Tristan Pfaff et Gaspard Dehaene, Showroom Kawai, 30 avril 2024 – 1/2

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Gaspard Dehaene au Showroom Kawai, le 30 avril 2024. Photo : Rozenn Douerin.

 

Il flotte un air de fête, cette veille de 1er mai. Il fait à la fois frais et chaud. Aux marges d’un quartier peu réputé pour sa convivialité alla francese, les terrasses des bistros débordent pourtant. Au fond du presque discret magasin de démonstration des pianos Kawai, deux pianos de concert Shigeru Kawai ont été presque emboîtés pour présider à un récital. Plutôt que de se terrer dans leur loge, Tristan Pfaff et Gaspard Dehaene procèdent aux derniers préparatifs scéniques et saluent le public comme si les artistes, avant un concert, étaient des gens normaux. Air de fête, vous dit-on.
Même topo pour le programme de trois quarts d’heure théoriques qui s’avance, en préparation du festival de La Roche-sur-Yon où les deux hurluberlus joueront ce samedi, et s’ouvre par le Carnaval des animaux de Camille Saint-Saëns, avec récitant claquant les textes de Francis Blanche, s’il-vous-plaît – le transcripteur n’est pas mentionné, sera-ce Ralph Berkowitz, le plus célèbre ? Camille Saint-Saëns, comme tout compositeur barbu de musique classique du dix-neuvième siècle (un genre particulier), n’était pas spécialement réputé pour ses talents comiques. Quand, en 1886, il ose proposer cette « grande fantaisie zoologique », il ne tarde pas à s’en mordre les doigts. En effet, cette suite de quatorze épisodes ne manque pas d’humours efficaces qui ne peuvent que déstabiliser les notables s’étant assis sur un balai et constatant malgré qu’ils en aient, les maudits hères, que peuvent faire fort bon ménage

  • facétie,
  • savoir-écrire et
  • talent.

Après que Bertrand Périer, en dépit de ses tics peut-être trop séducteurs d’avocat

  • prestigieux,
  • expérimenté et
  • top level (Conseil d’État et cour de cassation, ça rigole plus),

pédagogue in vivo et ex libris de « l’art oratoire » pris dans ses astuces efficaces

  • (silences appuyés,
  • regards portés,
  • respirations Stabylo),

a convaincu, en une prise de parole (on pense aux théories pragmatiques de Jean Sommer, l’ex-chanteur incroyable devenu coach vocal, hélas) qu’il allait contribuer – contrairement à ce que nous avons peut-être laissé entendre – à la réussite du projet en saisissant l’auditoire par son surjeu grâce à trois atouts flagrants

  • (l’intelligence du texte,
  • la science de ce-que-c’est-de-parler-en-public,
  • la gourmandise des mots),

l’arrangement pour deux pianos – mais si, la phrase va bientôt finir – convainc dès l’introduction et la solennelle « Marche royale du lion ». Les effets

  • de confrontation entre les deux mastodontes à cordes et marteaux,
  • de caractérisation du personnage et de la situation, et
  • de pittoresque animalier réinventé à l’aune de l’humain

effacent presque la virtuosité requise, laissant la jubilation l’emporter sur la technicité – pour les auditeurs, évidemment, mais, semble-t-il quelque peu aussi pour les interprètes. « Poules et coqs » ouvrent aux oreilles le royaume du staccato permettant aux gallinacées de picorer.

  • Nuances,
  • percussivité et
  • musicalité

ne sont certes pas contradictoires avec un morceau à programme ! Les petites saucisses courent à l’unisson après les « Hémiones », offrant de s’ébaubir devant

  • le groove (accents),
  • la célérité roborative et
  • le parallélisme ébouriffant des deux ploum-ploumistes.

Notes répétées et octaves dessinent alors un Offenbach à rythme de « Tortues ». Par-delà le réinvestissement de l’intertexte, savoureux pour les mélomanes, Tristan Pfaff et Gaspard Dehaene parviennent à installer une atmosphère qui désamorce toute réductibilité de l’œuvre à une blagounette pour fins « connoisseurs » (en français dans le texte). De même, « L’Éléphant » échappe à la seule lourdeur signant la conception humaine du pachyderme en caractérisant les différents registres et en équilibrant la récurrence du thème avec ses commentaires. Camille Saint-Saëns et ses porte-voix refusent l’univocité : la stéréotypie iconique (ce qui fait que l’on « reconnaît » un animal à travers les notes) est volontiers subvertie par des propositions annexes – comme dans cette évocation des « Kangourous », où les sautillements plus dansants que bondissants irriguent les deux pianos mais savent aussi s’apaiser sans perdre l’attention de l’auditeur… au contraire. Soudain, après

  • la terre de l’éléphant,
  • l’air des kangourous sauteurs, voici
  • l’eau de l’« Aquarium ».

C’est l’un des deux hits de la suite, que la qualité de la transcription et l’habileté des interprètes honorent. Nous voici nous réjouissant

  • de la magie liquide délivrée par des doigts déliés,
  • du vertige étonnant provoqué par des synchronisations remarquables, et
  • des contrastes lumineux

qui, ensemble, rendent joliment justice à des trouvailles harmoniques pourtant souventes fois entendues. Des « Personnages à longues oreilles », ces ânes qui, pour le carnaval, « ont mis un bonnet d’homme », les deux complices expriment

  • les interrogations,
  • les dialogues et
  • les suspensions.

Nul braiment, vraiment, ici, mais une intériorité qui sonne juste et marque la confiance des pianistes dans la musique, au-delà du côté plaisant de l’imitation conventionnelle. Sur un principe similaire, le « Coucou au fond des bois » et son motif répété, nous signalent les musicologues numérologistes, à vingt et une reprises (heureusement, c’est pas du Bach donc on peut s’épargner la symbolique kabbalistique de la chiffristique appliquée à la musique), joue à la fois sur

  • l’imitation loin d’être messiaenique de l’oiseau et du froufroutement sylvestre,
  • les échos rebondissant d’une hauteur et d’une nuance l’autre, installant comme une spatialisation stéréoscopique du décor et des personnages, ainsi que sur
  • la variété
    • de touchers,
    • d’accents et
    • d’intensités.

On ne quitte point l’ornithologie pas très parkerienne en nous enfonçant dans la « Volière » dont l’atmosphère intense et les parallélismes pianistiques enveloppent l’auditoire avec une efficacité saisissante. Les oiseaux suivants passés sur le grill de CSS sont les « Pianistes », et l’on ne doute pas que les deux énergumènes s’escrimant devant nous ont sans doute beaucoup souffert pour monter ce mouvement, peu habitués à jouer

  • mal,
  • pas en rythme et
  • en léger décalage.

Comme espéré, ça joue affreusement faux : un délice. Les très réussis « Fossiles » évoquent à la fois

  • l’animalité des corps sédimentés,
  • la proximité avec notre condition de mortels (si, si) et
  • la question de la vie après notre mort.

On pense à Barthélémy Saurel, l’un des grands chanteurs avec du texte dans ses musiques, qui affirme aspirer à être « incinéré au bois de hêtre » parce que

 

J’veux pas qu’que’qu’ chos’ m’arriv’ sans savoir c’qui m’arrive,
et, surtout, je n’veux pas qu’un cadavr’ me survive.

 

Tristan Pfaff et Gaspard Dehaene déploient avec élégance

  • tonicité d’articulation,
  • allant rythmique et
  • phrasé énergique

qui auréolent cet épisode tragique et drôle d’une musicalité ayant harmonieusement digéré les citations en général et les autocitations en particulier. De quoi ouvrir la cage au « Cygne », second grand hit de la suite. L’œuvre a beau être usée jusqu’à la corde pour nos oreilles contemporaines, elle saisit, poigne et bouleverse dès que les interprètes trouvent la juste mesure entre gestuelle de faquin

  • secouant sa crinière de geai,
  • yeux fermés,
  • corps tordu

pour souligner à quel point l’artiste est ému (alors qu’on s’en fout, de son émotion, on est égoïste, c’est nous qu’on veut être ému) et froideur mécanique tentant de contrebalancer la posture en plastique de certains violoncellistes télévisuels de frère en frère, quel que soit leur incontestable savoir-faire (c’est ça, le pire !). Voici donc venu le temps d’une pièce pas rigolote, au point qu’elle était la seule que CSS autorisât à être jouée après que les glandus, faquins et autres peigne-zizi eussent vilipendé son Carnaval parce qu’il était souvent rien chouette et rigolo. Le projet programmatique demeure, mais le chant du cygne et de la suite résonne différemment.

  • Clapotis lacustre d’une grande précision,
  • précieuse répartition de la mélodie entre pianistes et registres,
  • souplesse de la circulation du lead entre interprètes,

tout cela est exécuté avec justesse et maestria. Reste le finale, sorte de synthèse des treize précédents épisodes tant il concatène l’art triple de la citation musicale :

  • citation d’œuvres allogènes d’autres compositeurs,
  • citation d’œuvres allogènes de CSS,
  • citation du Carnaval des animaux lui-même.

Ouvrant grand le spectre des possibles pianistiques et rendant ainsi hommage aux pianos à queue de Kawai, la puissance invitante (même si l’on n’est pas toujours certain que leur réglage n’aurait pu être optimisé et égalisé – problème de budget, probablement, comme pour les programmes offerts aux spectateurs !), Tristan Pfaff et Gaspard Dehaene profitent d’une séquence riche et d’une transcription à la hauteur pour

  • maximiser l’usage des registres de leurs instruments,
  • jubiler à travers le jaillissement trépidant des staccati,
  • ajuster la pédalisation qui, tout en compensant la sécheresse de l’acoustique, veille toujours à ne pas mordre la netteté
    • du discours,
    • des échanges et
    • de l’harmonie,
  • caractériser les changements de couleur, et
  • profiter au mieux de l’instrumentarium du jour (on sent que les pianos puissants s’opposent puis se cajolent puis s’excitent puis s’unissent, etc.).

Triomphe

  • assuré,
  • mérité et
  • joyeux

pour les pianistes formidables et pour le récitant parfait. Un air de fête, décidément, que la suite du concert va pourtant nimber d’un crêpe allègrement noir en chantant la mort et l’égalité…

 

À suivre !