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Élisabeth Louise Vigée Le Brun, “Madame Vigée Le Brun et sa fille” (1786, détail). Photo : Rozenn Douerin

Alors que l’on s’apprête à inaugurer l’exposition Leonardo da Vinci et que les gens bien sont déjà tous allés admirer les Degas d’Orsay, il peut paraître cheap de rendre compte d’une petite exposition du Louvre – en l’espèce, celle joliment nommée Figure d’artiste. D’une part, paraître cheap ou même tchip-tchip nous en frôle une sans faire frissonner l’autre ; d’autre part, certain snobisme n’a guère cours sur ce site. Donc, spécifions-le d’emblée :

  • non, Figure d’artiste n’est pas l’exposition majeure qui va révolutionner votre vision de l’art ou vous traumatiser de bouleversements nerveux jusqu’à la fin de vos longues années ;
  • oui, c’est une expo pour l’Éducation nationale, avec vision transversale subsumant l’enseignement par matière grâce à une prof “agrégée de Lettres classiques” en chef de file ;
  • oui, nous y avons été convié en avant-première, avons bénéficié d’un “brunch” sympathique – quoique servi par des employés globalement peu motivés et mal embouchés : c’est la moindre des honnêtetés que de reconnaître que, le brunch aidant, notre compte-rendu est positivement biaisé.

 

 

Toutefois, voici quelques raisons pour profiter d’une visite au temple du Beau parisien – sauf pour ceux qui préfèrent les douches installées sur les Champs-Élysées par cette démagogue de mairesse qui dégrade la capitale, bien sûr – pour faire fricoter ses neurones à l’occasion d’une heure de visite éphémère.
Raison 1 : la problématique est stimulante. Même si les pièces présentées sont peu nombreuses, elles tâchent d’évaluer l’émergence de la figure de l’artiste, longtemps réduit au statut d’artisan anonyme, dans l’art. Or, cette mise en scène du créateur peut se faire de multiple façons – signature éventuellement dissimulée dans l’œuvre, autoportrait, portrait d’un collègue à charge de revanche ou parce que c’est obligé pour devenir Académicien, etc.
Raison 2 : avec un guide approprié, la visite prendra sens en décryptant les facéties d’Antoine Coseyvox (qui signe en grec du nom d’un mythique sculpteur antique avant d’y ajouter son tampon) ou l’insolence de maître Alpais, orfèvre limougeaud osant signer un ciboire de sa main à une époque où les maîtres de son acabit étaient considérés comme des moins que rien par l’Église, leur commanditaire. Nombre de sculpteurs vont jouer avec le presque-invisible pour laisser leur petit graffiti sur leur masterpiece – ainsi de Jean Bologne qui tague “le bandeau ornant la tête du centaure” ou d’Alpais qui, dans un ciboire destiné par définition à recevoir les hosties transsubstantiées, inscrit son nom. En d’autres termes, la première partie de l’exposition propose une première acception de la “figure de l’artiste”, une acception latiniste : celle de la surface extérieure d’un corps. En clair, l’artiste s’imprime sur l’œuvre parce que le créateur prend conscience que la surface extérieure du beau est liée à la conception intérieure de son actualisation dans un objet.

Raison 3 : la diversité des pièces présentées, toutes magnifiques, stupéfie. De même que leur rareté peut rebuter alors qu’elle les valorise, de même leur variété de matière et d’époque signale un souci profond d’interroger la figure de l’artiste sans s’arrêter aux problématiques de chapelle. La sculpture n’est pas la peinture, l’orfèvrerie sacrée n’est pas le portrait de convenance, mais l’ensemble dialogue. Certes, sans explication appropriée, l’ajout de textes en rapport multiple avec les œuvres peut parfois sonner creux ou esbroufiste, et hop ; mais il n’enlève rien à l’intérêt de la visite, au contraire, puisqu’il stimule la réflexion du badaud que nous sommes.
Raison 4 : la question de la figure de l’artiste travaille fortement la question de la femme, consensus lénifiant oblige, via une surreprésentation un brin pataude des peintresses. L’artiste femelle peut-elle être admise parmi les artistes-à-testicouilles ? À quelles conditions ? Et jusqu’à quel point ? Les visiteurices sensibles à cette probématique à la mode pourront se goberger d’une place majeure offerte aux femmes. Les zozos que la question bouleverse moins n’en seront pas pour leurs frais, en deux mots, car les gens du sexe savaient diablement peindre, morbleu, et il est heureux que nous en puissions profiter nowadays. Ainsi Anne Vallayer-Coster signe-t-elle son œuvre “pour revendiquer son art et son autonomie” alors que la plus sage Élisabeth Louise Vigée Le Brun se représente, soit, mais avec sa fistonne ; en dépit d’un éclairage contemporain donc pitoyable, Marie-Guillemine Benoist ose représenter pire qu’une femme – une Noire ; Élisabeth-Sophie Chéron tente de passer pour audacieuse parce qu’elle se représente avec un dessin à la main “alors même que l’étude du modèle vivant est interdite aux femmes”. À défaut, la femme artiste peut être représentée par un homme – ainsi de Félicie de Fauveau, sculptrice croquée de façon très mâle par Ary Scheffer en 1829. En ce sens, cette minime insertion de la femme parmi les artistes a valeur de symbole. Sur cette thématique lénifiante, digne de la détestable et consternante mouvance schiappique, on pourrait craindre de perdre la question de la “figure de l’artiste” si l’on oubliait l’étymologie latine qui pouvait aussi évoquer la “manière dont quelque chose se représente”.
Les gens sensés ne l’oubliant pas, l’on continue l’exploration avec curiosité, ne serait-ce que pour laisser imaginer que l’on émarge dans cette catégorie de zozos.

Raison 5 : les amateurs de name dropping ne seront par déçus puisque, même rattrapés par la manche, Tintoret, Rembrandt, Dürer, Michel-Ange et Delacroix sont présents soit par leur œuvre, soit par un portrait d’eux.
Raison 6 : la figure d’artiste renvoie aussi à la question des artistes. Celle-ci est représentée par le grand manitou d’une époque, Charles Le Brun flatté par l’opportuniste Nicolas de Largillière – Le Brun était le patron de l’Académie où le candidat espérait entrer. Cette mise en communauté de l’art solitaire est clairement mise en avant par deux tableaux. L’un est présenté comme comique et exagéré, et montre une abondance de visiteurs foutus à la porte du Louvre alors qu’ils eussent tant aimé continué à examiner les peintures disponibles (en nombre extrêmement excessif). Celui qui a été bouté fors des expositions plus abondantes que prévu rigolera différemment des autres mais saluera l’expressivité des personnages de François Biard. L’autre est moins drôle mais plus risible, signalant la distribution, par Charles X, de récompenses aux artistes gentiment soumis. La figure de l’artiste, indépendant et autocentré, retrouve le troisième sens étymologique d’agencement des éléments dans une phrase ou de “manière dont les choses se présentent”. En d’autres termes, t’as beau savoir y faire, à un moment, mec, faut bien vivre pour que tu croûtes ou que t’y croies.

Cette petite exposition a les avantages de la modestie : elle complètera avec profit et intérêt la visite des collections permanentes. Sur le fond, néanmoins,

  • l’on s’étonne par exemple qu’elle accorde autant de place aux artistes du sexe, renonçant donc à un équilibre intellectuellement juste tant les artistes majeurs d’antan étaient peu féminins ;
  • l’on ne s’étonne pas des relations aux textes, mais l’intérêt de leur convocation reste obscur au baguenaudeur du dimanche, sans doute pas très malin quoi qu’il fasse ce qu’il peut, tant on a l’impression que le projet est juste de dire “Oh, y a machin du tableau qu’on en parle dans le livre” ;
  • en revanche, l’on se ré-étonne que, en dépit du titre générique de l’exposition, la figure d’artiste ici évoquée exclue toute évocation de l’artiste récent, comme si l’artiste mourait avec la peinture bienséante et l’art réglementé – alors que l’on sait combien les arts moderne et contemporain ont pris plaisir et intérêt à discuter – euphémisme – cette “figure”.

Rançons de l’économie – à travers une exposition, l’on peut bien dire sans tout dire, mais alors, on ne dit pas tout. Heureusement, car cela signifie que d’autres expositions restent à voir. Degas, peut-être ? Ou da Vinci ?