Gabon) et externes (dans l’Hexagone) ;
  • et le tout, ne le négligeons pas, nimbé sous la nappe de fredonneries variées et oscillant entre entraînantes et captivantes – on a fait pire programme.

Le concert du jour étant une renaissance parisienne après une longue éclipse, il n’évite peut-être pas certains excès ou certaines formules répétitives (

  • soli de guitare peut-être un peu trop récurrents (aucun solo de percu, en revanche, quel regret !),
  • rythmes similaires utilisés de façon rapprochée alors que, jusque-là, la kaléidoscopie des rythmes participait du charme du concert,
  • interludes parlés parfois systématiques donnant au rythme du concert un certain manque de surprises – je l’admets, l’Européen peine parfois à encaisser une moraline entre chaque chanson

), bien compréhensibles pour un concert dépassant les 1 h 45, signe de la générosité de l’artiste.
Néanmoins, force est de constater que rien n’entame le lien entre la chanteuse et son public qui n’est, Tita Nzebi le souligne et elle a raison, pas qu’une affaire pécuniaire. Cela se constate physiquement : du début à la fin, en croissant sans cesse, la communion est puissante, énergisante et autonourricière. Le résultat, actuellement en cours d’export hollandais, est fort goûtu.
En conclusion, rappelons – quoique chacun le sût – que, en 1954, dans la postface intitulée “Comme les lamantins vont boire à la source” (Œuvre poétique, Le Seuil [1964-84], “Points”, 1990, p. 168), Léopold Sédar Senghor disait

 

Je persiste à penser que le poème n’est accompli que s’il se fait chant, parole et musique en même temps.

 

Elle ne sera bien sûr pas d’accord avec cette hypothèse, qu’importe, risquons la question : et si, au sens de Senghor et fût-ce malgré elle, Tita Nzebi était moins une chanteuse qu’une poétesse ?

 

Photo : Bertrand Ferrier