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Première de la reprise d’Adriana Lecouvreur à l’Opéra Bastille, le 16 janvier 2024. Au premier plan, de gauche à droite, Sava Vemić (le prince), Yusi Yvazov (Maurizio, le comte), Anna Netrebko (Adriana), Jader Bignamini (dir.), Ekaterina Semenchuk (la princesse), Ambrogio Maestri (Michonnet), Leonardo Cortellazzi (l’abbé). Photo : Bertrand Ferrier.

 

Oublié, le haro jeté sur le baudet Netrebko, un temps pas si lointain accusé d’être une créature poutinienne tellement radioactive et dangereuse qu’il fallait la jeter au bûcher des hérétiques où sont aussi précipités, pêle-mêle et sans exclusive,

  • les accusés de complotisme,
  • les convaincus de non-soumission à la doxa,
  • les hérissés par les macronismes et
  • ceux qui croient encore que ça vaut la peine de dénoncer et de lutter contre, par exemple,
    • la dérégulation chère donc bénéfique aux industriels de tout poil,
    • le fracassage du droit du travail,
    • l’exploitation sans vergogne des travailleurs les plus précaires,
    • l’admiration devant le nombre de micro-entreprises alors que ce ne sont que de vastes arnaques pour éviter aux entreprises d’avoir à payer un salaire régulier et, accessoirement, des charges,
    • le double langage permettant d’annoncer la fin de l’inflation alors que tous les indicateurs montrent le contraire,
    • les râles des chefs devant l’augmentation des bas salaires alors qu’un CEO d’un groupe boursicoteur gagne en deux jours ce que gagneront leurs p’tites mains en un an,
    • les cadeaux en impôts ou en numéraires faits aux patrons, gros ou simplement profiteurs,
    • l’effondrement de la politique culturelle et du ruissellement du beau sur l’ensemble du peuple français,
    • le recul des droits et des libertés,
    • enfin, toutes ces banalités que l’on agrègera opportunément à d’autres dès que l’occasion l’exigera.

Non, cette période est passée. La grande Anna a repris sa place tout en haut des scènes mondiales, accompagnée de son époux et obligé Yusif Eyvazov. Ce soir, elle est redevenue la Netrebko, la dernière vedette opératique sur le marché féminin depuis le retrait de la Fleming – ni le talent éblouissant d’une Nina Stemme, ni la joliesse inclusive d’une Nadine Sierra ou d’une Pretty Yende ne suffiront à relancer ce marché de la diva où même Diana Damrau a échoué. Ce soir-là, les vierges effarouchées et les porteurs d’étendard haineux qui criaient au scandale en entendant les aficionados se pâmer devant la vedette sont sans doute parmi ceux qui se pressent aux bonnes places du parterre aux frais des rédactions, des institutions ou des sponsors, ou par la grâce d’un copinage dont on ne peut hélas leur faire grief. Leur écœurement à trémolo et porte-voix, appuyé sur les béquilles des heures nauséabondes de notre Histoire ? Bien dégluti au fond de leur gosier malodorant, et sans vergogne, pensez.
Quant à nous, depuis le 5 mai 2023, notre billet était payé par la rédaction (par nous, donc). Ainsi avons-nous pu nous joindre à la semi-première (c’est une reprise) d’Adriana Lecouvreur de Francesco Cilea, sur un livret d’Arturo Colautti d’après Eugène Scribe et Ernest Legouvé. Pour cette occasion, Bastille est à la fois complet et blindé.

  • Complet, car les billets se sont arrachés et plus un n’était à la vente depuis plusieurs semaines a minima, même dans les catégories les plus chères; et
  • blindé, car les heureux détenteurs du sésame ont ouvert la caverne et ont tous afflué – autour de nous, aucun siège vide.

Dans les travées et autour du champagne, on entend parler russe et (fort) italien ; parmi les presque nombreux jeunes présents, on distingue plusieurs jeunes femmes au bras d’un type aux costard et brushing pimpants, arborant fièrement le même sac pour édicter le conseil cyclique suivant :

 

Sole,
spritz,
spaghetti,
repeat.

 

Devant nous, un paradoxe. L’orchestre répète bruyamment tandis que, en avant-scène, un buste de Jean-Baptiste Poquelin est mis en lumière. Le spectacle a-t-il commencé – auquel cas, pourrait-on pas limiter ces épluchures musicales où l’on s’agace de reconnaître des bribes de ce qui va suivre – ou n’est-il pas déjà en route – auquel cas, pourquoi ce buste en démo ? Sans doute est-ce un avertissement de David McVicar sur l’orientation de sa mise en scène, obsédée par la spécularité, la porosité et la contagiosité.

  • Spécularité du spectacle, qui est à la fois un monde clos sur scène mais qui est aussi pratiqué par des gens dont la vie ne s’arrête pas à la scène ;
  • porosité du spectacle car les réflexes des acteurs “à la scène” déteignent sur leur mode de fonctionnement “à la ville” ;
  • contagiosité du spectacle car, même sans déborder vers Debord, la spectacularisation de notre vie sociale et de la société dans son ensemble est évidemment une constante dans l’Histoire.

 

 

Ce qui se joue ici, dans cet avant-opéra, c’est la prise de conscience de notre comportement comme comprenant

  • une partie jouée (le moment où nous nous dissocions de ce que nous aimerions être pour agir ainsi que nous sommes censés le faire),
  • une partie imposée (un protocole, sinon un texte, nous amène à nous soumettre à des codes, voire à mettre ces codes en avant pour former société avec nos pairs et nous distinguer de ceux qui nous ressemblent mais que nous ne vivons pas et qui ne nous vivent pas comme des semblables), et
  • une partie improvisée pour tenir compte des circonstances voire des dérapages des autres acteurs – trous, erreurs de textes, dissonances volontaires, etc.

La question du créateur, de l’auteur, de l’art de subsumer la dichotomie factice séparant soumission et coconstruction (héhé !) du destin plane en majesté sur cette problématisation de l’art et de l’homme. La métaphore comme l’inquiétude qui en sourd n’est certes pas une fulgurance de première jeunesse, mais elle épouse parfaitement le propos de l’opéra. C’est assez rare pour le souligner, aucune extravagance n’est à attendre. Pas de cosmonaute en vue, pas de jeune éphèbe frottant nu les ors d’Aida, pas de costumier ayant trouvé l’idée géniale d’habiller tous les personnages mozartiens en costard-cravate, pas de boîte en carton en guise de décor verdien. Non, fidèle à sa patte, David McVicar (puis Justin Way, qui a ressuscité cette mise en scène), a décidé de raconter l’histoire que raconte l’œuvre. C’est super rare, à Bastille, mais il y a une excuse : la production est cofinancée par des opéras dont certains ne sont pas toujours réputés pour leur inclination vers le regietheater où la signifiance post-symboliste le dispute à une épure politique qui travaille le logiciel du déjà-connu afin de le transformer en ad-venir, ce champ des im.possibles que nous devons explorer pour ne pas laisser l’opéra s’enkyster dans des mises en scène de qualité, certes, mais qui feraient vachement moins bien sur la septe.
L’histoire, donc, commence (acte I) dans les coulisses de la Comédie-Française. Adrienne Lecouvreur (Anna Netrebko) est la vedette, au même titre que la grande absente du spectacle, la Tartuffe niveau expert (elle n’apparaît jamais) : la Duclos, autre star du théâtre de l’époque. Au moment où Michonnet (Ambrogio Maestri), le régisseur, veut déclarer sa flamme à Adrienne, l’actrice lui avoue qu’elle en pince pour Maurizio (Yusif Eyvazov), qu’elle prend pour un officier du comte de Saxe alors qu’il est le comte en personne. Maurizio est d’accord pour être son chéri ; au comble de la joie, Adrienne lui offre un bouquet de violettes. Sauf que Maurice a aussi rendez-vous avec la princesse de Bouillon (Ekaterina Semnchuk), sa maîtresse, et que le prince (Sava Vemić) l’apprend.
L’acte II renferme donc ce monde dans le pavillon de la Duclos, que le prince connaît bien puisqu’il est son intime – ici, ça couche sec, faut bien l’reconnaître. D’abord, la princesse est rejointe par Momo, qui lui apprend que c’est fini. Ensuite, la princesse se cache car le prince débaroule peu avant Adrienne. Maurizio demande à son actuelle d’exfiltrer son ex sans lui dire que c’est son ex, y a un minimum. Adrienne, pas dupe mais in love, accepte. Les deux femmes n’ont pas besoin de se voir pour se flairer et se détester.
L’acte III se joue dans le palais du prince. La princesse reconnaît la voix d’Adrienne et prétend que Maurice est entre la vie et la mort pour vérifier si c’est bien elle, la nouvelle. Bingo ! Quand Adrienne s’aperçoit du mensonge, elle dégaine le bracelet qu’elle a récupéré par terre dans le pavillon : c’est celui de sa rivale. Pour noyer le poisson, la princesse lui demande de réciter une tirade. L’actrice choisit un extrait de Phèdre qui lui permet d’accuser sa rivale d’adultère. Pour synthétiser l’ambiance, disons que la cocufiante elle-même cocufiée par la Duclos n’apprécie guère.
L’acte IV se déroule chez Adrienne. Des collègues viennent lui souhaiter bonne fête. Elle reçoit même un cadeau soi-disant de Maurice : le bouquet de violettes qu’il lui renvoie, sans doute parce qu’Adrienne n’a pas trop apprécié de savoir que le comte était duplex. Elle respire les fleurs in memoriam de leur amour noyé depuis le II. Maurice débarque. Elle l’envoie bouler. Il lui propose de l’épouser. Elle accepte mais est prise de faiblesse. Les violettes étaient empoisonnées par la princesse. On ne pourra même pas vérifier l’ADN car les fleurs sont parties au feu. Les femmes tout flammes sont de terribles créatures…
Réservons notre compte-rendu du spectacle sur le spectacle pour notre prochain post opératique !


À suivre…