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Première du disque sur un air de Masha S.

 

En juin, Piotr Ilitch Tchaïkovsky devait être occupé. Ceci expliquerait que le septième mois des Saisons soit aussi court. Juillet est illustré par le chant du faucheur, qui, dans le texte d’Alexeï Koltsov encourage et son corps et le vent du midi à bosser. De cette chanson de labeur, Irakly Avaliani traduit

  • la rigueur (accents nettement dessinés),
  • la répétition (staccati obstinés de la main gauche),
  • le déséquilibre inconfortable de la faux qu’on élève et abat encore et encore (contretemps joliment balancés), et
  • la nécessité de souffler qui vient avec l’effort (triolets aux deux mains),

passant de la lourdeur consubstantielle au motif paysan à la légèreté du vent qu’évoquent les pianissimi finaux.

 

 

Août, le huitième mois, reste lié, pour Alexeï Koltsov, à la moisson effectuée en famille jour et nuit, la chanson des charrettes grinçant jusqu’au bout de l’obscurité. Pour ce 6/8 en si mineur siglé allegro vivace, Tchaïkovski donne l’occasion à son interprète de laisser imaginer une mécanique bien huilée

  • (saccade des pistons évoquée par un rythme binaire serti dans des mesures ternaires,
  • ronronnement du moteur suggéré par la circulation des staccati,
  • infinitude du cycle de travail à accomplir murmuré par la tonicité légère et immuable d’une main gauche qui va sans cesse en rebondissant).

Dans ce labeur harassant, les tâches peuvent néanmoins varier, comme en témoignent

  • le surgissement de doubles croches accélérant le débit,
  • la survenue d’un dolce cantabile
    • (petite pause ?
    • évocation de la nuit qui tombe ?
    • distinction des missions familiales selon la puissance musculaire des uns et des autres ?) et
  • le retour de la partie liminaire.

Cette nouvelle exposition permet au pianiste de confirmer, plus encore que la sûreté impressionnante de sa technique, son attachement à la précision

  • du phrasé,
  • du toucher et
  • de la construction des intentions interprétatives.

 

 

Septembre, le neuvième mois, sera consacré à cette activité dégueulasse donc bien humaine qu’est la chasse dont Alexandre Pouchkine croque, en quelques vers, l’excitation qu’elle suscite grâce aux trompes chez les piqueurs et les chiens de meute. L’allegro non troppo en Sol se jette joyeusement dans le projet programmatique en faisant tonner les cors avec le p’tit truc qui fait sonnerie de chasse : les tierces qui sonnent et la quinte qui surgit pour la péroraison. Irakly Avaliani paraît se délecter, tant dans la deuxième partie que sur la durée de cette miniature, à rendre l’ambiguïté de la partition en ABA, à la fois

  • sciemment basique
    • (rythme,
    • répétitions,
    • importance de l’accord de Sol) et
  • relativement subtile
    • (mutations chromatiques,
    • changements de caractère,
    • réinvestivissement des triolets
      • d’abord martiaux,
      • ensuite trépidants,
      • enfin triomphants).

Octobre, le dixième mois, est celui des feuilles mortes nous rappelle Alexis Konstantinovitch Tolstoï au cas où, benêts, nous l’eussions omis. C’est donc un ré mineur “doloroso e molto cantabile” qui nous accueille dans une ravissante mélodie (à découvrir dans l’hyperlien proposé au début du présent paragraphe) que la pédalisation habille avec grâce.

  • Simplicité du propos,
  • délicatesse des dialogues, entre

    • mélodie et accompagnement, ainsi qu’entre
    • mélodie et écho,
  • clarté éclaboussante du phrasé

font de ce moment nostalgique une respiration sans chichi joliment glissée par le musicien, longue coda en fade out incluse. Pour le onzième mois, Nikolaï Nekrassov nous suggère d’imposer à jamais silence à notre mélancolie. C’est donc allegro mais moderato que nous attaquons les vraies froidures en Mi, sur les ailes d’un air quasi populaire qui refuse de se laisser ensuquer dans la vase mouvante du tristoune. (Nan, je sais, “vase mouvante du tristoune”, bon, franchement, voilà, quoi. Mais sur le moment, ça paraissait correct, alors bon.) Pour y parvenir, Tchaïkovsky déploie des stratégies qui lui sont familières :

  • enrichissement harmonique (de l’unisson à l’accord de quatre notes pour un même motif),
  • variations rythmiques (binaire à la mélodie contre ternaire à l’accompagnement) et
  • utilisation d’un large spectre d’intensités soit en gradation directe (piano puis forte), soit en glissements (crescendo et fade in).

 

 

Ce nonobstant, le sujet imposé au compositeur n’est pas la joie mais la lutte contre le blues. Aussi écrit-il une partie centrale “gracieuse”, certes, mais en mineur, le tuilage entre le Mi et le la étant à la fois harmoniquement très logique et musicalement très surprenant. En effet, l’on passe de la fête de village (avant les DJ) à une atmosphère plus intime, où la couleur tamisée du mode mineur contamine bizarrement les pulsions de vie

  • (appogiatures,
  • contretemps,
  • rythmes pointés voire doublement pointés,
  • vigueur des doubles croches).

Un peu à l’inverse de Hitchcock qui, avion à l’appui, souhaitera créer une scène de terreur en plein jour, Tchaïkovsky semble vouloir susciter la joie par l’obscurité – Dieu avait bien tenté le coup un 25 décembre, mais c’était Dieu, voyons, pas Piotr Ilitch. La réussite d’Irakly Avaliani consiste à subsumer mélancolie et joie (un cliché bien français consisterait à ajouter avec une mine entendue et sapientale voire un bruit de bouche pour donner l’impression que nous susurrons dans un micro de France Culture : “Mais, au fond, n’est-ce pas cela, l’âme russe ?”, et un petit rire connard pour répondre à la question), c’est-à-dire à ne pas opposer l’une à l’autre mais, ce qui est plus intéressant et plus conforme au projet de ce mois de novembre, à laisser deviner leur non-binarité. Reconnaissons-le, seul un crétin décérébré est capable de croire qu’il peut être entièrement joyeux parce qu’on lui ordonne de l’être pour cause, mettons,

  • de reformation d’un groupe de rock de son enfance,
  • de finale de foot voire
  • de l’imminence du bal des pompiers,

ou, au contraire, entièrement décomposé pour cause, par exemple,

  • d’élection d’un député du Rassemblement national,
  • de baisse des cours de Bourse ou
  • de la mort d’un chanteur milliardaire réfugié en Suisse comme toute bonne gloire nationale, c’est-à-dire subventionnée par l’État français.

Les gens fréquentables, eux,

  • jonglent entre ce yin et ce yang que sont la jubilation et la désespérance,
  • métissent leur allégresse de tristesse plus ou moins tempérée, et
  • trempent tôt ou tard leurs chagrins dans la relativité elle-même relative du désarroi.

et c’est

  • cette tension mentale,
  • cette mixture psychique,
  • cette substantifique moelle thymique

que compositeur et interprète donnent l’intuition d’exprimer ici… ce qui est très réconfortant pour l’auditeur qui, sous le feu des injonctions sociétales, s’inquièterait parfois de ne pas être en phase avec le ressenti univoque exigé : ce n’est pas inquiétant, l’ami, c’est bon signe.

 

 

Le douzième mois nous parle d’un temps que les jeunes – ça existe, même dans la musique classique – ne peuvent pas connaître pour deux raisons. D’une part, ce temps, c’était celui de Noël alors qu’il devenu depuis que la laïcité bien tempérée a fait une fixette sur ces salauds de catholiques, celui des “fêtes de fin d’année” ; d’autre part, selon Vassili Joukovski, c’est celui où, la veille de Noël, les mignonnes lisaient l’avenir et jetaient leurs souliers dehors (ça, même moi, sans être un perdreau de six semaines, j’ai pas vraiment connu, il me le faut avouer, à demi-pardonné). Concrètement, nous partons sur une valse en La bémol, dont l’interprète sculpte avec un art consommé

  • la légèreté,
  • la liberté et
  • les charmes modulants.

Le trio en Mi aspire lui aussi à osciller entre

  • sautillements,
  • hésitations et
  • itérations.

Le da capo et la coda finissent de tourner allègrement la tête des auditeurs car l’aisance de l’interprète s’y fait

  • grâce,
  • malice et
  • jubilation.

Qu’il est heureux de profiter d’une virtuosité

  • moins extravertie qu’intérieure,
  • moins technique qu’acérée,
  • moins brillante que musicale !

De quoi nourrir notre hâte de découvrir les deux tubes programmés pour la prochaine chronique du disque : Dumka et la Valse sentimentale. Miam !


Pour écouter tout le disque gratuitement, c’est par exemple ici.